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Récompensé par l'Académie, médaille d'arg^ent de la Vaccine). 4. Le pansement japonais au charbon de paille (Archives de Médecine mili- taire^ mai 1896). 5. Le typhus des liluropéens à Pékui (Archives de Médecine mi/itaire, juillet- août 1897. Récompensé par l'Académie, médaille de bronze des Épi- démies). 6. De l'atriplicisme (Académie de Médecine,^ janvier 1897 et Revue d'Hygiène février 1897. Couronné par l'Académie, mention honorable du iprix Vernois). 7 . L'helminthiase intestinale chez l'Européen et chez le Chinois à Pékin (Académie de Médecine, septembre 1897. Récompensé par TAcadémie, médaille de bronze des Épidémies). 8. Sur un cas d'acromégalo-gigantisme (Société médicale des Hôpitaux^ octobre 1897). 9. Symptomatologie de la peste bubonique en Mongolie (Médecine moderne^ février 1897). 10. La peste bubonique en Mongolie (Revue d'Hygiène, février 1898. Récom- pensé par S. M. le Czar, croix de Sainte- Anne -de-Russie). 11. La peste à Formose (Académie de Médecine^ avril 1898. Récompensé par l'Académie, médaille de bronze des Épidémies). i2. Géophagie chez un petit Mongol (Société médicale des Hôpitaux de Paris, février 1898). i3. Les bains au Japon (Gazette des Hôpitaux^ mai 1899). Digitized by CjOOQ IC SUPERSTITION, CRIME ET MISÈRE EN CHIIVE Par le D' J.-J. MATIGNON II Médecin aide-major de i" classe, Attaché i la Légation de France en Chine DEUXIEME EDITION LYON A. STORCK & Ci«. ÉDITEURS 8, Rue de la Méditerranée PARIS MASSON & Ci«, ÉDITEURS 120, Boulevard Saint-Germain 1900 Digitized by CjOOQ IC 3S33H Digitized by CjOOQ IC INTRODUCTION Ce liçre n'en est pas un. Quelques articles publiés, jadis, dans des journaux scientifiques, aujourd'hui réunis sous une même couçerture^ portant le titre de Superstition, Grime et Misère en Chine, constituent un çolume^ mais ne forment point un liçrCy c'est-à-dire un travail d'ensemble, ressortissant à tel ou tel point de la biologie sociale des Chinois. Ces articles résument les côtés les plus sail- lants de l'observation quotidienne des Célestes, qu'un séjour de trois ans et demi^ à Pékin^ m'a permis de faire de cet intéressant peuple. La société chinoise est encore très fermée à l'Européen; le missionnaii^e et le médecin^ mieux que personne^ peuvent arriver à la pénétrer un peu. L'hôpital français du Nan-Tang, oh je voyais, chaque année, défiler un nombre consi- dérable de patients^ a été pour moi un champ 118672 Digitized by VjOOQ IC VIII INTRODUCTION (Tétude d'une imleur inappréciable y tant au point de vue de la médecine que des observations sociologiques. Ces observations seraient souvent restées lettre morte ^ pour moi ^ si je n* avais rencontré d"" habiles sinologues^ toujours disposés à m'en expliquer le sens. Qu'il me soit permis d'adresser un témoignage de ma vive gratitude à ces précieux collaborateurs : à M^^ Favier, évêque à Pékin, l'une des plus remarquables figures d'Européen d' Extrême-Orient^ à mes excellents amis H. Leduc et E. Blanchet^ interprètes de la Léga- tion de France^ et aussi à mon vieil ami, le baron Vitale de Pontaggio^ secrétaire-interprète de la Légation d'Italie, que j'ai toujours trouvé prêt à me faire quelque traduction d'ouvrage écrit dans l'une des vingt ou vingt-deux langues qu'il possède à fond* Digitized by CjOOQ IC PREFACE Vous me demandez, mon cher ami, en manière d'introduction aux études d' une documentation si précise, d^un tour si pittoresque, que vous consacrez à l'homme malade de TExtrème-Asie, quelques pages résumant mes impressions personnelles à l'égard de cette civilisation chinoise dont la plupart d'entre nous connaissent seulement les dehors et s'exagèrent volontiers les mérites. C'est là, vous l'avouerai-je, un honneur qui m'effa- rouche un peu. D'abord, de vous à moi, je n'ai jamais été grand clerc dans l'art si délicat et si décevant des préfaces. Ensuite je ne me reconnais point, tant s'en faut, l'autorité suffisante pour ces sortes de présentations. Votre volume, qui plus est, se recommande fort bien de lui-même et me paraît très en état de faire son chemin dans le monde sans le secours d'aucun prolégomène. Mais la solide amitié qui nous lie, cette amitié nouée si loin de France, Digitized by CjOOQ IC X PRÉFACE dans un étrange et poudreux décor, au milieu des magnificences vénérables et terriblement décrépites de la vieille cité pékinoise, ne me permettait pas de me dérober à ce cordial appel. J'y répondrai de bien grand cœur, heureux de causer une fois de plus avec vous Chine et Chinois, d'évoquer le souvenir de cette nation vieillotte, incohérente et cocasse, de cet empire agonisant mais auquel les compétitions des hoirs assemblés au chevet du moribond donnent un puissant attrait d'actualité. Qui sait même si cette Question d'Extrême-Orient, substituée désormais à la Question d'Orient sur laquelle ont vécu nos pères, n'est pas, entre tous les problèmes internationaux de l'heure présente, le plus grave, celui dont la solu- tion intéresse au premier chef les relations des Etats civilisés et la paix du monde ? Toujours est-il que votre livre vient à point pour nous montrer la Chine telle qu'elle est, non pas toute la Chine, mais ce que la plupart en ignorent, ce qui se passe dans les coulisses de ce grand théâtre, en apparence si bien machiné, les mystères de cet organisme imposant à distance, en réalité fort malade. Mieux que personne le médecin est à même de pénétrer dans une certaine mesure les secrets de cette société jalousement fermée, de soulever un coin du voile brillant et bariolé qui nous en a si longtemps caché les plaies et les hontes. Il a, pour Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE XI procéder à ces patientes investigations de biologie sociale, un avantage marqué sur ses concurrents, sur le missionnaire et l'explorateur. Ceux-ci en effet ont presque toujours à compter plus ou moins avec les défiances et les préjugés populaires. Le Céleste, de sa nature, est plutôt tolérant, sans ombre de fana- tisme religieux ; par contre, il est parfaitement incapable de comprendre le labeur désintéressé. Dans le prêtre comme dans le voyageur, les Chinois s'obstinent à voir un agent à la solde de l'étranger, envoyé en éclaireur pour dresser l'inventaire des richesses de l'Empire, pour préparer les voies à la conquête pacifique ou brutale. A sa suite ils voient poindre le consul, le commerçant, l'ingénieur, autant d'intrus qui révent de bouleverser la sainte routine, de culbuter les antiques coutumes à l'abri desquelles la nation somnolait depuis tant dé siècles. Tel est, on ne peut en douter, le sentiment de la minorité pensante ou qui, par fonction, est supposée devoir penser, c'est-à-dire de l'élite diplômée et dirigeante, qui voit combien vite son prestige et son influence s'en iraient en fumée au souffle des idées euro- péennes. En revanche, à celui qui s'est donné pour tâche de cicatriser les ulcères, de combattre les fièvres, de dissiper tout ou partie des maux dont pâtit le pauvre monde, on ne demandera ni qui il est ni d'où il vient. Le Chinois, en homme foncièrement pratique, ou. Digitized by CjOOQ IC XII PRÉFACE pour mieux dire, agissant en cela d'instinct, en vertu d'un égoïsme invétéré, ne considère dans cet étran- ger que la valeur utilitaire. En présence des résultats obtenus, une intimité confiante s'établira entre le praticien et sa clientèle jaune. Le docteur, de par son caractère en quelque sorte sacré, jouira d'immunités obstinément refusées an commun des mortels ; il connaîtra de la Chine ce que beaucoup de résidents européens, après des années de séjour, n'ont point réussi à entrevoir, le Saint des Saints, le tabernacle, autrement dit le foyer, la vie familiale. Quant à la foule, elle lui fera cortège, sollicitant, à défaut de remède, une parole de réconfort, un regard, un simple geste. De ma vie je n'oublierai les scènes dont je fus témoin aux abords de ce petit hôpital français du Nan-Tang où plus d'une fois, il m'a été donné d'assister à votre clinique matinale. Je vois encore tassée parmi les immondices de l'horrible rue la multitude des souffreteux, des malingres, des stropiats, guettant votre arrivée. Ils étaient là des centaines accourus dans le chimérique espoir de trouver un lit vacant, un grabat, un coin quelconque sous l'humble toit des bonnes sœurs à qui la place manque pour héberger tant de misères. Deux ou trois voyaient leur rêve réalisé. Le reste était congédié, mais du moins tous, à tour de rôle, passaient aupa- ravant au dispensaire où ils recevaient quelques soins, celui-ci un cordial, celui-là un premier panse- Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE XIII ment. Puis ils repartaient, d'une allure moins traînante, emportant au fond de leur cœur je ne dirai pas de la gratitude — la reconnaissance n'est point vertu chinoise — mais l'illusion d'une guérison pro- chaine, la satisfaction d'avoir été traités sans qu'il leur en coûtât une sapèque, et le propos de revenir. J'observais la même affluence de plèbe souffrante, quelques mois plus tard, à l'hôpital improvisé, dans un faubourg d'Amoy, par M. le docteur Yersin auquel, de toute part, on apportait les pestiférés. Ils étaient là pêle-mêle, lettrés, marchands ou simples gueux. Et des Esculapes indigènes, personnages graves dont l'importance se mesurait à la grandeur de leurs besicles, ne dédaignaient pas d'implorer les leçons du jeune maître étranger, apprenaient de lui la manière d'inoculer le précieux sérum. Jamais je n'eus mieux conscience de la considération dont, plus que tout autre représentant de la civilisation occidentale,jouit dans l'Empire du Milieu cet être pri- vilégié, respecté à l'égal d'un demi-dieu : le médecin. Cette considération et les facilités d'information qui en résultent, vous avez su les mettre à profit pour mener à bien votre enquête sur la superstition, le crime et la misère en Chine. Sa publication inté- ressera également le sociologue, le criminalîste et ceux de jour en jour plus nombreux, dont la curiosité est piquée au vif par les problèmes de l'Extrême- Orient. Digitized by CjOOQ IC XIV PRÉFACE Aujourd'hui plus que jamais Tattention des peuples d'Occident se concentre sur ces régions. On escompte déjà leur destinée, la dislocation du vieil Empire vermoulu, les évolutions possibles de la race, la part qu'elle est appelée à prendre dans le développement économique de l'Asie. Autant de questions qui four- nissent ample matière aux discussions des chancel- leries et aux fantaisies des publicistes. Peut-être est-ce le moment de rechercher, d'après l'état de la Chine actuelle, ce que pourra bien être la Chine de demain aux prises avec les hommes d'Occident. Car c'est en vain que le Chinois résiste, veut ignorer le fait accompli, les nécessités inéluctables. C'est en vain qu'il rêve de reconquérir sa tranquillité perdue, son isolement d'autrefois et, vieillard avec un cerveau d'enfant, de continuer à vivre emmailloté dans ses rites et ses traditions immuables, gouverné par ses morts, les pieds dans le présent et la tète dans le passé. Fatalement, de gré ou de force, il lui faudra s'arrachera ce bon sommeil, céder à la poussée d'une civilisation nouvelle pour qui le mouvement est la loi de la vie. C'est là une éventualité que nombre de gens n'envi- sagent point sans inquiétude. A les entendre, l'Europe qui voyait dans la Chine un champ d'action illimité pour son commerce et ses industries serait à son tour menacée, dans un avenir plus ou moins éloigné, de je ne sais quel choc en retour, de ce que l'on a Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE XV nommé le Péril Jaune. Ranimée au contact des idées et des méthodes européennes, mise en possession d'un outillage perfectionné, cette race pullulante nous combattrait avec nos propres armes, envahirait nos marchés, défiant toute concurrence, assurée de triompher, en raison de sa masse et du bon marché prodigieux de sa main-d'œuvre. Rassurons-nous. Le péril est plus apparent que réel. C'est 1 évidence même pour quiconque a pris la peine d'observer la Chine autrement qu'à la hâte, à la surface et parfois de loin. Cependant on ne saurait trop insister sur ce point. Le thème est en effet séduisant, prête à des développements ingénieux et, à ce titre, est encore repris de temps à autre par les chroniqueurs. Simple épouvantail, encore une fois, dont souriront tous ceux qui ont séjourné tant soit peu longtemps dans le Céleste-Empire, non pas certes sur le littoral, au milieu des concessions euro- péennes, mais au cœur du pays, dans les provinces du Centre ou de TOuest, mêlés au peuple, vivant de sa vie inélégante, mais instructive, étudiant sur place les conditions de l'existence, les habitudes et les procédés de travail, l'organisation des métiers et des industries. Si de très bons esprits, des écrivains de valeur, se sont laissé prendre à la fantasmagorie du péril Jaune, leur excuse est que, pour la plupart, ils jugeaient la Chine moins d'après l'observation directe Digitized by CjOOQ IC XVI PRÉFACE que sur des textes. On a beaucoup écrit sur le pays des potiches, sur la patrie de Confucius et de Mencius. Toutefois, en dépit des documents fournis par une bibliographie des plus riches, nous sommes, dans la pratique, très insuffisamment renseignés. Il semble même que cette surabondance de matériaux, alors que nous nous efForçons d'en extraire quelque idée générale, loin de nous être un secours, nous enfonce davantage dans Tincertitude, dans le vague, brouille de plus en plus les lignes déjà trop peu distinctes de notre horizon. A peine est-il besoin de s'arrêter aux relations de touristes qui, après une escale de vingt-quatre heures à Hong-Kong, à Shanghaï, où ils auront d'ailleurs le plus souvent poursuivi leurs investigations du haut du perron de l'hôtel ou du fond de leur pousse-pousse traîné par deux coolies trotteurs, nous révèlent ce dont nous étions instruits déjà, à savoir que les Chinois portent une natte, se servent de bâtonnets en guise de fourchette, et que leurs épouses, parfois, ont les pieds réduits à 1 état rudimentaire. Non pas que, dans ces impressions où l'auteur s'est surtout appliqué à mettre en haut relief les singularités de la vie chinoise, tout ce qui semble en opposition brutale avec les convenances européennes, on ne rencontre souvent des croquis joliment enlevés et très fidèles quant au trait. Leur défaut est d'être tropen premier plan, de ne pas tenir assez compte des conditions Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE XVll spéciales de Tatmosphère ambiante ni du milieu, ce qui leur donne un faux air de caricatures. Autrement impartiales à coup sûr sont les impor- tantes monographies dues à la collaboration de rhistorien et du sinologue. Ces ouvrages rendent pleine justice à la vieille Chine, au degré relative- ment élevé de sa civilisation. Ils nous la montrent, dan^ le recul des siècles, très développée sous l'action des écrivains et des philosophes, à une époque où les populations d'Europe étaient encore en pleine barbarie. Et c'est précisément ce tableau d'une Chine cultivée, savante, avant-garde de la civilisa- tion, qui, aujourd'hui encore, s'impose en dernière analyse à notre imagination, contribue à nous donner le change sur l'état de la Chine actuelle, à nous faire illusion sur les énergies latentes de la race, à envi- sager pour elle l'hypothèse d'une renaissance et d'un mouvement d'expansion presque irrésistible. Appré- ciation plutôt littéraire et qui ne correspond pas à des réalités. Un peuple ne saurait être jugé sur sa littérature. Elle nous le présente en efFet non tel qu'il est, mais tel qu'il voudrait être. Elle nous raconte ses aspirations plutôt que ses actes. Le moyen le plus simple de nous faire une opinion tant soit peu précise, c'est d'observer non pas la fleur du mandarinat élevé dans le culte des clas- siques, les fins lettrés dont l'ambition est de prendre pjace un jour dans cette illustre Académie qui s'inti- Digitized by CjOOQ IC XTlll PRÉFACE tule « la Forêt des Pinceaux », mais l'élément populaire, celui qui fait nombre, le Chinois qui court les rues. Bien entendu, nous ne saurons jamais ce qu'il pense; du moins pourrons-nous le voir agir et, d'après son geste, évaluer dans une certaine mesure ses chances d'avenir, tirer vaille que vaille son horoscope. Le Chinois, s'il a de nombreux défauts, possède aussi, cela est incontestable, d'éminentes qualités. De ce que la somme de ces dernières ne balance pas tout à fait son passif, il ne s'ensuit pas que l'actif soit, à beaucoup près, négligeable. Cette race a reçu de la nature des dons de premier ordre. Et il faut bien qu'il en soit ainsi. Autrement on ne s'explique- rait point sa force de résistance, son extraordinaire longévité. Car ce qui frappe tout d'^abord chez elle, ce n'est pas seulement le nombre, la masse, c'est surtout la durée. Il semble que ce peuple ait échappé à la commune loi de l'évolution suivant laquelle les nations, comme les êtres organisés, se développent, déclinent, puis disparaissent. Tel nous le voyons, tel il était il y a quelques milliers d'années, alors que des puissances, depuis longtemps défuntes, n'étaient point nées encore, avant qu'eussent été posées les premières assises de Babylone et de Ninive, de Rome et d'Athènes. Ces civilisations sont devenues pous- sière, et lui vit toujours, bien qu'il lui manque, chose étrange, l'élémentconstitutif de tout organisme sain, Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE XIX ce qui, chez les collectivités comme chez les indi- vidus, assure la force et la durée, je veux dire la cohésion. Divisé à Tinfini, sans esprit national, inapte à concevoir la patrie sinon sous sa forme la plus fragmentaire : le village et la famille, il subsiste pourtant. Si bien qu'on en arrive à se demander, non sans surprise, s'il ne faut pas chercher la cause de sa perpétuité dans le fractionnement même qui fait sa faiblesse. Toutes ces petites patries égoïstes, indé- pendantes Tune de l'autre, n'agiraient-elles point, dans leur ensemble, à la façon dont un vaste système de compartiments étanches soutient à flot une coque désemparée? La vieille jonque chinoise n'entreprend point de croisière hardie, ne laboure pas fièrement les mers. Mais... elle flotte ! C'est là le grand point. Destinée, somme toute, médiocre pour un peuple et je ne crois pas qu'il y ait lieu de Ten féliciter très haut, encore moins de lui envier cette interminable et peu prestigieuse carrière. Notre admiration ira de préférence aux collectivités disparues mais dont le génie a rayonné et rayonne encore d'un si vif éclat sur le monde. Quoi qu'il en soit, la race chinoise n'est point sans mérite. Faisons-lui même bonne mesure et recon- naissons qu'elle en est abondamment pourvue. Race prolifique, industrieuse, âpre au travail, résistante, se pliant aisément à toutes les besognes, sous tous les climats, d'une probité commerciale que l'on ren- Digitized by CjOOQ IC XX PRÉFACE contre rarement chez l'Asiatique, elle est, par sur- croît, docile, d'humeur égale et accepte, sans en paraître autrement émue, la plupart des vicissitudes de la vie. Le fait est que la Chine, en dépit de ses misères matérielles et morales, donne l'impression d'un peuple heureux. Cette impression, un peu pom- peuse je l'accorde, vous l'éprouverez, à des degrés divers, sinon dans le Nord de l'Empire, du moins dans les provinces du Centre et de l'Ouest, dans le Hou-Pé, au Sé-Tchôuèn. Sans doute les malheureux y sont légion, la terre suffit à peine à la population trop dense, quantité de gens y meurent de faim chaque année. J'ai aperçu, pour ma part, plus d'un cadavre au bord des routes. Dans les faubourgs mêmes de Tcheng-Tou, je me rappelle avoir vu, en pleine rue, un mort abandonné sur un tas d'ordures sans que personne, parmi les passants affairés, s'inquiétât de cette guenille humaine. 11 n'en est pas moins vrai que, prise dans son ensemble, la popula- tion ne fait point pitié. Heureuse en ce sens que la qualité maîtresse du Céleste paraît être de prendre toujours les choses par leur bon côté. Bonheur relatif, mais qui lui suffit pleinement. Ce n'est point une àme inquiète, aisément aigrie par la faillite dé ses ambitions. Il sait, mieux que personne, prendre le temps comnie il vient, et s'accommode du peu qu'il a sans trop se soucier de ce qui lui manque. Est-ce de sa part fatalisme ou philosophie? Pas le Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE XXI moins du monde. Un don de nature, tout simple- ment : l'absence de nerfs, II ignore ce que nous appelons les « idées noires », et de la neurasthénie ne connaît ni le mot ni la chose. On m^objectera que le suicide est cependant pratiqué en Chine autant si ce n'est plus qu'ailleurs. Seulement, comme vous le faites très bien remarquer, les mobiles de l'acte appa- raissent tout différents de ce qu'ils sont en Europe. Si Ton cherche à les classifier on s'aperçoit que neuf fois sur dix le suicide aura lieu pour des causes dont le sens exact nous échappe : vengeance, rancune, colère, point d'honneur, a perte de face », piété filiale, que sais-je? Bien pl^is rarement que chez nous, il est, là-bas, le fait de l'homme brisé par les batailles de la vie, la suprême ressource des déses- pérés. D'abordy le Chinois ne soupçonne même pas les difficultés de notre vie hâtive, brûlée. Il est, sous ce rapport, dans une situation analogue à celle de nos aïeux dont l'existence se déroulait avec la mono- tone et douce lenteur des coches d'eau. Les nerfs ne l'incommodent point. Il est capable de demeurer, sans impatience, à la même place, dans la même position, pendant des heures. Copiste, il maniera le pinceau toute une journée avec l'impassibilité et la précision d'un automate. Artisan, vous le verrez peiner de l'aube à la nuit sans jamais alléger, d'ins- tinct, son labeur en variant le geste ou le rythme. Le soir venu, il se contentera, pour oreiller, d'une bûche Digitized by CjOOQ IC XXll PRÉFACE OU d'une brique. Il pourra dormir à poings fermés au milieu du vacarme et des puanteurs, étendu sur le sol battu, sur un lambeau de natte. A l'heure de la sieste, il reposera voluptueusement, comme je l'ai observé maintes fois, en plein soleil de juillet, couché en travers de deux brouettes. Après avoir célébré son endurance et son phlegme, est-il besoin de rappeler sa dextérité proverbiale ? La finesse de ses attaches, ses doigts déliés, qui lui permettent d'exceller en se jouant dans les travaux les plus délicats, en font également un auxiliaire précieux pour les industries d'importation euro- péenne. Il est monteur, ajusteur, mécanicien sur les paquebots ou les voies ferrées, aussi aisément que peintre en éventails ou brodeur. Quant aux qualités intellectuelles, il ne paraît pas, à cet égard, de beaucoup inférieur aux Occidentaux. Le fait a été constaté par nombre de professeurs tant en Extrême-Orient qu'en Europe. Le jeune Chinois manque d'imagination mais, en revanche, prête aux leçons du maître une attention soutenue. Sans être un élève brillant il arrive à acquérir, soit dans les études purement spéculatives, soit dans le domaine des sciences appliquées, des connaissances sinon très profondes du moins suffisantes. Tout compte fait, la race, supérieurement douée sous le rapport de la vigueur musculaire serait encore assez bien partagée au point de vue des facultés de Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE XXIil l'esprit. Cela étant, lorsqu'on songe au chiffre énorme de la population, on est excusable de se demander avec une certaine inquiétude ce que nous réservent ces masses, du jour où elles se seront définitivement approprié les idées et les méthodes européennes. Toutefois, ces appréhensions se dissipent si l'on réfléchit que toutes les qualités ci-dessus énumérées ne sont point suffisantes pour permettre à la race de secouer sa léthargie, de prendre en quelque sorte l'offensive et de jouer, sur le terrain économique, un rôle prépondérant. Il lui manque pour cela le grand ressort : l'initiative, l'esprit d'entreprise. Le Chinois est avant tout un être de tradition, beaucoup moins préoccupé de l'avenir que soucieux de suivre, de point en point, les enseignements du passé. A quoi bon s'exposer aux hasards, aux dangers des idées neuves ? A quoi bon penser, puisque ses aïeux ont pensé pour lui ? D'ailleurs, quelle initiative féconde peut-on espérer de la part d'esprits si complètement obnubilés par des croyances à peine définies auprès desquelles les plus absurdes contes de nourrice paraîtraient con-r ceptions de haute philosophie ? La Chine, comme vous le dites fort bien, est le paradis de la routine précisément parce qu'elle est aussi le paradis de la superstition. Superstitieux, le Chinois Test à tel point que nous ne saurions nous faire une idée exacte de toutes les entraves apportées aux moindres actes de Digitized by CjOOQ IC XXIV PRÉFACE son existence par la géomancie, la nécromancie, la sorcellerie, le mauA^ais œil et autres enfantillages. Chacun en Chine, du petit au grand, est plus ou moins prisonnier du jeteur de sorts ou du diseur de bonne aventure. Les gens de la haute classe se donne- ront parfois, vis-à-vis des étrangers, l'apparence d'esprits forts, affecteront de sourire en parlant de ces balivernes, mais n'en subiront pas moins •Finfluence dans tous leurs faits et gestes. Partout et toujours ils éprouvent cette sorte d'angoisse, la crainte d'agir à une heure néfaste, dans un lieu peu propice, en malchanceuse compagnie. Tel s'achemi- nait à un rendez-vous d'affaires et brusquement rentre chez lui sous l'empire de je ne sais quel fâcheux présage ou d'un simple pressentiment, quitte à s'excuser'du mieux qu'il peut, le plus souvent très mal, par un mensonge puéril. C'est ainsi que les étrangers accusent parfois le Céleste de ne pas savoir le prix du temps, de manquer de parole. Ce en quoi ils ont tort parce qu'ils attribuent à la négligence et au sans-gène ce qui, en fait, résulte le plus souvent d'un cas de force majeure. L'homme ne demanderait peut-être pas mieux que de tenir son engagement. Peut-être est-il l'exactitude même. Mais il n'est pas libre. Il se débat dans l'inextricable réseau de ses superstitions comme une pauvre mouche dans une toile d'araignée. Fait qui, de prime abord, peut sembler extraordi- Digitized by CjOOQ IC TRÉFACE XXV naire, le nombre de cies superstitions, loin de dimi- nuer, s'est multiplié à mesure que la Chine avançait en âge. Le phénomène s'explique par l'isolement pro- fond dans lequel elle a si longtemps vécu. A l'inverse de ce qui s'est passé chez les nations occidentales où tant de causes : mélange parfois brutal de races, guerres, commotions sociales et politiques ont déchiré le tissu d'inventions naïves dont s'enveloppent les peuples enfants, la Chine repliée sur elle-même a vu chaque génération s'atteler au métier, augmenter de jour en jour la trame et la chaîne. De ces apports successifs rien ne s'est perdu. Avec le temps l'enve- loppe, jadis translucide et souple, s'est épaissie au point de devenir une carapace résistante, opaque, où la nation est emprisonnée, comme la chrysalide dans le cocon. Son univers désormais tient dans cette coquille. Elle vit murée dans son rêve qui, pour elle, est la réalité. Dans ces conditions, comment attendre d'elle qu'elle entreprenne, qu'elle innove ! Vainement allé- guera-t-on que les Chinois furent, en leur temps, des novateurs, qu'ils ont, bien avant nous, connu la poudre et rimprimerie.il suffit.de remarquer que ces inventions dont on leur fait honneur étaient demeurées chez eux à l'état rudimentaire. L'explosif n'était point utilisé pour briser les écueils, ouvrir des routes à travers la montagne, mais, hier comme aujourd'hui, servait surtout à « effrayer le Dragon » Digitized by CjOOQ IC XXVI PRÉFACK au moyen de pétards et de feux d artifice. Quant à l'imprimerie telle que la pratiquaient les Chinois, elle n'eût jamais vulgarisé la pensée, ni révolutionné le monde. L'imprimerie en réalité ne date que du jour où furent inventés et fondus les caractères mobiles : et ces caractères, la Chine ne les a connus que par les Européens, par les missionnaires, à une époque très récente. Aujourd'hui encore ils ne sont guère usités, dans l'Empire du Milieu, que par les ce Diables d'Occident ». La plupart des livres et des placards chinois sont imprimés, — on devrait dire timbrés — avec les blocs de bois dur, comme au bon vieux temps ; le matériel nécessaire pour l'impression d'un opuscule représente quelques . cents kilos et remplit à lui seul toute une chambre. Il est juste de reconnaître que les Chinois avaient inventé la brouette avant Pascal. C'est leur plus beau titre de gloire. Ils furent même tant émerveillés de la trouvaille qu'ils s'en sont tenus là, ne croyant pas pouvoir mieux faire. Il y a quelque chose de mélancolique dans le spec- tacle de ce peuple ankylosé, qui semble avoir épuisé la faculté créatrice. Abandonné à lui-même, il n'in- vente plus; il se recopie à satiété. La première image qui vient à l'esprit quand on considère son activité physique, son appétit de travail, c'est celle d'une gigantesque fourmilière. La comparaison est devenue classique. Et, véritablement, ne croirait-on Digitized by CjOOQ IC PRÉFACK XXVI! pas qu'il en est de lui comme de certaines espèces, telles que la fourmi, l'abeille, parvenues à un déve- loppement déjà remarquable, possédant même les premiers éléments d'une organisation sociale, mais qui ne sauraient aller au delà, dont l'infime cerveau n'a plus de cellule vacante pour contenir une notion nouvelle? A vrai dire, s'il se répète, il est à l'occasion susceptible d'imiter autrui, et cela dans la perfection, si bien que vous aurez peine à distinguer la copie du modèle. Ce qui revient à dire qu'il peut être un admi- rable outil aux mains de l'Européen. C est une force, une intelligence, à la condition d'être dirigé par un maître. On me dira que cette initiative dont les Chinois, abandonnés à leurs seuls moyens, sont notoirement incapables, l'Européen saura la prendre et, profitant du bas prix de la main-d'œuvre, viendra manufac- turer en Chine 'des articles destinés à envahir les marchés d'Occident. Mais qui ne voit que cet apport de capitaux et d'industries modifierait de fond en comble les conditions de la vie chinoise, susci- terait de la part de ces populations laborieuses, mais avisées, des exigences de jour en jour plus grandes ? Il ne faut pas perdre de vue que le Chinois connaît mieux que personne les lois de l'offre et de la demande et que l'art d'organiser les grèves est pour lui jeu d'enfant. On verrait alors se reproduire en Chine ce Digitized by CjOOQ IC XXVIII PBÉFACE qui eut lieu au Japon où le prix de la vie et, par suite, de la main-d'œuvre, ont quadruplé depuis dix ans. A ce propos, il vous est arrivé comme à moi d'entendre émettre maintes fois l'hypothèse suivante : Pourquoi la remarquable civilisation chinoise demeu- rerait-elle indéfiniment arrêtée, figée dans ses anciennes formules ? Ne pourrait-elle donc quelque jour regagner le temps perdu, étonner le monde par une évolution soudaine ? Tout arrive. Le Japon, isolé si longtemps lui aussi des autres peuples, rivé, semblait-il, à ses traditions surannées, ne s'est-il pas émancipé en un quart de siècle ? L'argument pèserait d'un certain poids s'il était permis d'établir la moindre comparaison entre deux contrées aussi diamétralement opposées l'une à l'autre par le caractère des habitants, les traditions historiques, l'éducation nationale ; entre la Chine démocrate jusqu'aux moelles, et le Japon élevé, comme nous le fûmes nous-mêmes, à la rude, mais salutaire école de la Féodalité. Qu'est-ce en définitive que l'Empire Chinois, sous ses apparences de monarchie absolue, sinon une vaste démocratie, la plus relâchée peut-être des démocraties, de tendances presque anarchiques. L'influence du pouvoir central sur la vie de la nation y est à peu près nulle. Aucune noblesse héréditaire > attachée au sol, directement intéressée au bien-être de ses tenanciers, au dévelop- pement des industries ; mais un fonctionnarisme Digitized by CjOOQ IC PRÉFACE. XXIX vénale le respect accordé non à la personne, mais au grade, au diplôme, à la paperasse. Par suite, peu ou point de relations entre le peuple et les chefs, aucun de ces liens de confiance réciproque, de mutuelle assistance que des siècles de féodalité avaient créés au Japon entre le seigneur terrien et le vassal ; absence absolue d'esprit public. Certes, si la destinée avait permis que la Chine fût élevée à la même école d'énergie et d'action que ses voisins de l'Est, elle eût été redoutable à juste titre pour les races d'Occident. Mais la Chine, par bonheur, est demeurée passive, jamais conquérante, toujours conquise, uniquement douée d'une force absorbante, grâce à laquelle elle s'est assimilé ses vainqueurs. On peut morceler la Chine sans que sa situation actuelle en soit changée de façon appréciable. N'est-elle pas déjà divisée à l'infini par le fait de son particularisme étroit ? Au fond, soyons-en persuadés, elle ne s'inquiète guère de savoir à quels maîtres elle obéira demain. Celui- ci ou celui-là, peu lui importe, pourvu que l'on ne touche point à l'édifice des traditions essentielles qui constituent le foyer, la famille, pourvu que chacun puisse, comme par le passé, vaquer à ses petites affaires et que rien ne vienne troubler le marchand dans son comptoir, le cultivateur dans la possession du champ paternel. Telle elle a toujours été, telle elle est encore, telle elle restera, selon toute vraisem- Digitized by CjOOQ IC XXX PRÉFACB blance pendant des âges, jusqu'au jour où l'élément étranger se mêlera intimement à elle, non plus par juxtaposition, mais par mariage, union féconde, renouvelant à la fois le sang et Tâme de la race. Mais la création et l'expansion de cette population métisse demandera du temps et l'on ne saurait sérieusement envisager des éventualités aussi lointaines. Je ne veux point m'attacher davantage à ces con- sidérations déjà trop longues et qui effleurent à peine un sujet si vaste. Le lecteur aura plaisir à tirer lui- même les conclusions de votre livre fait d'observa- tion très personnelle et d'une impartialité rigoureuse . Aucun ouvrage ne le documentera mieux sur cette Chine dont on parle tant sans la connaître, sur ce peuple rien moins que séduisant, et si intéressant néanmoins parce qu'il est le plus vieux, le plus complexe et le plus fermé de la terre ; peuple-victime, opprimé par la tradition, immobilisé dans le culte fétichiste du passé, des ce loys receues » et pour lequel semble avoir été écrit le mot de Montaigne : « C'est, à la vérité, une violente et traistresse maistresse d'eschole que la coutume. » Marcel MONNIER. Digitized by CjOOQ IC SUPERSTITION, CRIME ET MISÈRE EN CHINE Digitized by CjOOQ IC Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS Si par religion on entend autre chose qu'une éthique je refuse aux Chinois toute espèce de religion. Us ont sans doute un culte ou plutùt un millier de cultes^ mais pas de foi. Ils ont des quantités d'enfantines idolâtries dont ils sont prêts à rire et dont pourtant ils n'osent pas s'affranchir. Sir Th. Wadk. Paradis de la routine, la Chine est aussi celui de la superstition. Celle-ci est un puissant facteur qui a dû largement contribuer à figer pour ainsi dire, dans son évolution, une civilisation remarquable, sans doute, il y a de nombreux siècles, mais restée inerte, immobile, dans l'état où elle se trouvait à Tépoque où nous, peuples d'Europe, en étions encore aux premiers vagissements d'une barbarie naissante. Nous croyons que, d'une façon générale, les idées pro- fessées en Occident sur la Chine et les Chinois ne sont pas absolument exactes. A nos yeux, les Célestes sont toujours les inventeurs de la poudre, et partant, nous 1 Digitized by CjOOQIC 2 J.-J. MATIGNON avons une certaine tendance à penser que l'Empire du Milieu a, sous le rapport de la civilisation et du dévelop- pement intellectuel, atteint un degré tout à fait supé- rieur. Les Chinois sont des gens surfaits. Nous jugeons encore la Chine d'après les opinions des premiers voyageurs et missionnaires qui abordèrent dans ces contrées. Leurs appréciations, vraies quand elles ont été émises, ont cessé aujourd'hui de Têtre d'une façon absolue. Sans douto, par de très nombreux côtés, aux XVI® et xvn® siècles, la Chine était à cent coudées au-dessus de l'Europe. Mais, tandis que nous avons marché, elle, non contente de rester inerte, a plutôt reculé, s'obstinant dans son admiration et son imitation, louables je le veux bien, maïs ridicules d'un passé glorieux. La superstition a fleuri chez tous les peuples jeunes. Malgré sa prodigieuse antiquité, la Chine est restée jeune, c'est-à-dire un peuple d'enfants. La crédulité du Céleste, sa suggestibilité sont extrêmes. Son intelligence accepte facilement les choses les plus absurde set, même si la preuve de l'absurdité lui en est faite, il lui est très diffi- cile de renoncer à sa croyance. A nul autre mieux qu'au Chinois ne s'applique cette pensée de Gœthe, dans Werther : « L'homme est fait de manière qu'il croit l'incroyable. Il se le grave dans la tête, mais malheur à qui voudrait le détruire ou l'efïacer. » Puis, le cerveau chinois est ainsi organisé que les idées Timpressionneront d'autant plus énergiquement qu'elles seront entourées des nuages du mystère et revêtiront de vagues tournures scientifiques, particulièrement obscures. En somme, le Chinois est un être superficiel, se con- Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS S tentant de la profondeur apparente plutôt que réelle de ridée : l'illusion lui suffit. Il admire d'autant plus une pensée qu'il la comprend moins. Et s'il ne comprend plus du tout, il est alors parfaitement convaincu de sa haute portée philosophique. La plupart des lettrés se bourrent machinalement la tète avec les livres classiques. Très souvent, ils n'en soupçonnent pas le sens, mais peuvent débiter des pages durant, non seulement le texte, mais aussi les commentaires vraiment arcaniques qui prétendent expliquer les idées, parfois impénétrables, des auteurs. Une très grande crédulité, l'absence du besoin delà précision dans les idées, le goût du mystère et du mer- veilleux^ sont autant de facteurs qui préparent le terrain pour le développement des superstitions de tout genre. « Celui qui désire étudier l'influence de la superstition sur Tesprit humain trouvera en Chine un champ d'obser- vation comme ne lui en offrira, sans doute, aucun autre pays. L'âme de la nation paraît intimement saturée d'idées superstitieuses. Celles-ci jouent un rôle important dans la vie quotidienne de chaque Chinois, lui dictent sa ligne de conduite^ soit pour ses affaires, soit pour ses plaisirs, secondent ou contrecarrent ses plans, influent sur la valeur de ses propriétés, l'influencent pour le choix d'une femme ou le jour du mariage, interviennent dans ses rapports avec ses enfants, quelquefois raccourcissent son existence et toujours règlent la date, le lieu et le cérémonial de ses obsèques (1). » {i) HoLcoMBE. — The Real Chinaman. Digitized by CjOOQ IC J.-J. MATIGNON A peine débarqué en Chine, TEuropéen se sent au milieu d'une véritable trame d'erreurs, amusantes presque toujours, n'ayant, en général, aucune prise sur lui, mais enserrant l'intelligence chinoise dans un cercle d'acier qu'elle ne peut ou ne veut briser. Nul ne peut se sous- traire à cette puissante influence, pas plus le Fils du Ciel que le dernier des coolies de son Empire. Les affaires de l'État, comme celles des particuliers, s'en ressentent. Tout le monde en souffre; personne ne s'en plaint; pas même le bon sens qui lui, pourtant, reçoit de fameux accrocs. La superstition, telle que je vais essayer de la décrire, n'a rien à faire avec la religion, ou plutôt les religions. Si les hautes idées du confucianisme avaient prévalu, elles auraient largement contribué à affranchir la Terre- Fleurie de ce fouillis de superstitions qui l'arrête dans son développement. Mais l'éthique de Confucius (1) ne pouvait s'adapter qu'aux intelligences élevées. L'idéa- lisme facile du bouddhisme, le matérialisme de Lao-tze (taoïsme) vinrent, tour à tour, le battre en brèche, lui enlever des adeptes. Peu à peu les trois religions — si toutefois on peut donner ce qualificatif au confucianisme — se mélangèrent dans l'esprit des Chinois au point de (1) Cette éthique de Confucius est bien définie par Tcheng-Ki-Tong, dans son livre Les Chinois peints par etix-mêmes : u Sa doctrine est celle d'un chef d'école, qui a laissé des maximes morales, mais qui ne s'est pas livré à des spéculations philosophiques sur les destinées de Thomme et la nature de la divinité. » Digitized by CjOOÇ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 5 ne plus former que ce singulier amalgame que les Chinois nomment : Trois en Un, c'est-à-dire trois religions réunies en une seule. Fait extraordinaire : à mesure que la Chine vieillit nous voyons le nombre des superstitions augmenter. Elles étaient beaucoup plus rares au temps de Confucius que maintenant et il ne faut peut-être pas en chercher la raison ailleurs que dans l'influence du bouddhisme et encore particulièrement du taoïsme. Beaucoup de superstitions ont revêtu, sans doute, à leur origine, un caractère religieux. Mais, aujourd'hui, ce caractère spécial a tout à fait disparu. « Elles sont à la religion ce que le brouillard est à l'eau. » Elles existent par elles-mêmes. Les Chinois n'ont pas besoin de la religion. L'action de celle-ci est nulle pour les Célestes; tandis que la superstition y est toute-puissante. Les superstitions chinoises sont des fantaisies brodées sur des croyances primitives. Ce sont des morceaux isolés, des bribes de foi, mais bien plus fortes que cette foi elle- même qui, depuis de nombreux siècles, n'est même plus soupçonnée. Un Chinois n'hésitera pas à dépouiller un temple de ses idoles bouddhiques, mais n'enterrera pas son père sans avoir consulté, à ce sujet, un savant géomancien. Il rira volontiers des figures et des crânes énormes des divinités taoïstes, mais tremblera de peur si son voisin élève un mur un peu haut qui risque de contrarier lejong-choué de sa maison. Ce mot de fong-choué demande une explication. A peine arrivé en Chine, l'Européen doit faire son oreille et son intelligence à un certain nombre de termes et Digitized by CjOOQ IC b J.-J. MATIGNON d'expressions qui, au premier abord, manquent pour elles totalement de sens. Peu à peu, par une accoutumance rapidement acquise et sans subir, en quoi que ce soit, l'influence si absorbante de la Chine, ces mots, ces expres- sions deviennent familiers. Nous les employons d'une façon courante dans notre conversation d'Extrême-Orienti Le mot defong-choué (1) est un de ceux qui reviennent le plus souvent. luefong-choué est difficile à définir : non seulement à cause de son caractère protéiforme, mais surtout parce que notre intelligence d'Occidentaux n'a jamais conçu rien d'identique pouvant servir de base de comparaison. Littéralement, fong-choué veut dire vent et eau, mais qu'il y a loin du mot à mot à l'idée ou plutôt aux idées qu'il représente. On pourrait, d'une façon générale, le con- sidérer comme une sorte de superstition topographique. Pour les Chinois, un point quelconque de TEmpire du Milieu est un centre de forces, d'influences spirituelles, sur la nature desquelles ils n'ont que des idées vagues, mal définies, peu ou pas comprises, d'autant plus craintes et respectées. La moindre perturbation apportée aux choses environnantes, soit par des travaux, soit par des cons- tructions, l'intention seule de faire faire des changements suffisent à modifier en bien ou en mal — en mal le plus souvent — ces influences spirituelles. C'est, en somme, une sorte de géomancie spéciale à chaque parcelle du sol chinois, variable d'un point à un autre. Le mot fong^ vent, représente l'invisible ; le mot (1) La perte de face dont je parlerai à propos du « Suicide » et le fong-choué sont les deux « chinoisismcs » les plus courants. Digitized by CjOOQ IC PE QUELQUES SUPERSTITIONS 7 choué, eau, ce qui peut être saisi. L'association des deux forme un agrégat de forces toutes-puissantes, intan- gibles, occultes, mal définies, mais pourtant capitales par leur influence sur la destinée humaine. Pourquoi a-t-on donné ce nom de Jbng-choué'^ Peut- être parce que le vent et Teau sont, aux yeux des Chinois les deux véhicules les plus fréquents de la bonne et de la mauvaise chance, que ce sont eux qui peuvent nuire le plus souvent à la prospérité commerciale, c'est-à-dire à la fortune, la chose importante, par excellence, pour les Célestes. Le fong-choué nous parait donc quelque chose de vague, de mystérieux, d'obscur, d'une interprétation difficile, pour ne pas dire impossible. Et cependant, pour les Chinois, cette fantaisie devient la science. La théorie est tenue pour aussi sûre que le fait. Des livres, dés traités spéciaux sur cette intéressante matière, riches en explications et en observations, ont été écrits et. quelques initiés — ou regardés comme tels — ont seuls l'inesti- mable privilège de pouvoir en pénétrer les arcanes. Ce sont les docteurs en fong-choué — fong-choué sien-chan — spécialité comme une autre, souvent lucrative, toujours influente, car, même lorsqu'on doute de la capacité du « docteur en fong-choué », on a recours à ses conseils, dans les circonstances graves de la vie. Quelle est la valeur, non pas scientifique, mais au moins morale de ces singuliers augures ? Une bonne majorité est cons- tituée par d'aimables charlatans qui trouvent dans leur profession un moyen honoré d'exploiter les naïfs et de vivre de la bêtise humaine. D'autres sont sérieux, c'est- Digitized by CjOOQ IC 8 J.-J. MATIGNON à-dire sont aussi superstitieux que leurs clients. Ils ont une foi absolue dans leur prétendue science, et hésiteront à faire plier le rigorisme de la théorie dufong-choué aux tentatives les plus séductrices de l'argent. Le fait est rare. Car, en général, moyennant finances, il est avec le fong-choué des accommodements. Le fong-ehoué est capricieux comme une jolie femme. Il favorise celui-ci et contrarie celui-là, sans motifs apparents, plausibles. Vous bâtissez une maison dans tel endroit. Vous contrariez le fong-choué, d'où ruine, cala- mités, malheurs, que sais-je? qui vont fondre sur vous. Mais si c'est moi qui bâtis, à votre place, j'aurai peut-être le fong-choué favorable, d'où prospérité et fortune, pour moi et ma descendance. Il est aussi capricieux pour les hommes que pour les choses. Il verra d'un bon œil s'élever un parc à cochons, mais n'aurait pas été sastisfait de l'érection, au môme endroit, d'un monument funéraire. C'est surtout en matière d'enterrements et de constructions que lejong-choué joue un rôle capital. Un Chinois qui vient de perdre son père est beaucoup moins obsédé par le chagrin que par la préoccupation de savoir si les restes du défunt auront ou non un bon fong-choué. Non qu'au fond, l'intérêt qu'il porte au mort soit grand; il n'est grand qu'en raison de son propre intérêt de fils. Les sentiments de piété filiale, en effet, ne sortent pas des limites d'un étroit égoîsme. Le culte rendu aux morts par les Chinois procède d'un tout autre esprit que celui qui, en pareille matière, nous anime, en Occident. Ce culte a comme point de départ une idée Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 9 superstitieuse : la peur, si on n'honore pas bien Tesprit du défunt, de le mécontenter, partant, d'indisposer son fong-choué et par là d'attirer toute espèce de malheurs sur soi et les siens. La crainte du fong-choué plus que les sentiments filiaux de respect et d'affection pour les morts entre en jeu dans le culte des ancêtres dont parlent, avec beaucoup d'enthousiasme, ceux qui ne le connaissent pas et qu'on compare, à tort selon nous, à nos fêtes des morts. Convenances, habitudes ou sentiments sincères, peu importe la cause qui nous fait/à certaines dates, accomplir des pèlerinages dans les cimetières : elle est toujours désintéressée, et c'est ce qui lui donne son caractère élevé. Chez le Céleste, nous trouvons deux mobiles bien différents : la crainte et le calcul : il faut tâcher de bien disposer, en sa faveur, les esprits des morts et ainsi, honneurs et fortune pourront librement se répandre sur les descendants. Aussi peut-on prévoir toutes les hésitations, tergi- versations, transes et émotions, par lesquelles passera une famille, avant d'avoir choisi un bon endroit, bien propice, pour y enterrer un des siens. L'inhumation se fait toujours attendre. Le temps écoulé entre la mise en bière et l'enterrement est proportionné à la fortune et à la position sociale de la famille. Les gens du peuple, les paysans doivent, pour accomplir la cérémonie funèbre, avoir recueilli les sommes d'ai^ent nécessaires. Souvent ils fixent pour l'inhumation une époque où, les travaux des champs étant finis, ils pourront se donner/ tout entiers, au plaisir de cette fête car c'est une fête qu'un bel enterrement! Aussi n'est-il pas rare de Digitized by CjOOQ IC ^0 j.-j. MATIGNON voir des cercueils attendre, pendant des semaines et des mois, sous un hangar, sous une paillote bâtie à cet effet, ou même à travers champs, simplement recouverts d'une natte, que l'heure de la mise en terre soit venue- Mais cette longue attente a presque toujours «ne autre cause, celle-là plus puissante que les précédentes. Il faut que l'astrologue ait fixé un jour heureux pour les funé- railles, et surtout que, par de longues et sagaces recherches, il ait pénétré à fond la question palpitante du fong-choué. La solution est parfois lente à venir pour l'individu de condition moyenne. Elle l'est toujours pour le riche, car toutes les expertises du docteur es fong-choué sont loin d'être gratuites. Je citerai, à ce sujet, un fait bien connu, car il est historique. Il a trait à l'enterrement du dernier Empereur, Toung-Tche, mort en 1875. Le Fils du Ciel attendit neuf mois avant de rejoindre sa dernière demeure. Pour ménager, équilibrer, à son avantage, les influences du fong-choué, la dynastie actuelle avait choisi deux cimetières, situes à égale distance, l'un à l'est, l'autre à l'ouest de Pékin. A tour de rôle, les Empereurs étaient ensevelis dans l'un ou dans l'autre. Sien-Fong, père de Toung-Tche, avait été enterré dans le cimetière de l'est. Normalement, son fils aurait dû être placé dans celui de l'ouest. Mais en Chine, la chose la plus minime prend des proportions phénoménales quand il s'agit du souverain et surtout de ses obsèques. Les astrologues interviennent ; les ministères sont saisis de cette grave affaire. Tout s'arrête. La question An fong-choué impérial passionne les masses. Le peuple attend, anxieux, avide de nouvelles, le résultat définitif de la minutieuse enquête à laquelle se Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 11 livre, d'une façon quotidienne, tout ce que la Chine ren- ferme d'illustrations dans le corps des fong-choué sien- chan. Enfin, après neuf mois de ces longues et palpitantes hésitations, on apprend que, contrairement aux règles, il a été décidé que le salut de l'Empire et le bonheur de la famille régnante exigeaient que Toung-Tche reposât à côté de son père. La Chine accepta, sans rien dire, cette laborieuse détermination. Pourtant, cette singulière fantaisie d\i fong-choué parut extraordinaire à quelques hauts personnages. Aussi, quand, deux à trois ans après l'enterrement, des famines, des inondations eurent ravagé certaines régions de l'Empire du Milieu, ils ne man- quèrent pas de faire remarquer^ dans leurs rapports au trône, que tous ces malheurs ne pouvaient résulter que de la Y>ert\ivhs.tion du fong-choué de l'Empereur, enterré dans un cimetière qui ne lui était pas propice. Les Chinois possèdent, en général, un cimetière de famille, dans lequel ils désirent être ensevelis. Jamais l'inhumation ne se fait sans consulter l'astrologue. Qui sait si le terrain favorable au père et au grand-père ne serait pas funeste au fils? Le docteur en fong-choué inter- vient alors muni de livres spéciaux, d'un compas et d'un petit miroir pour voir passer les effluves du fong-choué. Nos petites glaces à main d'Europe sont, paraît-il, en l'espèce, de véritables instruments de précision. Il faut savoir si, au-dessus de l'emplacement de la tombe^ il n'y aura pas une étoile, au-dessous un dragon; si le vent n'y touchera pas trop ; si dans le voisinage, il n'y a pas un ravin, une dépression de terre permettant au vent d'arriver par en bas, dans la tombe, et de déplacer, de Digitized by CjOOQ IC 12 J.-J. MATIGNON fond en comble, les os en moins de vingt ans. Il faut tenir compte aussi de Taspect du terrain environnant, de la configuration des collines et des montagnes qui peuvent se trouver à quelque distance, de Tombre qu'elles pro- jettent. Il faut encore regarder, soigneusement, Tangle que forment les ruisseaux et les rivières du voisinage, avec le compas du géomancien, le point où leurs affluents se joignent à eux. Enfin, il ne faut pas oublier, toujours d'après les traités du Jbng-choué, que deux courants, connus sous les noms de Tigre et de Dragon, traversent la terre et que toute tombe bien placée doit avoir l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. « Un docteur en/ong-choué peut, dit Williams (1), les trouver et les définir à l'aide d'un compas, de la direction des ruisseaux, des aspects de la terre, mâle ou femelle, de la proportion de l'une ou de l'autre, de la couleur du sol. Le peuple ne comprend rien à ce charlatanisme, mais paye d'autant mieux qu'il a plus de foi. » Les tombes d'une même famille sont, en général, protégées du côté du nord par un petit mur de terre de 1 m. 80 à 2 mètres de hauteur, disposé en demi-cercle, pour rappeler la forme d'un dossier de chaise. En même temps qu'il protège le défunt contre les mauvaises influences, il permet aux parents de supposer que leur mort est aussi bien dans sa tombe qu'assis dans un bon fauteuil (/?(/. /). Il est rare que l'astrologue trouve le terrain absolument propice pour l'inhumation. Mais quand il a, à plusieurs (1) Williams. — The Middle Kingdom. Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 13 reprises, examiné l'endroit, pesé toutes les choses connues et quelques autres aussi, relatives à la valeur de l'empla- cement, il décide que, pour assurer un bon fong-choué, il suffira de gratter un peu le sol, de mettre une pelletée de terre ici, de planter ou de déplacer un arbre là, de ië^Si P ■^ *' 'T**É Tr / ï: -1 ^ i p. "^ ^^ ^ ^ Fig. i. — Une tombe dans le Nord. restaurer un peu le mur de protection, d'enlever quelques cailloux. x\lors le mort pourra être enseveli, avec toutes les garanties possibles de bonheur et de fortune pour les siens. Un Chinois ne peut pas, sans s'exposer à de gros ennuis, à des procès dispendieux, élever toujours là où il lui. plaît le genre de construction qui lui agrée. Digitized by CjOOQ IC 44 J.-J. MATIGNON Sait-il si ce bâtiment ne contrariera pas le bon fong- choué de la maison voisine? En matière de code, le fong-choué est considéré comme une personnalité. Les lois le reconnaissent et admettent son ingérence dans les procès. Les traités européens relatifs aux mission- naires disent : a Les autorités locales ne feront aucune opposition à la construction des maisons à moins qu'il n'y ait objection faîte par les habitants, relativement à l'emplacement », c'est-à-dire, au fong-choué du lieu. Si une cheminée domine trop une maison, si une fenêtre s'ouvre directement sur la porte de l'habitation d'en face \q fong-choué du voisin pourra en subir très désavanta- geusement l'influence. Celle-ci deviendra une source féconde de procès. Le juge pèsera le pour et le contre de cette intéressante question et peut-être se prononcera selon sa conscience. Je dis peut-être, car bien souvent l'opinion du magistrat ou de l'arbitre, en matière de fong-choué, est moins basée sur sa croyance personnelle que sur Timportance du pot-de-vin destiné à faire pen- cher de tel ou tel côté la balance. L'argent est, en l'espèce, Vultima ratio. Un de mes confrères anglais, vieux résident de Pékin, voulait un jour vendre une maison qui lui appartenait, située dans le voisinage d'une église catholique. Le marché était à peu près conclu, quand l'acheteur, avant de signer le contrat, manifesta le désir de consulter un astrologue. Celui-ci fit tout d'abord remarquer que la hauteur du clocher était tout ce qu'il y avait de plus préjudiciable et que, sûrement, le fong-choué Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUKS SUPERSTITIONS 15 de la maison devait être des plus mauvais. Le marché allait peut-être se rompre, quand mon confrère, qui parle fort bien le chinois, promit au devin un bon pourboire, s'il démontrait qu'il y avait moyen de contre- balancer l'influence néfaste de l'église ; la chose se fît très facilement. En Chine, les maisons sont basses. Aussi, la construc- tion d'une chapelle, d'une église amène-t-elle souvent de grandes agitations locales. Non seulement les voisins immédiats de l'édifice, mais ceux qui se trouvent dans un certain rayon se hâtent de venir faire des démarches auprès des missionnaires pour obtenir d'eux qu'ils fassent certaines modifications. Il est généralement facile de leur donner satisfaction. Quand Mgr Favier bâtit la cathédrale du Pé-tang, le trouble fut grand aux alentours mais l'intelligent évoque sut tranquilliser les plus crain- tifs par une parole pleine d'à-propos, faite d'un dicton chinois : « A quelle hauteur, demanda- t-il, passent les bons esprits ? — A cent pieds. — J'arrêterai ma flèche à quatre-vingt-dix-neuf. » Et cela suffit pour calmer tout le monde. Mais il n^en est pas toujours ainsi : il y a quelque vingt ans, les missionnaires américains avaient élevé sur des collines qui dominent Fou-Tchéou une chapelle, des écoles. Les habitants finirent par se persuader que ces constructions pouvaient contrarier le bon génie de la ville. Ce sentiment, habilement exploité par certains meneurs, fut rapidement suivi d'effet ; la foule se rua sur les établissements et les détruisit. L'ouverture de routes, la création de canaux, l'éta- Digitized by CjOOQ IC 16 J.-J. MATIGNON blissement des lignes de chemins de fer (1) ou de télégraphe ne sont pas choses faciles, tant le nombre de fong-choué perturbés est considérable. La ligne télégra- phique entre Tien-Tsin et Pékin fut, au début de son installation, sans cesse interrompue. Les indigènes renversaient les poteaux qui projetaient sur les tombes des ombres on ne peut plus préjudiciables. Il fallut des décrets impériaux et un certain nombre de décapitations pour rendre plus tolérants les adeptes An fong-choué. Celui-ci peut être contrarié, non seulement par le fait de bâtir, mais par Tintention seule d'élever une construc- tion. En 1876, Fou-tchéou eut beaucoup à souffrir d'inondations et d'incendies. Ces malheurs furent attri- bués par les habitants à Tintention qu'avaient manifestée les missionnaires dé faire construire sur les hauteurs qui commandent la ville. Le Chinois qui fait bâtir n'a pas seulement à tenir compte du fong-choué de ses voisins. Il doit aussi se préoccuper de celui de sa maison. Celle-ci ne devra pas être installée n'importe où. Une meule, un puits, un coin de mur, l'intersection de deux rues ne devront pas se trouver devant la porte principale. Il aura avantage à ce que sa maison se trouve au-devant ou à la gauche d'un (1) « Nos peuples, dit Tcheng-Ki-Tong, ne sont pas encore décidés h. se laisser envahir par le cheval de feu et vraiment on ne peut trop leur en vouloir, quand on se rappelle que l'Institut de France lui-même se refusa à admettre le projet de Fulton relatif à l'application de la vapeur à la loco- motion des navires. Ils méritent bien autant d'indulgence que les savants de rAcadémie et môme, on les verrait mettre en pièces les ballons, par ignorance do la force ascensionnelle, refuser de s'éclairer au gaz, qu'ils seraient quelque peu parents avec les Occidentaux. » Nous ne pouvons que nous incliner devant la justesse de cette observation. Digitized by CjOOQ IC DK QUKLQUES SUPERSTITIONS 17 temple. Ce n'est pas tout. Si remplacement convient au fong-choué, la destination de Timmeuble lui agréera- t-elle? X... bâtit une maison avec Tintention di*6n faire une boutique de riz. Le capricieux fong-choué aurait préféré qu'on y vendît du thé. Pas de doute. Les affaires de X... n^ pourront que péricliter. Aussi se hâte-t-il de la céder à Y... Leybngf-c/iowé de celui-ci s'accommode du riz et l'argent coule à flots, avec le bonheur: Cette croyance aveugle, irréfléchie, stupide au fong- choué doit largement contribuer à entretenir cet état de suspicion dans lequel l'Européen est tenu par le Chinois. Les Célestes, bien que très suffisants et se considérant comme infiniment supérieurs au reste de l'humanité, sur laquelle ils condescendent à jeter un regard plein de mépris, croient cependant que « les diables des mers d'Ocôident » sont capables de faire, le plus facilement du monde, des choses impossibles : voir dans l'intérieur de la terre, traverser les murs du regard, que sais-je? Si, par hasard, je me promène dans un endroit où on n'est pas habitué à voir d'Européen, et que j'aie l'air de regarder un peu attentivement, on en conclut que j'examine le fong-choué de la place. Il paraît, également, que lés Chinois^ dans certaines villes, n'aiment guère à voir l'Européen se promener sur la muraille d'enceinte : le « diable. étranger » porte ombrage au bon génie de la cité et l'indispose à l'égard des habitants. Cette superstition du fong-choué est extrêmement tenace. C'est la dernière qui résiste au christianisme. Et encore, quels sont les Chinois, considérés comme bons chrétiens, qui ont totalement renoncé à leur croyance? Digitized by CjOOQ IC 18 J.-J. MATIGNON * Il est un nom qui, lorsqu*on parle de superstitions chinoises, revient aussi souvent que celui du/ong-choué, c'est celui du dragon {fig, 2), Ce sont là deux expressions différentes, qui signifient à peu près la même chose. Faire la part de ce qui revient à l'un et de ce qu'il faut 'attribuer à l'autre est difficile, tant les liens qui les unissent sont étroits. Le fong-choué est plus spécialement une supers- tition topographique, dont le rôle capital se montre en matière d'enterrement et de construction. Mais encore, ici, voyons-nous le dragon intervenir. Le dragon est un produit des plus purs de la fantaisie chinoise. Tel que nous le voyons sur les gravures c'est un animal fabuleux tenant du crocodile et du boa constrrctor. Il a des pattes munies de cinq griffes. Il est privé d'ailes, ce qui ne l'empêche pas de s'élever dans les airs où il peut se métamorphoser à l'infini. Il ne paraît jamais entier aux yeux des mortels assez heureux pour 1 apercevoir : sa tête, sa queue ou une partie de son corps sont toujours cachées dans les nuages. Tous les Chinois sont sincère- ment convaincus de son existence, et il y a peu de jours, un membre du Tsoung-li-Yamen, plus éclairé pourtant que ses collègues, ayant visité l'Europe et l'Amérique, expliquait à l'un de mes amis comment il avait vu, très clairement, la semaine précédente, un dragon volant dans le ciel. Le dragon, tel que le conçoit l'intelligence chinoise, personnifie tout ce que les mots : « haut », « s'élever » Digitized by CjOOQ iC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 19 peuvent représenter de sens et d'idées : ainsi les monta- gnes, les grands arbres, TEmpereur Fils du Ciel. Il signifie aussi « puissance )). Il est essentiellement poly-' morphe. Fiff. 2. •— Lo Di-agon, d'après une lirorleiio iin])ériale. Il y a de bons et de mauvais dragons, ceux qui sont les gardiens tutélaires et ceux qui causent les malheurs. On peut les gagnera sa cause. Mais rien n'est plus facile que de les irriter. Le rôle du c/ra/yon est capital dans la superstition, en Digitized by CjOOQ IC 20 J.-J. MATIGNON rapport avec les phénomènes cosmiques : tremblements de terre, éclipses, inondations. Il explique tout, bien qu'il 'n'explique rien à une intelligence saine ; mais cela suffit pourtant aux Chinois. Les tremblements de terre résultent de mouvements intempestifs du dragon, manifestant son mécontentement. Dans les éclipses de lune ou de soleil, Tastre est avalé par un dragon monstrueux : ces phénomènes sont extrême* ment redoutés par les Célestes. Une année a commencé par une éclipse de soleil. Les 8/10 du globe lumineux ont été couverts. C'était là un fait du plus fâcheux augure. Aussi l'Empereur n'a-t-il pas reçu, ce jour-là, comme c'en est l'habitude. Les pétards et pièces d'artifice qui fêtent, pendant la nuit, la venue de la nouvelle année se firent très peu entendre et ce calme était l'indice d'une grande émotion. L'éclipsé est attendue avec une sorte de terreur. Les Chinois en suivent avec intérêt les diverses phases et aussitôt que l'ombre commence à être projetée sur le soleil, les gongs, les pétards, les instruments propres à faire du bruit sont mis en jeu, pour effrayer le dragon, et lui faire lâcher ou vomir sa proie (1). (1) Un décret paru, le 20 août 1897, dans la Gazette de Pékin annonçait rêclipse de soleil qui devait avoir lieu le l" janvier chinois. Le voici d'après les Choix de documents du 1*. Couvreur : « Les auteurs du Tchouenn-Tsiou ont cru qu'il fallait inscrire les éclipses du soleil. On doit les noter, surtout lorsqu'elles arrivent au commencement de l'année, ({uand tout se renouvelle ; de tout temps, elles ont été considérées comme dos avertissements du Ciel. Sous notre dynastie, durant les règnes de Kan-Si et de Kien-long, deux éclipses de soleil ont été vues le premier jour de l'année. « Les directeurs de l'observatoire astronomique m'ont informé qu'il y aurait éclipse de soleil le premier jour de la 24« année de mon règne (22 janvier 1898). J'éprouve un profond sentiment de crainte respectueuse : Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 21 Les débordements des rivières sont imputés à un mauvais dragon — « Kiao », le démon des inondations. Dans un des plus vieux livres chinois, le Calendrier des Hia, on recommande aux autorités lorsque des inonda- tions sont à craindre, de sortir avec leurs administrés, de battre soigneusement le pays pour tâcher de découvrir le dragon. Ces perquisitions sont toujours fructueuses, en ce sens que les chercheurs ne rentrent jamais les mains vides. On trouve constamment quelque chose qui person- nifie, qui incarne le « Kiao ». Un jour, la foule de Ning-pô étant partie en chasse trouva sur les bords de la rivière, derrière une pierre, un malheureux petit caniche noir qui fut aussitôt impitoyablement mis à mort, les gens compétents ayant déclaré qu'il était une forme larvée du dragon (1). On n'a pas toujours recours à la violence, contre le dragon. Souvent c'est la prière qu'on emploie, pour pré- ce rtainement, il faudra examiner en conseil comment les lois administra- tives sont observées. « Le premier jour de l'année prochaine, je recevrai les souhaits de bonne année dans le « Palais de la Pureté Céleste ». Mais je n'irai pas recevoir d'hommages dans le c Palais de la Grande Harmonie ».. Le fes- tin des Princes de ma famille n'aura pas lieu cette fois. % Un jour avant l'éclipsé, je prendrai mes vêtements ordinaires. Retiré dans mes appartements, devant une table où brûleront des parfums, je renouvellerai avec respect mes prières et mes supplications pour me conformer aux désirs de l'auguste Ciel qui nous envoie des avertis- sements. « Pour ce qui est des voeux et des hommages que je dois présenter à ma mère, dans le « Palais de la Tranquillité Bienfaisante », c'est un haut témoignage de respect et de sollicitude filiale, un acte qui attirera naturel- lement sur tout TEmpire les faveurs célestes. Cette cérémonie aura lieu comme de coutume. Que tous les tribunaux qui doivent y prendre part s'y préparent avec soin et respect. — Respect à cef ordre. » (1) Martin. — A Cycle of Cathay. Digitized by CjOOQ IC 2i J.-J^ MATIGNON venir les calamités. Prière et violence ont toujours eu le même succès : la méthode n'en est pas moins employée, depuis des siècles. Il y a quelques années, le Pé-Hô ayant rompu ses digues et submergé toute la plaine, on trouva, aux environs de Tien-Tsin, un petit serpent, lequel fut porté à Li-houng-tchang. Celui-ci y vit — ou voulut bien y voir — le dragon du fleuve débordé et pour obtenir qu'il fît rentrer le Pé-Hô dans son lit, il se prosterna devant lui, frappant le front contre la terre, exécutant le Kôtô, indice de la plus profonde soumission et révérence. La pluie, elle aussi, est régie par un dragon. Quand la saison sèche dure trop longtemps, les habitants de la région privée d'eau partent à la recherche du dragon : ils le trouvent toujours. L'histoire suivante est relatée dans A Cycle ofCathaxj, Le D' Martin vit un jour, à Ning-Pô, passer un imposant cortège de musiques et de gongs, précédant une chaise à porteurs qui se dirigeait vers la maison du préfet. S'étant approché du palanquin, il y vit un vase de terre qui contenait une sorte de petit lézard. C'était là le dragon trouvé dans un marais voisin. L'ani- mal, porté chez les autorités, fut solennellement déposé, avec son récipient, sur des coussins. Un tapis fut étendu au-devant, sur lequel les magistrats vinrent faire le Kôtô, Puis, toujours avec le même cérémonial, le bienheureux lézard fut reporté dans son marais. Pour toucher le dragon de la pluie, les mandarins prescrivent une abstinence rigoureuse ou interdisent seu- lement la viande. On colle au-dessus des portes des feuilles de papier jaune, sur lesquelles sont inscrites quelques formules invocatrices et l'image du dragon de la Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 83 pluie. « Si le ciel est sourd à ce genre de supplications, dit le père Hue (1), on fait des collectes et on dresse des tréteaux pour jouer des comédies superstitieuses. Enfin, pour dernier et suprême moyen, on organise des proces- sions burlesques et extravagantes, où Ton promène, au bruit d'une musique infernale, un immense dragon, en papier ou en bois. Il arrive quelquefois que le dragon s'entête et ne veut pas accorder la pluie. Alors, les prières se changent en malédictions et celui qui, naguère, était environné d'hommages est insulté, bafoué et mis en pièces par ses adorateurs révoltés. « On raconte que, sous Kia-King, une longue séche- resse désola plusieurs provinces du Nord. Comme, malgré de nombreuses processions, le dragon s'obstinait à ne plus envoyer de pluie, l'Empereur, indigné, lança contre lui un édit foudroyant et le condamna à un exil perpétuel, sur les bords du fleuve Hi, dans la province de Torgot. On se mit en devoir d'exécuter la sentence, et déjà le criminel s'en allait, avec' une touchante résignation, à travers les déserts de la Tartarie, subir sa peine sur les frontières du Turkestan, lorsque les cours suprêmes de Pékin, émues de compassion, allèrent en corps se jeter à genoux aux pieds de l'Empereur et lui demander grâce pour ce pauvre diable. L'Empereur daigna révoquer sa sentence et un courrier partit, ventre à terre, pour en porter la nouvelle aux exécuteurs de la justice impériale. Le dragon fut réintégré dans ses fonctions, à la condition qu'à l'avenir il s'en acquitterait un peu mieux. » (1; Hue. — L'Empire Chinois. Digitized by CjOOQ IC 24 J.-J. MATIGNON Il y a, à Pékin, un temple où est vénéré le dragon de la pluie. Dans les grandes sécheresses, l'Empereur peut aller jusqu'à trois fois y faire des prières et des sacrifices. Si malgré cela Teau bienfaisante ne se décide pas à venir, le souverain délègue un prince du sang pour aller cher- cher, dans un temple situé à plusieurs centaines de kilo- mètres, au sud-ouest de Pékin, un morceau de fer trouvé il y a de nombreux siècles (1), dans un puits, où il était, paraît-il, tombé du ciel. Les prosternations que TEmpe- reur fera à ce fragment de météorite ne pourront pas manquer de vaincre la résistance du dragon. Mais, s'il n'est pas toujours aisé de s'attirer les faveurs du dragon de la pluie, rien ne serait plus facile que de l'irriter. Dans le temple où l'Empereur va faire les prières et sacrifices dont nous venons de parler, se trouve, nous dit Doo- little (2), un puits fermé par une pierre plate/ sur la face inférieure de laquelle un dragon est sculpté. Déplacer (1) Voici, d'après la Gazette de Pékin du 9 juillet 1876, un décret impé- rial, dans lequel le dragon de la pluie est remercié de sa bienveillance. (( Les prières pour la pluie faites dans la pagode du Di-agon de Han- Tan-Hien, dans le Tché-li, sont suivies d'un effet prodigieux. Déjà précé- demment, pour honorer cet esprit, un édit lui a décerné le titre de Dragon du puits sacré où les prières sont merveilleusement exaucées. Cette année, la pluie manquant à la capitale, nous avons fait venir de Ilan-Tan à Pékin une plaque de fer retirée du puils sacré. Nous l'avons placée et honorée dans le Ta-Kouang-Miug-Tion.Hicr une pluie abondante a humecté la campagne et doit nous inspirer une profonde reconnaissance. J'ordonne que, par un nouvel honneur, le puits de Han-Tan s'appelle : Puits sacré où le dragon exauce merveilleusement les prières et manifeste son secours. De plus, un HanLin (académicien) de l'École des Inscrip- tions écrira une inscription sur un tableau qui sera donné à Li-Houng- ïchang et suspendu respectueusement par lui, pour remercier le dieu de sa protection. — Respect à cet ordre! » (D'après Gouvhkur : Choix de documents. ) (2) J. DooLiTTLK. — Social Lifeofthe Chine.se. Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 25 cette pierre, c'est contrarier le dragon, c'est exposer le peuple aux pires calamités. Un jour, en effet, ce même Kia-King qui avait banni le dragon ayant prié pour la pluie, pendant plusieurs jours, furieux et las de ne voir rien venir, osa toucher à cette pierre. Aussitôt les bondes du ciel de s'ouvrir. Après trois jours d'averses, l'Empe- reur se rend au temple, remercier le dragon et le prier d'arrêter la pluie ; peine perdue. Après six jours, nou- velles supplications, également inutiles. Enfin, au bout de neuf jours, le Fils du Ciel confesse humblement sa faute ; se repent de l'audace qu'il a eue de faire toucher à la pierre du puits et, devant ce mea-culpu, le dragon fait cesser la pluie, comme par enchantement. Comme les inondations et les éclipses^ la foudre elle- même trouve son explication dans le dragon. C'est par l'éclair que souvent la bête fabuleuse témoigne aux mor- tels son mécontentement. Il y a quelques années^ un typhon et la foudre firent des ravages à Canton. La population expliqua le phénomène en disant que les Européens avaient tiré des coups de canon sur le dragon au moment où il planait au-dessus de la concession franco-anglaise et des gravures furent vendues qui reproduisaient cet acte d'insolente témérité des « diables étrangers ». Les marins chinois pensent que les typhons qui ravagent les côtes du Céleste-Empire sont dus à des esprits malveillants cachés dans les eaux et attendant les jonques pour en faire leur proie quand elles s'aventurent dans les parages difficiles. Aussi, quand la tempête atteint son paroxysme^ et que le danger est imminent, les Digitized by CjOOQ IC 26 J.-J. MATIGNON marins lancent-ils à l'eau une jonque en papier ayant en petit les formes et proportions exactes de celle qu'ils montent : ils espèrent ainsi tromper les esprits irrités et mieux que par le filage de Thuile calmer la tempête. Ce dragon de la foudre est aussi un grand justicier. Quand un individu est tué pendant un orage, il n'y a plus de doute possible aux yeux des Chinois. Eût-il jusque là été tenu pour le plus honnête homme de l'Empire du Milieu, il doit être considéré comme un criminel que le dragon seul aura su reconnaître : ou bien il pratiquait mal la piété filiale, ou bien il ne respectait pas suffisam- ment le riz et le blé, ou bien il était irrévérent pour les caractères écrits. « On peut même quelquefois, en se servant d'un miroir, voir sur le dos du mort les carac- tères indiquant le crime pour lequel il a été frappé (1). » Enfin, ce dragon est même une providence. Le tonnerre tue un certain nombre d'insectes et de reptiles qui peu à peu deviendraient de malins esprits, capables de revêtir des formes humaines. Le dragon est partout : dans la terre, dans les airs, dans l'eau, son élément de prédilection. Il se tient de préférence au confluent des rivières. Il se trouve aussi dans les maisons où il joue le rôle de génie protecteur. Et c'est pour que son corps, qui a horreur de la ligne droite, soit confortablement installé, que les toitures présentent ces formes relevées et gracieuses, surtout dans le Sud. Ce sont les sinuosités du corps du dragon qui produisent les ondulations de terrain dans les plaines, les dentelures (1) J. Dqouttle. — Loc. cil. Digitized by CjOOQ IC DB QUELQUES SUPERSTITIONS 37 des montagnes. Certaines cartes géographiques indiquent même les points où se trouvent des dragons et signalent ainsi les endroits où il ne faut pas creuser la terre, si on ne veut déchaîner toute sorte de calamités. Cette croyance — qui est surtout une crainte — au dragon est un obstacle sérieux à l'exploitation de la richesse minière de la Chine. Il est bien probable que les autorités usent et abusent de ce sentiment, surtout déve- loppé dans les masses, pour refuser des concessions aux ingénieurs européens et essayer ainsi de maintenir quand même la Chine fermée au progrès. Mais cette terreur de contrarier le dragon en creusant une mine est encore bien puissante, non seulement parmi le peuple, mais aussi dans les classes élevées. Il n'y a pas bien longtemps, une pétition fut adressée au Trône par un certain nombre de Chinois du plus haut mandarinat, pour obtenir du Fils du Ciel qu'il s'opposât à l'exploitation de mines de charbon voisines des tombes impériales. L'argument principal de la requête était le suivant : le dragon ne pourrait manquer d'être contrarié et peut-être manifesterait-il sa colère en bouleversant les restes de l'Impératrice, enterrée depuis peu. Dans un rapport qu'il fit à l'Empereur, un vice-roi du Fo-Kien priait instamment le souverain de ne pas auto- riser les étrangers à élever des résidences d'été, dans certains points des collines qui entourent Fou-tchéou. Les fondations de la ville, disait-il, reposent sur le dragon bienveillant. Or, justement où les Européens ont l'inten- tion de bâtir, les veines et artères du monstre protecteur se trouvent tout à fait à la surface du sol. Le poids des Digitized by CjOOQ IC 28 J.-J. MATIGNON constructions provoquerait une certaine gêne dans la circulation de Tanimal qui, pour faire cesser la compres- sion et aussi pour témoigner sa colère d'être aussi mal traité, exécuterait un certain nombre de mouvements dont la capitale et la province de Fo-Kien, elle-même, auraient beaucoup à souffrir. Une telle argumentation peut paraître extraordinaire, sous le pinceau d'un haut fonctionnaire. Mais ce vice-roi était nourri, sans doute, de la plus pure moelle des clas- siques et rien de prodigieusement invraisemblable ne lui était étranger. Fait singulier, des idées aussi fausses et absurdes trouvent parfaitement place dans les cerveaux des Chinois qui connaissent l'Europe. Déjeunant un jour avec un jeune mandarin, qui avait habité Paris et Pétersbourg et parlait couramment notre langue, la conversation roula sur .les difficultés qu'on pourrait avoir pour jeter sur le Pé-Ho le pont du chemin de fer de Tien-^Tsin à Pékin. Les difficultés pour ce Chinois ne faisaient pas de doute. Il me dit, très calmement, qu'il savait d'une façon certaine que le dragon du fleuve avait été mécontenté par l'installation d'une pile du ppnt et qu'il ne tarderait pas à la renverser. * La disette, la famine, la sécheresse, les épidémies donnent libre carrière aux pratiques superstitieuses les plus étranges dont beaucoup revêtent le caractère de la prière. Elles sont le résultat de croyances populaires à des démons, à des génies qui aident les hommes, mais Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 29 surtout les contrecarrent dans leurs desseins et les suppliques tendent moins à demander des bienfaits qu'à conjurer le mauvais sort. Pendant les périodes de grande sécheresse^ les habi- tants de Pékin vont, par milliers» faire leurs dévotions à un terrier de renard qui se trouve en dehors de la ville, sur les anciennes fortifications de la vieille capitale mon- gole. Là, on fait des prières, où brûle de Tencens, espérant par ce moyen faire, venir la pluie tant désirée. Les épidémies sont souvent expliquées par des causes que seule l'imagination fertile des Chinois pouvait inventer mâiâ qui, grâce à la grande crédulité et à la facile suggestibilité des Célestes, prennent très vite le caractère de la réalité. Pendant Tété de 1897, je me trou- vais dans une région de la Mongolie, occupée à peu près uniquement par les Chinois et que la peste visite tous les ans. En 1896, l'épidémie avait été très grave (1). Des gens sérieux racontaient que le fléau avait été apporté par un taureau noir qui, tous les soirs, quelque temps avant l'apparition des premiers cas, entre 9 heures et 10 heures, mugissant d'une façon terrible, lançant du feu par les yeux et le nez, descendait au galop du plateau dé Mongolie dans la vallée de So-leu-Kô. Beaucoup d'indi-^ gènes étaient convaincus d'avoir, non seulement entendu mais vu l'animal, le décrivaient et cette conviction avait même été partagée par un excellent prêtre chinois qui, tout en pratiquant la religion chrétienne, n'avait pas totalement dépouillé le Céleste superstitieux. (i) Matigsos. — La peste bubonique en Mongolie {Revue d'Hygiène^ février 1898). Digitized by CjOOQ IC 30 J.-J. MATIGNON De même, quand l'épidémie de peste commença à décroître, puis eut disparu, les mêmes individus qui avaient vu et entendu le taureau racontèrent qu'ils avaient parfaitement aperçu, deux soirs durant, deux lamas mongols, vêtus de tuniques rouges, portant sur la tête une sorte de brasero qui répandait au loin une flamme resplendissante, suivre, pendant un à deux kilo- mètres, les bords du torrent qui traverse la vallée, puis remonter dans la montagne. Tous étaient sûrs d'avoir vu taureau et lamas. Le fait est d'autant plus intéressant à signaler que tous les indigènes, dès rentrée de la nuit, sont enfermés dans leur maison d'où ils n'aiment guère sortir, le Chinois étant très peureux dans l'obscurité. Les démons, les génies, qui sont à la base de la grande majorité de ces superstitions, ne représentent à l'esprit chinois rien de caractérisé. Ils sont bons ou mauvais, voilà tout. Les Célestes n'ont pas essayé d'en faire des individualités vivantes, en quelque sorte bien typiques, comme celles de la mythologie grecque, par exemple. Le vague, l'approximatif donnent une satis- faction suffisante à l'intelligence chinoise et surtout lui inspirent, sinon le respect, au moins la crainte. Il y a des superstitions en rapport avec tous les actes de la vie, la 'naissance, le mariage, la mort, le manger, le boire, le sommeil. Il y a des jours de bon et de mauvais augure. Ils sont, d'ailleurs, mentionnés par le calendrier impérial; les jours jaunes sont heureux; les noirs malheu- Digitized by CjOOQ IC DE QUKLQURS SUPERSTITIONS 3\ reux. Un industriel, un commjerçant n'ouvrira pas à une date quelconque sa boutique. Il se sera assuré au préa- lable d'un jour favorable. * * U enfant, à peine né, commence à être soumis à des pratiques superstitieuses. Pour le protéger contre les mauvais esprits, pour lui assurer fortune et honneurs futurs, on place autour de ses poignets des bracelets faits de corde rouge, supportant de vieilles sapèques ou cer- tains bibelots d'argent. Un peu plus tard, les deux poi- gnets sont attachés ensemble pour empêcher le nouveau-né d'être méchant et ennuyeux, quand il aura grandi. Il y a une expression populaire relative aux enfants colères, désagréables : « Sa mère lui a-t-elle lié les poignets? » En même temps, un paquet contenant certaines graines, deux bâtonnets pour manger, deux oignons, deux mor- ceaux de charbon, quelques poils de chien et de chat est enveloppé dans du papier et suspendu, par une corde rouge, au montant de la porte de la chambre de la mère. On joint au paquet un pantalon du père, auquel on épingle l'inscription suivante : « Que les mauvais esprits entrent dans ces culottes au lieu d'attaquer le bébé. » Quand l'enfant atteint un mois, on lui rase la tête, avec un certain cérémonial, sî les parents sont riches. Puis a lieu Vacte de passer^ la porte. Au milieu d'une pièce, on dresse un cadre de porte. L'enfant, porté par son père et précédé de cymbales, de gongs, d'individus armés de sabres (ju'ils agitent fiévreusement contre des Digitized by CjOOQ IC 32 J.-J. MATIGNON ennemis imaginaires, est passé au travers du cadre. Les méchants esprits ont été chassés par le bruit et lés menaces. En même temps, on prépare pour les esprits malveillants et affamés qui pourraient encore se trouver dans la maison un repas avec accessoires en papier. A un an, Tenfant est assis dans un grand plateau. Tout autour de lui, on dispose un certain nombre d'objets : petite balance, abaque à compter, pinceau et encrier, livres, armes, etc.. L'objet qui attirera son attention et sur lequel il portera la main permettra de prédire son avenir : il sera général, magistrat, lettré, suivant que le pinceau, la balance ou un sabre l'auront particulièrement intéressé. Quand il commence à marcher, alors, on coupe la corde des pieds. Le père, armé d'un grand couteau le passe entre les jambes de Tenfant et fait, à plusieurs reprises, le geste de couper un lien de haut en bas : ce procédé est tenu pour excellent contre les faux pas et les chutes du jeune débutant. * * * Pour le mariage, le champ est largement ouvert à la superstition et à ses fantaisies. Les mariages mettent toujours en action des intermé- diaires, des femmes en général, qui se chargent de trou- ver un gendre ou une bru pour la famille qui leur confie ce soin. Quand l'entremetteuse a jeté son dévolu sur une jeune fille, son premier soin est de demander aux parents de celle-ci de lui remettre ses pa-t'^eul, c'est-à-dirè les Digitized by CjOOQ IC DE QUKLQUES SUPERSTITIONS 33 huit caractères indiquant Tannée, le mois, le jour et l'heure de sa naissance pour qu'ils soient soumis à l'examen de l'astrologue en même temps que ceux du futur. Les pa-t'zeul sont d'abord considérés dans leurs rapports ayec les cinq éléments: métal, bois, eau, feu, terre, et on arrive ainsi, en se servant de traités spéciaux, à reconnaître la nature des destinées du jeune homme et de la jeune fille : destin de métal, de bois, d'eau, de feu, de terre, et partant s'il est bon ou mauvais. De ces cinq éléments, en effet, les uns sont, par rapport aux autres, générateurs ou destructeurs : le métal engendre l'eau, l'eau le bois, le bois le . feu, le feu la terre, la terre le métal. Celui-ci détruit le bois, le bois la terre, la terre l'eau, l'eau le feu, le feu le métal. Une première condition est que les deux futurs soient « d'éléments harmoniques ». Les années chinoises sont groupées par cycles de douze, et chacune d'elles est désignée par le nom d'un animal : coq, lièvre, tigre, singe, porc, serpent, dragon, chien, bœuf, mouton, rat, cheval. Certains de ces animaux ont de l'affinité l'un pour l'autre et il est indispensable que les années de naissance des futurs conjoints corres- pondent à des « animaux harmoniques ». Ces examens des pa-t'zeul sont, en somme, les pour- parlers du mariage et quand, après de longues supputa- tions, l'astrologue conclut à la possibilité de l'union, les parents se considèrent comme engagés. Les intéressés sont fiancés sans se connaître, souvent sans qu'ils s'en doutent, et hors les cas d'infirmité ou de lèpre, rien ne peut s'opposer à ce que le mariage s'accomplisse. Mais la superstition doit permettre de sauver certaines situations Digitized by CjOOQ IC 34 J.-J. M4TIGN0N pénibles ou ridicules. Si par. hasard, dans les trois jours qui ont suivi les accordailles, un bol à riz se casse ou un objet de valeur se perd, le fait peut être regardé comme d'assez mauvais augure pour qu'on tienne comme non avenues toutes les choses signées et acceptées. Il y a lieu de supposer que, souvent, ce ne sera pas le hasard seul qui aura fait tomber et se briser un bol à riz, dans une famille ayant eu de mauvais renseignements sur son futur gendre ou si future belle-fille. Le mariage étant conclu, l'astrologue fixe encore, toujours par l'examen des pa-t'^eul, la date précise où se feront certains actes préalables : le jour où l'on devra tailler les habits des fiancés ; le moment où les rideaux du lit devront être terminés, où la fiancée devra broder les « oreillers de la longévité », (qui serviront après le mariage et qui portent le caractère « longévité »), l'heure du dernier arrangement à faire au lit nuptial, dans la maison des parents du futur. Il y a, en outre, des règles pour fixer le mois de mariage d'après l'animal correspondant à l'année de naissance de la jeune fille : coq et lièvre : première et septième lunes (mois) ; tigre et singe : deuxième et huitième lunes ; porc et serpent : troisième et neuvième lunes ; dragon et chien : quatrième et dixième lunes ; bœuf et mouton : cinquième et onzième lunes; rat et cheval : sixième et douzième lunes. Toutes ces indications sont rédigées sous forme d'ordonnance et écrites, par l'astrologue, sur papier rouge. En voici un spécimen (1) : « Sachant par la tradition (1) D'après L. Wiegkii. — Rudiments de parle?* chinois (Morale et usages populaires), t. IV. Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 35 que le mariage ne peut être heureux, accompagné de richesses et de longévité, que s'il a été conclu d'après les règles de la divination, nous avons mis le soin le plus extrême à examiner le Yn et le Yang (1), les jours heureux et malheureux, les lois de Torientation. D'après nos calculs, ce mariage doit être conclu le neuf de la sixième lune. La fiancée devra être transportée au logis de son mari entre cinq et sept ou neuf et onze du matin. Parmi les femmes du cortège il ne devra y en avoir aucune (2) du serpent, du coq ou du bœuf. Pour lui épiler le visage (3) il faudra choisir des matrones dont le destin soit de métal. Pour monter en palanquin, pour en descendre, pour vénérer le ciel et la terre, pour le rit de boire ensemble (4), la mariée devra toujours être tournée vers le nord-ouest, afin de recevoir avec révérence l'influence du génie de la félicité. Le lendemain, son lever, sa toilette, la présentation à la famille se feront entre une et trois (1) Le Vn et le Yang, le principe femelle et le principe mâle, bases de la philosophie chinoise, qui par leur combinaison ont créé le monde. (2) Une sorte de proverbe règle les incompatibilités des animaux corres- pondant aux années de naissance de la fiancée et des femmes de son cortège : « Toujours le cheval blanc a haï le bœuf noir ; le mouton ne peut vivre un jour avec le rat; le coq blanc et le chien ne frayent pas ensemble ; le cruel tigre, à la vue du serpent, le met en pièces comme avec un sabre ; le dragon et le lièvre ne peuvent se voir ; le porc craint, pendant toute sa vie, le singe. » (3) Les femmes mariées sont toujours épilées au niveau des tempes, de façon à ce que les cheveux y dessinent très nettement un angle droit. (4) Quand les mariés ont fait leurs génuflexions au ciel et à la terre, aux tablettes des ancêtres, aux parents, ils se font face, puis se saluent. Ensuite, debout et silencieux, ils reçoivent deux gobelets réunis par un fil rouge. Aussitôt qu'ils y ont porté leurs lèvres, ils les échangent, le mari buvant dans celui de sa femme, celle-ci dans celui de son mari (d'après Wieger). Digitized by CjOOQ IC 36 J.-J. MATIGNON heures du matin. Elle devra, pendant sa toilette, faire face à Touest afin de recevoir avec respect les effluves du génie des honneurs. Que si le cortège rencontre en chemin un puits ancien, une ruine, une pagode, il faudra en cacher la vue à la mariée, au moyen d'un feutre rouge. Aucune veuve, aucune femme enceinte, aucune personne en deuil, aucun enfant à la mamelle ne devra approcher la mariée ce jour-là. Si toutes ces précautions sont exac- tement prises, elle vivra heureuse durant une vie longue et paisible (1). » Ce que nous venons de dire au sujet des préliminaires du mariage nous permet de conclure que la Chine doit ignorer complètement le mariage dit à Taméricaine, dans lequel, un beau jour, se trouvent unis un homme et une femme qui ne se connaissaient pas deux semaines aupa- ravant. Malgré la lenteur des négociations, le couple chinois se connaît moins encore : le mari voyant ordinai- rement sa femme le jour de la noce pour la première fois. Mais pour les habitants de la Terre-Fleurie, les décisions de l'astrologue sont en matière matrimoniale autrement plus importantes que les sentiments réciproques des futurs conjoints. (1) Tout est prévu pour que le bonheur de la future épouse soit aussi grand que possible. C'est ainsi qu'on s'assure que toutes les personnes qui pourront être employées le jour du mariage sont d'un « animal en harmonie » avec celui de la jeune femme. L'homme qui fait partir les pétards destinés à chasser les mauvais esprits, au moment où la mariée pénètre chez ses beaux-parents, a été particulièrement étudié au point de vue de la compatibilité de l'animal sous lequel ri est né avec celui de la mariée. Il doit également ne pas être en deuil. Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 37 * Après la naissance et le mariage, voyons la mort dans ses rapports avec la superstition. Il est rare qu'on laisse un malade tranquillement mourir dans son lit, surtout s'il est entouré de Taffection des siens. Quand la fin est proche, Tagonisant est placé sur une planche hors de la chambre. Les Chinois croient, en effet, que Tâme de celui qui meurt sur son lit, au lieu de suivre le corps, s'attache au lit, aux murs de la chambre qui devient inhabitable pour quelqu'un autre et que le défunt dans l'autre monde sera condamné à toujours porter sur ses épaules un bâti en briques de la même forme que le lit de camp chinois. Si une personne meurt dans une chambre avant qu'on ait eu le temps de l'en sortir, le lit est détruit et l'apparte- ment transformé de fond en comble, — l'hygiène n'y est pour rien — afin qu'il puisse, sans danger, être occupé par quelque membre de la famille. Ces idées supersti- tieuses sont assez fréquemment la cause d'infanticides non intentionnels, beaucoup d'enfants malades mourant faute de soins. Si on fait mourir le malade hors de la chambre, on prend, en revanche, la précaution de rhabiller de ses. plus beaux habits, ceux-ci devant servir d'enveloppe à son âme, dans l'autre monde. Cependant, on ne met pas des vêtements quelconques : les fourrures, le drap, la flanelle, la plume du chapeau sont proscrits, sous peine de voir le défunt renaître sous la forme d'un animal. Dès que la mort est survenue, on glisse sous la tête du décédé Digitized by CjOOQ IC 38 J.-J. MATIGNON un -coussin sur lequel est rapportée une pièce d'étoffe blanche représentant un coq. C'est là un fétiche qui doit lui assurer le bonheur dans l'autre monde. Pourquoi le coq agit-il comme porte-veine? Les deux mots coq et bonheur se prononcent, en chinois, de la même façon. Les Célestes jouent sur les mots et un mauvais calembour leur donne non seulement satisfaction, mais pleine con- fiance pour le bonheur futur du défunt. La famille se rend ensuite à la pagode la plus proche, pour chercher l'âme du décédé. On essaye de fixer contre le mur, par simple application, une sapèque ou un petit morceau de papier. L'adhérence peut se produire parfois, grâce à quelques toiles d'araignées, un peu de crasse qui se trouve sur la muraille : elle indique le siège de l'âme du défunt. Si l'adhérence ne se fait pas, on conclut que l'âme n'est pas encore venue à la pagode. On peut voir quelquefois sur un cercueil circulant à dos d'homme, à travers la campagne, ou stationnant sur les quais de Tien-Tsin, attendant le départ d'une jonque qui le portera vers le Sud, un coq blanc, attaché par les pattes. Le coq est destiné à assurer le bonheur du mort pendant tout le voyage qu'il devra effectuer pour rega- gner le cimetière de famille. J'ai parlé, au début de ce travail, du rôle des astro- logues, en matière d'enterrement, au sujet du fong-choué. Ces mêmes astrologues, au moyen des huit caractères (pa-t'zeul) du mort, de ceux de son fils aîné, de son petit- fils, quelquefois de ceux de son deuxième, de son troi- sième fils, déterminent le moment de la mise en bière, celui où le cercueil sera cloué, où on commencera à Digitized by CjOOQ IC DE QUELQIIKS SUPEnSTJTIONS 39 creuser la tombe, l'heure du départ pour le cimetière, celle de Tinhumation. Ce sont ces mêmes charlatans qui fixent encore le jour du premier sacrifice, des cultes et offrandes à faire sur la tombe. . Les Chinois croient que les esprits des morts enterrés sans cerceuils deviennent des esprits malfaisants, capables de venir contrecarrer le succès de leurs entreprises. Peut- être les Sociétés du Cercueil instituées dans beaucoup d'endroits, pour assurer un dernier costume aux indigents décédés, procèdent-elles moins d'un sentiment généreux que d'une idée superstitieuse. Cette bienveillante atten- tion ne peut manquer de bien disposer l'esprit du défunt en faveur de ceux qui ont contribué à offrir un cercueil à son corps. La vie quotidienne du Chinois est tissée de supersti- tions. Un coq chante sur votre toit : c'est là une chose d'un bien fâcheux augure. Votre maison, sûrement, prendra feu dans le courant de l'année, mais vous pouvez conjurer le mauvais sort en tuant, d'un coup de fusil, le volatile. Si un chien à queue blanche entre dans une habitation, . il est à craindre que quelqu'un de ses habitants ne meure dans l'année. Une femme ne peut s'approcher d'un puits qu'on com- mence à creuser. Pourquoi? On n'en sait rien. Dans tous les cas, dès que le premier coup de pioche est donné, un drapeau rouge est fixé au bout d'un bâton, qui signifie, pour le sexe faible : « Passez au large ! » Digitized by CjOOQ IC h J.-J. MATIGNON Les puits sont à fleur de terre et rorifice en est, géné- ralement, fermé par une pierre ronde. Certains d'entre eux sont considérés comme funestes aux personnes qui tenteraient de les ouvrir. Dans la cour du ministère des finances, à Pékin, se trouve un puits de ce genre. « Celui qui découvre ce puits meurt dans Tannée », dit-on de lui. Il y a deux ans, le feu prit au ministère. Il eût été naturel de se servir de Teau qu'on avait sous la main^ au lieu de faire une chaîne de 700 à 800 mètres. Mais pas un pompier n'eut assez de cœur au ventre pour oser toucher à la fermeture du puits. Les Chinois mangent tous les mets dans la même assiette. La cause en réside dans cette boutade, devenue acte de foi : « Changez les assiettes et la maîtresse de la maison mourra. » Il est très difficile, même avec un parapluie, de faire sortir les Célestes par temps d'averse. A leurs yeux^ l'ondée représente l'accouplement entre le yang et le yn, le principe mâle et le principe femelle, la copulation du Ciel et de la Terre, et ils considèrent comme inconvenant d'être les témoins de cet acte. De même, les Chinois ne montrent jamais un arc- en- ciel du doigt. Une telle audace doit être punie, dans l'année, par la gangrène du doigt. L'arc-en-ciel repré- sente, à leurs yeux, la verge du principe mâle, le Ciel, dans son accouplement avec le principe femelle, la Terre. L'horreur que les Chinois ont et avaient surtout pour la photographie procédait d'idées tout à fait superstitieuses sur lesquelles je n'ai pu être fixé exactement. Mais la Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 4J grande majorité croit encore que les produits dont nous nous servons sont faits avec des viscères humains, les yeux plus particulièrement. Cette croyance des masses peut parfois être habilement exploitée par la classe dirigeante, au détriment des étrangers. Les religieuses qui furent massacrées à Tien-Tsin, en 1870, avaient été accusées d'arracher les yeux des enfants qu'elles recueillaient, pour en faire des drogues et plus spécialement des produits photographiques. Les Chinois sastisfont leurs besoins, grand et petit, dans la rue, aux yeux de tous les passants et la vue de l'homme dans la position dite « à la turque » ne choque personne, pas même les femmes. Mais jamais ces der- nières ne sont aperçues en pareille attitude. Est-ce la pudeur qui s'oppose à ce que, comme les hommes, elles accomplissent en public ces actes naturels? Peut-être. Mais il y a aussi la superstition dont il faut tenir compte : les Célestes disent que ceux qui voient une femme en train d'uriner ou de déféquer sont exposés à quelque malheur; aussi les Chinoises se cachent-elles. Les Européens et Européennes, à Pékin, doivent regretter que pareille superstition ne s'applique pas à l'homme, car ils pourraient alors librement circuler par les rues de la capitale, sans être exposés à voir leur regard tomber, à tout moment, sur ces peu intéressants groupes de Chinois accroupis ! Les candidats aux examens des lettrés dorment souvent la tête sur les livres, convaincus que l'essence de ces classiques pénétrera dans leur cerveau. Digitized by CjOOQ IC 42 J.-J. MATIGNON . Un fait très curieux, qui montre le très haut respect dans lequel Confucius est tenu par la classe lettrée, est la superstition relative aux écritures. Tout papier portant des inscriptions, écrites à la main ou imprimées, revêt une sorte de caractère sacré. De petits paniers en osier sont suspendus dans les endroits les plus fréquentés, placés dans les boutiques, avec cette mention : « Respect aux caractères » et on y jette le papier. Il y a même des individus payés spécialement pour ramasser par les rues le papier écrit ou imprimé, dont, on fait des ballots brûlés de temps en temps, au temple de Confucius, ou dans des établissements ad hoc. L'un deux se trouve au voisinage de Thôpital du Nan-Tang. Il ressemble à une maison de thé ordinaire et je suis passé, pendant près de trois ans, tous les jours devant la porte sans que mon attention fût particulièrement attirée : cependant la destination de cet immeuble est écrite sur le mur, en gros caractères, qui signifient, ceux de gauche : « Respectez et ayez pitié des papiers avec des caractères ! » Ceux de droite expliquent que cet établissement distribue aussi gratuitement des cercueils aux pauvres {/îg 3). L'usage souvent inférieur que les Européens font du papier manuscrit ou imprimé révolte les Chinois lettrés qui ne se servent, pour la même fin, que de papier vierge de tout trait de pinceau ou d'encre de composteur et ne peuvent comprendre que nous soyons assez irrévérencieux pour profaner, à ce point, les manifestations de la pensée. Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 43 Voici, au sujet de ce respect du papier, ce qu'il est dit dans les Trois Préceptes (1) : « Ne pas détruire une seule lettre est le chemin de la considération. N'importe où vous voyez un morceau de papier recouvert d'écriture, il faut le ramasser, le brûler aussitôt ou le recueillir dans un panier. Quiconque a ramassé un millier de caractères Fig. 3. — Maison où on brûle les papiers écrits. a allongé sa vie d'un an. Après avoir amassé en quantité notable du papier couvert d'écriture et l'avoir réduit en cendres, il faut porter celles-ci à la rivière ou bien creuser une fosse et les y enterrer. Si on aperçoit quelque écrit dans la fosse d'aisance, il ne faut pas, parce qu'il est souillé, omettre de le ramasser. Mais il faut le laver pro- prement, puis le sécher et le brûler. Il ne faut pas non (1) D'après WiEGBR. — Loc. cit. Digitized by CjOOQ IC 44 J.-J. MATItiNON plus permettre aux femmes de placer, dans un livre, leur patron de couture : c'est la chose qui porte malheur. Continuellement, on voit des accouchements labprieux.. Cela vient d'avoir abusé des livres pour y serrer des patrons. Remplacez vite le livre par un autre objet et la femme sera sauvée. Chacun a des filles et des brus, il faut leur apprendre cela. Il ne faut pas se servir d'écrits pour faire une couverture de livre ; il ne faut pas éparpiller les bouts de papier portant des caractères, il ne faut pas couper, avec un couteau ou dés ciseaux, le papier portant des caractères : si on le fait, on renaîtra muet. » * * La grande crédulité des Chinois était un champ riche pour l'exploitation de devins, plus ou moins extralucides, capables de lire dans le passé et dans l'avenir. La qua- trième page des journaux du Céleste-Empire ne donne point encore l'adresse de ses merveilleuses pythonisses, comme cela se fait en France : « M*"® X..., somnambule de naissance. Avenir par les cartes et les lignes de la main. Fait retrouver les objets perdus. Moyens infaillibles de se faire aimer. Guérison certaine des maladies. Célérité. Discrétion. » Mais les Chinois savent parfaitement trouver le domicile de ces intermédiaires. Ce sont surtout des femmes qui jouent ce rôle de devineresses et on s'adresse à elles soit pour avoir des nouvelles d'un mort, soit dans les cas de maladie. Il y a deux modes opératoires. Dans le premier, le médium se sert d'un petit morceau de bois de saule qui doit rester exposé, pendant quarante-neuf Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 45 nuits, à la rosée pour acquérir la faculté de parler. C'est lui qui, suspendu à Toreille de la femme ou plutôt déposé Sur le creux épigastrique, est censé faire les réponses aux questions posées au médium. Il y a là bien évidem- ment une supercherie de ventriloque. Dans la deuxième méthode, l'esprit du mort dont on veut avoir des nouvelles doit pénétrer dans le corps du devin et parlera par sa bouche. Le médium s'assied devant une table, sur laquelle brûlent deux chandelles et trois bâtonnets odoriférants pour les sacrifices, frappe la table trois fois de son front, puis reste, la tête penchée, dans une immobilité parfaite, un temps suffisant pour permettre à l'esprit évoqué d'entrer en lui. Quand l'esprit est arrivé, le médium relève la tête et la conver- sation s'engage. L'entretien fini, le silence se fait. La tête s'incline de nouveau vers la table. Le médium vomit ou fait des efforts : l'esprit du défunt sort de son corps. Puis il boit quelques tasses de thé et alors redevient lui- même. S'il s'agit d'une consultation, le procédé est le même, mais l'esprit évoqué est celui d'une divinité médicale qui, par la bouche du médium, indiquera la thérapeutique à suivre. * * « Ce nombre prodigieux de superstitions, dont je nai fait qu'indiquer les plus intéressantes, a comme résultat, non seulement de paralyser 4es affaires de l'État, mais de mettre des entraves à l'initiative individuelle. Il plonge Digitized by CjOOQ IC 46 J.-J. MATIGNON la Chine dans un singulier mélange de fanatisme, de fatalisme et de lâcheté et s'oppose grandement à tout perfectionnement de l'organisation sociale. Il faut avoir le flegme d'un Chinois pour ne pas devenir fou au milieu d'un pareil amas d'idées superstitieuses. Le Chinois vit dans une véritable gangue de supersti- tions toutes plus ridicules, plus terrifiantes les unes que les autres. Presque toujours il y croit fermement et les redoute. Mais il croit toujours, aussi énergiquement, aux nombreux moyens préconisés pour se protéger contre les funestes influences, conjurer le mauvais sort. Et ces moyens, bien qu'ils puiésent paraître invraisemblables, non pas seulement à nous, Occidentaux, mais aux Chinois eux-mêmes, n'en sont pas moins considérés comme de précieux talismans.. Nous allons en passer quelques-uns en revue. On voit souvent, dans les campagnes, se dresser des pagodes élancées, élégantes. Beaucoup sont des tombeaux ou appartiennent à des temples. Quelques-unes n'ont d'autre but que de protéger la contrée contre certaines mauvaises influences. Ces sortes de paratonnerres pour « fong-choué » sont toujours bâtis dans un endroit indi- qué par l'astrologue. Le nombre de leurs toitures est impair, les nombres pairs étant de mauvais augure. Ces édifices sont élevés par les souverains, les gouverneurs de province ou par souscription publique {fig, 4). Les particuliers ont à leur disposition des moyens plus simples et plus économiques pour corriger un « fong- choué » préjudiciable à leur maison. Ils placent sur le toit une petite niche, rapidement occupée par les moi- Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 47 neauxetdans laquelle ils déposent une petite divinité de terre ou de porcelaine. Fig, 4. ^ a Para-Ion g-choué ». Les Chinois supposent que toute sorte de mauvaises influences, qu'ils ne se donnent la peine ni de définir^ ni de classifîer, même d'une façon sommaire, peuvent péné- Digitized by CjOOQ IC 48 J.-J. MATIGNON trer dans leur maison, surtout si une petite rue débouche directement sur la porte principale. Aussi place-t-on à l'entrée de celle-ci une petite colonne de pierre, sur- montée d'un lion et portant certains caractères à sens fatidique. Ou bien on élève une petite pagode. Mais Ton a surtout une grande confiance dans une pierre apportée Fig. 5. — « Cette pierre a le pouvoir de résister! » à prix exorbitant de la célèbre montagne de Taé-Chan. On la plante devant la maison, bien en face de la ruelle et on y grave cette inscription, au-dessous de la tête d'un animal fabuleux : « Cette pierre, venue delà monta- gne Taé-Chan, ose résister ! » (aux mauvaises influences). La figure ci-jointe {fig, 5) représente une de ces pierres, photographiée près de la légation de France, devant une boutique de charbonnier. Le sens des caractères qu'elle Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 49 porte est : « Cette pierre du montTaé a le pouvoir de résister I » . . ' Les moyens sont nombreux pour protéger la maison contre ces fâcheuses influences. Au-dessus de la porte on Fig. 6. — Les Pa-Koua et le Yn et le Yang. fixe un morceau de bois ou de carton, octogonal, portant en son milieu, les deux principes mâle et femelle le Yang et le Yn, entourés des Pa-Koua (1) {fig. 6). On peut les (1) Les Pa-Koua sont une combinaison de lignes droites et de lignes brisées tirées de Yi-King *■ (Livre des changements). La ligne droite représente le principe mâle Yang et la ligne brisée, le principe femelle Yn. En les combinant entre elles trois par trois, ces lignes donnent huit groupes représentant le cieF, la vapeur, le feu, le tonnerre, le vent, l'eau, la montagne, la terre. On arrange généralement ces huit figures sous une forme octogone à laquelle on donne le nom de Sien-Tien. L'invention de ces trigrammes est attribuée à Fou-Si, 3.000 ans avant Jésus-Christ environ. • Le Yi-King est sans doate le livre le plus ancien de l'humanité. U a précédé VAvesla de» Perses et le Uahabharata des Hindous. Il doit avoir cinquante siècles. Digitized by CjOOQ IC 50 J.-J. MATIGNON remplacer par un miroir ou par un dessin représentant un tigre muni d'ailes. Sur la toiture, on place un chat en terre cuite, ou bien trois flèches fixées dans un tube de terre, ou bien un petit lion de terre cuite, assis sur son derrière, regardant dans le sens de la direction des rangées de tuiles du toit. Ces objets n'ont d'autre but que d'écarter certaines Fig. 7. — Mur protecteur « Yng-péï ». influences voisines, mauvaises, délétères, qui pourraient rendre la maison aussi peu hygiénique que peu profitable aux affaires. A quelques mètres en avant de la porte d'entrée de beaucoup de maisons, on voit se dresser un mur, de 2 m. 50 à 3 mètres, tantôt simple, tantôt à trois faces, portant ou non des gravures d'animaux, comme tigre, dragon : c'est le Yng-péï, le bouclier protecteur contre leSha-Tchi, les « dangereuses vapeurs » qui cherchent à pénétrer dans les habitations (fig, 7). Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 51 Contre ces « dangereuses vapeurs » et le mauvais sort, en général, un héros célèbre de la dynastie de Tchéou^ Kiang-Taé-Koung, joue un rôle capital et économique- Sur une feuille de papier rouge, collée sur laporte, on écrit : Fig. 8. — Les gardiens de la Porte. Kiang-Taé"Koung est ici, vous n'avez rien à craindre! » Et cela suffit à calmer les transes des plus superstitieux. Tous les ans, on colle sur les portes de devant et de derrière des maisons chinoises les images des génies de la porte, les meun-chèn, désignés dans le langage populaire sous le nom de Kia-Kouan^de^i-k-àive, fonctionnaires du logis [fig. 8), Sur la porte d'entrée, on colle à droite Digitized by CjOOQ IC 52 J.-J. MATIGNON rimage de Tsin-kion, à gauche, celle de King-te. Sur la porté de derrière, à droite Chen-ton ; à gauche lu-léi. Ces jgénies sont quatre généraux fameux de la dynastie des Tang, que l'empereur Taé-tsoung consacra esprits tutélaires des portes, parce qu'ils les protègent contre les influences funestes, les démons* On trouve l'origine de cette habitude superstitieuse dans une légende rapportée par l'histoire de la dynastie des Tang (1) : « Siao-pa-long, prince dragon des mers de l'Est, ayant fait pleuvoir contrairement aux ordres de Yu-Hoang, celui-ci résolut de le tuer. «Wei-tcheng, alors ministre du Taé-tsoung, était éga- lement investi des fonctions de bourreau du Ciel, et à ce titre devait exécuter les ordres de Yu-Hoang. « Siao-pa-long intéressa, en rôve, Taé-tsoung à sa cause et comme Wei-tcheng devait le lendemain monter au Ciel, pour tuer Siao-pa-long, Taé-tsoung résolut d'user d'un subterfuge pour retenir Wei-tcheng à la cour, « Il lui proposa une partie d'échecs. Wei-tcheng, mandé par ordre céleste, n osait refuser à son souverain et il joua fort tard dans la nuit, quand soudain son âme se sépara de son corps et alla au Ciel. « Sur l'ordre de Yu-Hoang, il tua Siao-pa-long et une pluie de sang tomba sur la terre. (1) La dynastie des Tang, 620 à 907 après J.-G. Je dois cette traduction à M. Blanchet, deuxième interprète à la légation de France, que je tiens à remercier, particulièrement, pour le bienveillant concours qu'il m*a toujours prèle dans mes recherches et les précieux renseignements qu'a pu me procurer sa parfaite connaissance de la langue et surtout des mœurs des Chinois. Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 53 « Depuis, Pâme de Siao-pa-long vint hanter le palais et reprocher à Taé-tsoung de ne pas l'avoir protégé. Fig. 9. — Un porte-bonheur. En sortant vous voyez le bonheur. « Obsédé, Taé-tsoung fit coller sur les portes les images des quatre guerriers précités et le calme, dès ce moment, régna au palais. » Digitized by CjOOÇ iC u i.'i, MATIGNON A la fin de Tannée, on place, bien en évidence, collée sur un mur, un arbre, un poteau, Tinscription suivante, écrite sur papier rouge, pour qu'elle puisse frapper le regard, dès qu'on sort de chez soi : « En sortant vous voyez le bonheur », et le Chinois se persuade qu'il ne peut pas en être autrement {Jig. 9). Sur les bords des rivières qui débordent facilement, les pagodes abondent, élégantes ou simples, bâties en Fig. 10. — Pagode sur les bords du Lan-Hô. briques ou en terre, dédiées au dragon de Teau, à qui on brûle des bâtonnets odoriférants, pour conquérir ses bonnes grâces {/ig, 10), Les Chinois supposent que beaucoup d'esprits vivent dans l'autre monde pauvres et dénués de tout. Mais leur misère ne les empêche pourtant pas d'exercer une grande influence sur les destinées humaines. Aussi, les Célestes ont-ils pensé à s'attirer leurs bons offices, en parant à Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 55 leur dénûment dans la terre des ombres et certaines cérémonies sont faites pour envoyer d Ici-bas, en même temps que des remerciements, quelque nourriture à ces pauvres esprits. * * Il me reste à parler, maintenant, des fétiches, des charmes. Ils sont très nombreux. On pourrait supposer que leur insuflBsance, depuis longtemps démontrée par les résultats négatifs qu'ils donnent, aurait dû engager les Chinois à chercher ailleurs. Il n'en est rien. La couleur rouge garantit contre les mauvais esprits. Les habits rouges sont d'excellents préservateurs. LeS parents placent souvent dans la doublure des blouses de leurs enfants des morceaux d'étoffe de cette teinte, pour qu'ils ne soient pas mutilés par les démons. Un excellent porte-bonheur est une chaîne d'argent portée au cou et achetée au moyen de sapèques provenant d'au moins cent familles différentes. C'est un des fétiches auxquels renoncent le plus difficilement les néophytes chrétiens. On voit aussi dans beaucoup de maisons des pièces de monnaie de différentes dynasties, montées ensemble au moyen d'un fil rouge et représentant la forme d'un sabre : avec pareil talisman, le bonheur coule à flots Heureux celui qui peut suspendre à la porte de sa Digitized by CjOOQ IC 56 J.-J. MATIGNON chambre un couteau ayant servi à assassiner : pas un mauvais esprit n'osera l'approcher. Des feuilles d'iris et d'armoise placées au-dessus du lit, une branche de pêcher en fleurs fixée au linteau de la porte, suffisent pour écarter le malheur. Sur eux, les Chinois portent accrochés à un bouton de leur blouse une petite courge^ un morceau de jade ou d'ivoire sur lequel sont gravées certaines inscriptions heureuses : « Puissiez-vous avoir une calme longévité. » — (( Puissiez-vous connaître les trois bonheurs (longé- vité, paternité, mandarinat). » Des dessins représentant la chauve-souris, une pêche, un cerf, une grue, sont autant d'indices de félicité et de longue vie; de petits cou- teaux en argent, spéciaux contre les maléfices, sont sus- pendus par une chaîne au cou des enfants. Il en est de même des clous ayant servi à clouer un cercueil. On les place dans la natte et surtout on les fait monter dans des bracelets qui sont portés par les enfants mâles jusqu'à seize ans, c'est-à-dire à l'époque où « ils sortent de l'enfance ». Beaucoup de charmes sont écrits sur des morceaux de papier cousus dans la doublure des habits. Plus sou- vent, on les fait brûler et les cendres sont avalées dans du thé. Certains de ces charmes, portant dès inscriptions spéciales et ornés d'une tête de chien, sont très en faveur chez les demi-mondaines désireuses de s'attirer, sinon l'affection, au moins la clientèle de quelque riche protec- teur. Le papier est réduit en cendres et la courtisane tâche de faire avaler celles-ci au Chinois convoité^ con- Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 57 vaincue que celui-ci, avec la fidélité du toutou dont rimàge a été brûlée, ne pourra pas manquer de venir lui offrir son cœur et sa bourse. Fig. 11. — Sabre porte-bonheur fait avec des monnaies des différentes dynasties. Les Chinois attribuent assez volontiers des propriétés magiques à des arbres, à des sources, à des pierres. A Ling-Si-Sien (ville de la pierre spirituelle), non loin de Digitized by CjOOQ IC 58 J.-J. MATIGNON la capitale du Chan-Si, se trouve une pierre de quatre à cinq pieds de diamètre gardée dans un temple spécial, par une nuée de prêtres. C'est très probablement un météorite. On lui accorde toute sorte de vertus miri- fiques, elle est la source de tous les bonheurs et garantit ceux qui la touchent contre toutes les infortunes (1). Pour terminer, je parlerai des superstitions médi- cales (2). Les traités de médecine sont farcis d'idées superstitieuses : on y parle d'influences occultes, mal définies, jouant pourtant un rôle bien déterminé dans la genèse de beaucoup de maladies. Mais la superstition est surtout intéressante à étudier dans ses rapports avec la thérapeutique. Beaucoup de maladies sont attribuées à Tinfluence néfaste d'esprits malins. On peut avantageusement lutter contre eux, grâce à de petits morceaux de papier de couleur jaune, à de petites pièces d'étoffe de teinte rouge portant certaines inscriptions cabalistiques. Ces charmes sont fixés dans la doublure des habits ou, ce qui vaut mieux, brûlés : les cendres sont ensuite avalées dans du thé. On peut encore efïrayer les malins esprits et leur faire quitter le corps du patient, en battant les matelas et les couvertures du malade avec une branche de pêcher ou de saule pleureur, ou bien avec un fouet dont la corde revêt la forme d'un serpent. (1) HoLCOMBE. — Loc. cit. (2) Communication faite à la Société d'Anthropologie de Paris y 1898, Digitized by CjOOQ IC DE QUKLQUKS SUPERSTITIONS 59 La superstition triomphe en matière d'accouchement et de pédiatrie. Un accouchement laborieux ne peut être attribué qu'aux esprits mal intentionnés s'opposant à la sortie de l'enfant. Un prêtre taoïste est, dans ce cas, requis pour pratiquer certaines cérémonies destinées à faire fuir les démons. Sur une table on dispose des chandelles, des bâtonnets odoriférants, de la similimonnaie en papier d'argent, trois coupes de vin, une assiette contenant trois sortes de grains. Le prêtre commence à réciter, entre ses dents, quelques prières accompagnées de coups rythmés, frappés sur la table. Puis après demi-heure de ce petit exercice, le bonze remet au mari trois morceaux de papier de deux à trois pouces de large sur un pied de long. L'un est collé au-dessus de la porte d'entrée de la chambre de la femme, l'autre sur son front et le troisième réduit en cendres est avalé dans du thé par la parturiente. Puis, on attend que les charmes fassent leur effet. On attend souvent fort longtemps et la vie de la malade paraissant en danger, on recourt à un moyen suprême auquel pas un accouchement ne saurait résister : une séance de marionnettes^ dans laquelle figure la déesse de la maternité. La chose se passe, en général, au niveau de la chambre de la parturiente. Mais dans certains cas, lorsqu'il faut produire le maximum d'effet dans le mini- mum de temps, la déesse delà maternité est enlevée de son théâtre et promenée sur le ventre de la femme. Ce procédé est considéré comme infaillible et, quand il est suivi d'insuccès, les Chinois au lieu de douter de son efficacité préfèrent croire que le résultat négatif est dû unique- Digitized by CjOOQ IC GO J.-J. MATIGNON ment à une mauvaise application de cette excellente méthode. Pour guérir les femmes enceintes de leur nervosité et aussi pour les garantir contre toute sorte de mauvais esprits qui pourraient gêner Taccouchemènt on place, devant la porté de leur maison, un vieux morceau de filet. Les démons ne peuvent manquer de prendre la fuite, car ils savent que c'est avec de tels instruments qu'ils sont pinces par les prêtres taoïstes. Dès leur naissance, les enfants doivent être soustraits aux influences fâcheuses pouvant contrarier leur bonheur : nous avons parlé des fétiches faits de chaînes d'argent, pièces de monnaie, clous de cercueil. Contre les coliques, l'enfant porte une ceinture faite de corde rouge de préférence, ayant comme boucles deux vieilles sapèqués de la dynastie des Han (coulées vingt- cinq ans environ après J.-C). Dans le même but théra- peutique, on se sert d'une pièce d'étoffe rouge sur laquelle sont fixés des morceaux de soie noire représentant un tigre, un serpent, un lézard, un centipède et un cinquième animal fabuleux de nature indéterminée, pourvu de trois pattes seulement. Ce talisman est porté par l'enfaiit pendant les cinq premiers jours de la cinquième lune. La variole, qui fait de si grands ravages en Chine, devait donner- le jour à des pratiques superstitieuses destinées à protéger le jeune âge contre les épidémies. Peut-être les Chinois ont-ils autant de confiance dans lé procédé suivant que dans la méthode jennérienne. Tout comme la vaccine, et mieux sans doute, une petite courge à deux renflements peut donner l'immunité. Celle- Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 61 ci sèche et vidée de ses graines est, la dernière nuit de Tannée chinoise, suspendue près de Tendroit où dort l'enfant qui n'a pas encore eu la petite vérole. Le dieu de la variole versera le mal dans la courge, et non dans le corps de Tenfant. Dans tous les cas, si la maladie se déclare plus tard, elle ne pourra être que très bénigne. La courge peut être remplacée par une petite lanterne, pré- sentant aussi deux renflements et suspendue au cou de l'enfant. Ce dieu de la variole se fait un malin plaisir, paraît-il, de défigurer par des cicatrices les enfants, surtout quand ils sont jolis. Aussi les Chinois ont-ils essayé dé le tromper. Certains enfants ont, pendant la dernière nuit de l'année, la figure recouverte de masques horribles. Le dieu passe et voyant des enfants aussi laids, il trouve inutile ou difficile de leur laisser une maladie qui puisse les enlaidir davantage. Les Chinois pratiquent la vaccination et surtout la variolisation. Bien souvent, quand dans une maison un enfant a été inoculé, on colle sur la porte une affiche ainsi conçue : « Gare à la variole ! » Ne croyez pas qu'elle ait comme but de prévenir les gens qui pourraient entrer de la possibilité peureux de contracter la maladie. Cela veut simplement dire : « Il y a ici un enfant vacciné. N'entrez pas, car votre œil exercerait peut-être une fâcheuse influence sur révolution des pustules 1 » Ils attribuent assez volontiers des propriétés curatives à certains arbres^ à certaines sources qui revêtent de ce fait un caractère quasi sacré. Ainsi au-devant de l'un des tombeaux des Empereur^ Ming — excursion obligatoire Digitized by CjOOQ IC 6% J.-J. MATIGNON de tous les globe-trotteurs qui viennent à Pékin — se trouve un autel bouddhique en pierre. Dans Tun des angles on voit un orifice donnant accès à une petite source. Celle-ci ferait merveille contre les affections oculaires. De nombreux Célestes viennent là, retirent de Torifice une petite baguette terminée par un chiffon et plongeant à demeure dans Teau. Le chiffon est passé sur tous les yeux malades.- Je ne sais s'il en a guéri. Mais je crois pouvoir affirmer qu'il a dû contribuer à propager la conjonctivite granuleuse, assez fréquente dans ces parages. Non seulement les Chinois croient à Tefficacité de certains charmes pour se guérir eux et les leurs, mais ils pensent que certains charmes spéciaux peuvent nuire si Ton peut les faire absorber aux personnes que Ton hait et qu'ils ont même le pouvoir de les rendre malades et de les faire mourir. Le procédé n'est pas à la portée de toutes les bourses, car il est généralement dispendieux. On peut, en effet, moyennant finances se procurer, dans certains temples, des feuilles de papier jaune sur lesquelles sont imprimées soit une tête de buffle, soit une tête de chien, soit les deux à la fois. Le papier est réduit en cendres et on tâche de faire avaler celles-ci à son ennemi, sans qu'il s'en doute. Cette croyance a son corollaire. Il arrive que des malades se persuadent qu'ils sont victimes d'un de ces charmes. Aussi, dès que cette conviction est établie, on ne perd pas une minute pour annihiler les funestes influences. Deux, trois prêtres taoïstes — le nombre est fonction de la fortune du patient — sont appelés, qui Digitized by CjOOQ IC DE QUELQUES SUPERSTITIONS 63 par des passes mystérieuses, des prières doivent, si le malade est à Tagonie, retenir son âme dans son corps. Ils se servent, en même temps, d'un miroir monté au bout d'une tige de bambou qu'ils promènent au-dessus du patient, font un vacarme" infernal avec des gongs et des tambours et brûlent des papiers portant des têtes de bufïïe et de chien identiques à ceux dont les cendres sont présu- mées nocives* Les épidémies ouvrent carrière à toute sorte de fantai- sies superstitieuses. Pendant Tété de 1895, le choléra fit rage à Pékin et plus de 50.000 personnes moururent. Les Chinois furent très affolés. On fit des processions, des feux de joie, on brûla plus de poudre en pétards et en fusées qu'on n'en avait consommé dans la guerre .contre les Japonais. Des listes de souscription circulaient. Chacun s'inscrivait pour concourir aux dépenses des feux et des pièces d'artifice. Les généreux souscripteurs avaient le droit de faire placer au-dessus de leur porte une petite inscription, sur papier, dont voici le sens ; « Ce monsieur a versé pour honorer le dieu de l'épidémie* » Et forts de Timmunité conférée à si bon compte, les Célestes conti- nuaient à se bourrer de melons, à boire de l'eau souillée et... à contracter le choléra. Lors de Tépîdémie de peste de Canton (1) en 1893 et 1894, les Chinois effrayés, voyant tous les moyens insuf- fisants, pensèrent à célébrer la « fête du nouvel an » par anticipation. Cette coutume est assez répandue lorsqu'une grande épidémie comme le choléra se montre à la 6® ou (I) The Plague to Canton, {Impérial Maritime Cusloms, Médical Reports, 1895). Digitized by CjOOQ IC 64 J.-J. MATIGNON 7® lune. Où fête alors le nouvel an; on espère par ce procédé tromper le dieu de Tépidémie qui s'apercevra, avec étonnement/ qu'il a fait une erreur dans le choix de l'époque d'apparition du fléau de l'épidémie et repartira entraînant celui-ci avec lui. La superstition rend le Chinois ingénieux et lui fait trouver toute espèce de moyens de carotter les esprits et les dieux. Ainsi quand le Chinois veut bien disposer en sa faveur un dieu, il fait disposer des assiettes contenant des offrandes sur une table, au milieu de laquelle se trouve un trou. Il se glisse sous la table, passe la tète au travers du trou et le dieu, pensant que le bonhomme est offert à titre de sacrifice, ne manque pas d'exaucer sa prière. La pharmacie elle-même a parfois maille à partir avec la superstition. C'est ainsi qu'on place un couteau sur le couvercle d'une marmite où mijotent des préparations thérapeutiques, pour empêcher celui-ci d'être soulevé par les malins: esprits désireux d'ajouter des principes nocifs à la drogue bienfaisante qui se prépare. * * * L'expérience des siècles aurait dû démontrer aux Chinois tout ce que ces superstitions avaient de faux, de ridicule et souvent de funeste. On se demande avec étonnement comment des hommes que l'Europe considère encore comme intelligents peuvent s'obstiner dans de pareilles erreurs. En présence d'une semblable ténacité en matière Digitized by CjOOQ IC I)K QUELQUES SUPERSTITIONS 65 d'absurde, la première chose à faire est de douter de cette fameuse intelligence des gens qui ont inventé la poudre. Et les Européens qui ont vécu quelque temps au milieu des Célestes et ont su résister à « Tencbinoise- ment » sont tous convaincus de cette vérité que les Chinois sont surfaits et jugés par TEurope trop au-dessus de leur valeur intellectuelle et morale. Peut-on espérer aflEranchir la Chine de ce tissu de superstitions qui étouffe son intelligence, s'oppose à tout progrès ? L'erreur, l'absurde, le mystérieux ont un tel attrait pour le Chinois, qu'il renoncera difficilement, je le crains, à ses croyances. Je ne veux pour terminer en citer qu'un exemple. En cas de fracture d'un membre, on prend un coq vivant, on le fend en deux et on l'applique sur le membre ; la force vitale du coq doit passer dans celui-ci et en amener la consolidation immédiate. Les médecins chinois ont, bien entendu, vu leurs efforts toujours couronnés d'insuccès. Ils n'en continuent pas moins et si on leur fait observer que la méthode est sans doute mauvaise^ ils vous répondent d'un ton convaincu qu'elle est infaillible et que si elle ne réussit pas, c'est uniquement parce que le corps du coq n'est pas assez rapidement appliqué ; faut-il les plaindre ou se moquer d'eux ? Digitized by CjOOQ IC Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE On pourrait écrire un volume considérable sur le suicide en Chine, car il n'est, croyons-nous, pas de pays où ce crime soit aussi fréquent que dans TEmpire du Milieu. On dit que les Grecs et les Romains le prati- quaient souvent; il faudrait dire certains Grecs, certains Romains, les stoïciens, les disciples de TÉcole du Por- tique. Mais ceux-là exceptés, le nombre des suicides était peu important. Il n'en est pas de même en Chine : on le rencontre dans toutes les classes et à tous les âges. C'est un fait bien connu que le Chinois, comme tous les Orientaux d'ailleurs, ne craint pas la mort et fait peu de cas de la vie : une des bonnes preuves en est donnée par la facilité avec laquelle les Célestes se débarrassent de leurs enfants. Nous aurons l'occasion d'en parler plus loin. Digitized by CjOOQ IC 68 J.-J. MATIGNON Il ne faut pas chercher dans la philosophie ou les reli- gions des Chinois des incitations au suicide. Sénèque conseillait d attendre la mort avec courage et môme de la devancer, la mort volontaire permettant à l'homme isolé de tenir tête au maître du monde et lui donnant par là le sentiment de sa force et de son indépendance. Ce sont des spéculations d'un ordre moins supérieur qui poussent les Chinois « à sortir de la vie par le chemin le plus court » et toutes, à peu près, en dernière analyse, se ramènent à une des nombreuses manifestations de l'égoïsme outré, qui est une des caractéristiques de la race. Le Chinois est un être foncièrement égoïste : quelques satisfactions d'amour-propre, son bien-être personnel, telles sont les fins de son existence. Ne cherchez pas chez lui les sentiments d'humanité et de philanthropie si développés dans les nations occidentales : la misère d'autrui le laisse froid. Ne lui demandez point d'idées élevées, faire le bien pour le bien, accomplir le devoir pour le devoir; son intelligence conçoit peu ou pas le dévouement. Ajoutez à cela l'apathie physique et morale, le manque d'énergie dans les circonstances difficiles, l'absence de courage et de résignation pour une existence devenue brusquement difficile. Aussi dès que la vie lui est un peu à charge, n'hésite-t-il point à la quitter. Rousseau disait : «Le suicide est une mort furtive et honteuse ; c'est un vol fait au genre humain. » Telle n'est point Topinion du Céleste. Sa vie lui appartient et à lui seul. Il peut en disposer à sa guise sans s'inquiéter des autres. « On naît, on vit, on meurt ; ainsi vont les choses. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 69 La vie me pèse, je me débarrasse de ce fardeau en somme sans importance pour moi et encore moins pour les autres. » Égoïsme et fatalisme : ces deux mots résument à peu près ce qui sert de morale aux Chinois. Fig. 12. — Le Génie du Suicide. Chez l'Occidental, l'idée de mort violente éveillera deux sentiments: l'un physique: la crainte de la douleur; l'autre psychique et peut-être le plus important : l'horreur de l'inconnu dans lequel on va soudain être lancé, dans ce Digitized by CjOOQ IC 70 J.-J. MATIGNON mystérieux « au-delà » qui se dresse pour beaucoup comme un redoutable point d'interrogation. Ce dernier sentiment est nul, ou presque nul, chez le Chinois qui partira tranquille, s'il est sûr que les siens lui offriront un beau cercueil et ne manqueront pas de rendre les honneurs dus à ses mânes. Reste la crainte de la douleur. Mais le Chinois n'est point fait comme nous ; sa sensibi- lité est beaucoup moins développée que la nôtre. Je me rends, tous les jours, compte de ce fait, à l'hôpital, en pratiquant, sans anesthésie, de petites opérations. La vie de la rue démontre encore ce que j'avance : pendant l'hiver, des mendiants, tout nus, n ont pas l'air de trop souffrir du froid ; de pauvres diables, ayant eu ^les pieds gelés, marchent sur des moignons encore sanglants. Les mutilations auxquelles se livrent si facilement les Chinois sont encore une preuve de leur peu de sensibilité: un joueur qui a perdu sa. bourse, ses habits, sa femme, parie un de ses doigts, un morceau de sa peau et doit les donner au gagnant, si la chance s'obstine à lui être contraire. Rien d'étonnant qu'avec de pareilles dispositions phy- siques, la mort puisse être regardée d'un œil calme. Les tortures chinoises seraient-elles d'un raffinement aussi monstrueusement exquis si la mort ordinaire était un épouvantail suffisant ? La décollation simple est consi- dérée comme bien peu de chose, car on trouve des indi- vidus qui consentent à se faire exécutera la place d'autrui. Le condamné, peut même, à bon compte, trouver un rem- plaçant pour le « coupe-coupe >). Je n'en prendrai comme exemple qu'un fait historique, qui nous touche particu- Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 71 lièrement. Après le massacre de nos nationaux, en juin 1870, à Tien-Tsin, les mandarins reconnus coupa- bles d avoir laissé faire ou encouragé les crimes furent condamnés à mort. Pas un seul ne fut décapité. Un certain nombre de mendiants ou de prisonniers à qui ils offrirent 500 à 600 francs et un beau cercueil, avec enter- rement de première classe, consentirent à avoir la tête tranchée à leur place. Les idées morales des Chinois, leur endurance à la douleur, et partant leur peu de crainte de la mort, prépa- rent admirablement la voie aux nombreux facteurs qui vont les pousser au suicide» Saint-Marc-Girardin a dit : « Le suicide n'est pas la maladie des simples de cœur et d'esprit. C est la maladie des raffinés et des philosophes. » Cette opinion est tout à fait fausse en Chine, où tout le monde, depuis l'Empereur jusqu'au dernier des portefaix, est susceptible de se suicider. Le suicide se produit dans toutes les classes de la société, mais il est impossible de dresser une statistique de sa fréquence, dans tel ou tel milieu, car l'état civil n'existe pas en Chine, et partant les renseignements, même ceux considérés comme précis, ne sont que des « on dit ». Certains auteurs le croient surtout fréquent chez le peuple et chez les pauvres : la mort violente serait pour beaucoup infiniment supérieure à la vie, moins que végétative, que la misère ou la maladie leur imposent. Cette opinion est purement gratuite. S'il y a beaucoup de mendiants qui meurent d'inanition, celle-ci est en général involontaire et non point choisie comme suicide. Digitized by CjOOQ IC 72 J.-J. MATIGNON Un fait est indéniable, la grande fréquence du suicide. La Galette de Pékin, les divers journaux chinois, en relatent constamment des cas. Il n'est pas d'Européen habitant ce pays qui ne connaisse des faits de ce genre, soit par ouï-dire^, soit pour en avoir été plus ou moins Je témoin. Un missionnaire, résidant depuis longtemps en Chine, estime la proportion des suicides à 1 pour 2,000 à 3,000 habitants. Il serait plus commun à la ville qu'à la campagne. Tous les âges y sont exposés. Le suicide des enfants ne serait pas rare, et tout récemment encore, dans un article Suicide par r opium, le North China Daily News, de Chang-Haï, citait plusieurs cas de suicide chez des petites filles, exaspérées par les mauvais traitements qu'elles subissaient dans une maison de prostitution. Le suicide est plus fréquent chez la femme que chez l'homme. Ceci s'explique par le rôle social de la femme qui est des plus inférieurs. Celle-ci n'est, au fond, aux yeux des Chinois qu'une machine à faire des enfants qui pratiqueront le culte des ancêtres et, quand cette machine ne donne pas des résultats satisfaisants, on lui en adjoint une deuxième, une troisième suivant la fortune du mari. La femme n'a une importance que du jour où elle est belle-mère et a une bru sous ses ordres. Alors de tyran- nisée, elle devient tyran et nous verrons tout à l'heure le rôle néfaste de la belle-mère, quand nous examinerons en détail les causes du suicide. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 73 * -» « Ces causes sont nombreuses et la classification en est difficile. Il n'est pas toujours possible d'établir, entre chacune d'elles, des lignes de démarcation nettement tranchées. Elles empiètent, souvent, sur le domaine l'une de l'autre; deux causes peuvent parfois avoir un résultat unique. Nous croyons toutefois pouvoir les ranger sous les chefs suivants par rôle d'importance. Cette classifica- tion des causes, toute artificielle, est celle, cependant, qui nous a semblé le mieux correspondre à l'histoire de la genèse du suicide. 1° Vengeance ; rancune; 2° Jalousie; colère ; dépit; 3° Situation pénible, ridicule ; tristesse et chagrin ; 4° Point d'honneur et « perte de face » ; 5° Question d'argent; 6° Piété filiale; 7° Fidélité conjugale ; 8° Misère; 9° Folie et religiosité. Vengeance et rancune. — Quand on parle du suicide en Chine, on a trop de tendance à croire que la vengeance en est le seul mobile. Sûrement elle en est, le plus souvent, le facteur le plus important. Mais il est d'autres causes, comme la jalousie, la « perte de face », qui méritent aussi une place prépondérante. Le motif de suicide par vengeance ou rancune est quelquefois sérieux. Mais^ fréquemment, aussi, sa futilité Digitized by CjOOQ IC 74 J.-J. MATIGNON est telle que notre intelligence d'Occidentaux ne peut comprendre comment une cause, insignifiante à nos yeux, peut déterminer pareille résolution. Le Chinois est un être vindicatif. Il est, en même temps, un impulsif, cédant facilement au premier mouvement de colère ou de mau- vaise humeur. Vengeance préméditée, emportement irréfléchi amèneront au suicide, pour la même raison: satisfaction d'amour-propre par Tidée qu'on pourra nuire à son semblable. Un proverbe chinois, qui a force de loi, dit : « La vie se paye par la vie », aussi comprend-on quelle mauvaise affaire a sur les bras la personne à cause de qui on se donne la mort. Quelquefois, un mendiant éconduit se venge de vous en se coupant la gorge devant votre porte ; ce sont là les cas les plus heureux, car un cercueil au corps, quelque argent à la famille et de bons et sérieux pots-de-vin à la justice vous permettent de vous en tirer les mains nettes. Il est rare que le suicide par vengeance juge des ques- tions d'honneur. Si on examine bien toutes les causes de ce genre de mort on voit que, presque toujours, la ques- tion d'argent y joue un rôle capital. Nulle part le Veau d'or n'a autant d'adorateurs qu'en Chine. Un individu a été ruiné par un autre : il va se pendre à sa porte. Deux commerçants se font une concurrence acharnée : celui qui se sent le moins fort avale de l'opium et vient mourir dans la boutique de l'adversaire. Un plaideur perd un procès; sa cause était pourtant bonne ou il le croyait. Il demande, en vain, la revision du jugement, qu'il ne peut obtenir. A bout de patience, il se donne la mort, devant la maison de Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 75 son ennemi, convaincu que son suicide amènera la revision de son procès et, partant, la ruine de son rival. « Comment, dit le P. Amyot (1), des gens qui ne crai- gnent pas la mort et attentent sur eux-mêmes avec tant d'intrépidité, comment, étant déterminés à mourir, ne se donnent-ils pas la satisfaction de rassasier leur vengeance et leur haine du spectacle d'un ennemi nageant dans son sang? Qui est déterminé à mourir peut arracher la vie à qui il veut. C'est que le préjugé public a attaché je ne sais quelle gloire de magnanimité et d'héroïsme à attenter sur soi-même, pour se venger d'un ennemi qu'on ne peut écraser. C'est qu'on est sûr de lui faire une affaire horrible en se tuant et qu'on n'est pas sûr de tuer, quelques pré- cautions qu'on prenne. C'est qu'en trempant la main dans le sang de son ennemi, on expose toute sa famille, on la flétrît, et on se prive soi-même des honneurs funèbres; au lieu qu'en se donnant soi-même la mort avec intrépi- dité, on espère des dédommagements de la famille, et on descend, soi-même, dans le tombeau, avec gloire. C'est qu'on se tue soi-même dans l'accès d'une colère, dans la frénésie d'une vivacité poussée à bout, dans la rage du désespoir, et que pour tuer un autre, il faut y penser, en épier l'occasion, et la réflexion^ qui a le temps d'éclairer l'âme, en fait perdre la pensée. C'est qu'enfin les Chinois craignent plus de souffrir que de mourir et que la justice chinoise a trouvé le moyen de rendre l'état de criminel plus insupportable que son supplice. » Les morts volontaires sont considérées comme plus ou (1) Mémoires concernant les Chinois, t. IV. Digitized by CjOOQ IC 76 J.-J. MATIGNON moins cruelles. La plus dure est la pendaison, puis Tou- verture de la gorge, puis le poison. Ce sont là les trois modes de suicide les plus sévères, mais on ne les emploie pas au hasard, surtout quand il s'agit de se venger. La vengeance sera d'autant mieux assouvie que le procédé employé aura été plus dur. Au Japon, au con- traire, l'idée de vengeance est mise de côté. Seul le courage individuel est considéré et sera d'autant plus admiré que le mode de suicide aura été plus terrible : prendre la ferme résolution de faire « hara-kiri », prévoir toutes les souffrances qui en résulteront saisir d'une main ferme le couteau, s'ouvrir froidement le ventre et attendre calmement la mort, est le propre des héros. « Si vous voulez mourir, mourez comme un Samouraï ! » Être éminemment artiste, le Japonais cherche à faire de l'art jusque dans la mort. Le Chinois qui veut se venger prend toutes ses précau- tions pour que sa mort porte les fruits désirés. Non seule- ment il s'arrête à tel ou tel mode de suicide, mais encore, il a soin de glisser, dans son gilet ou dans sa botte, une sorte de réquisitoire dans lequel il explique les mobiles qui l'ont poussé à cette résolution extrême et dénonce à la justice la personne cause occasionnelle de sa mort. Ce papier tombe entre les mains du délégué de la justice, qui seul a le droit d'examiner le premier les cadavres. Mais voici le plus haut degré de raffinement dans la prémédi- tation de la vengeance. Certains suicidés craignent que leur réquisitoire ne soit volé et, partant, que la justice ne puisse leur donner satisfaction posthume. Ils l'écrivent sur leur peau, sachant que personne n'osera y toucher. Digitized by CjOOQ IC LK SUICIDK 77 car un préjugé chinois prétend qu'il est impossible de faire disparaître les caractères tracés sur Tépiderme d'un mort. Les tentatives de suicide par vengeance ne sont pas toujours heureuses. Le cas suivant m'a été contée par un de mes amis^ qui connaît à fond les Chinois et leur langue. Une femme, traquée par un usurier, avale tm beau jour de l'opium, en quantité suffisante et se rend à son bureau pour y mourir. Mais notre homme ayant deviné de quoi il retournait fit fermer les portes et, avec le concours de ses domestiques, assomma cette femme, qui, à la nuit, fut déposée dans un endroit écarté sous la muraille. L'affaire, grâce à de l'argent donné au mari et à la justice fut étouffée pendant longtemps, mais finit, à la longue, par être connue. Elle n'est pas encore totalement élucidée : l'usurier est riche ! Les Chinois redoutent beaucoup ce suicide par ven- geance, car il est une source d'ennuis sans fin et une cause de ruine pour celui qui en est considéré comme la cause. Dans la Cité Chinoise, Simon cite le cas suivant, pour montrer la crainte qu'inspire le suicide d'autrui : « Un homme chargé de sapèques rencontre, sur un pont, un autre homme qui les lui enlève. « Voleur, rends-moi « mes sapèques ! » Le voleur court : « Voleur, si tu ne me « rends pas mes sapèques, je me noie, » et le voleur rapporte les sapèques. » Doux pays, où la peur du suicide peut, économiquement, remplacer la maréchaussée ! La crainte du suicide est parfois habilement exploitée pour régler des situations, surtout financières, difficiles. C'est un mode de chantage qui réussit assez bien. Un Digitized by CjOOQ IC 78 J.-J. MATIGNON commerçant criblé de dettes, à la veillé d'une faillite, résolut de frapper un grand coup. Il déclara bien haut qu'il allait se pendre et que, partant, ses créanciers n'auraient qu'à en souffrir. Avec ostentation, il accrocha une corde à une poulie^ monta sur un escabeau, engagea sa tête dans le nœud coulant, mais avant de donner à Tescabeau le coup de pied définitif, qui devait par suspen- sion le faire passer de vie à trépas, il dépêcha son fils chez deux ou trois créanciers, pour leur faire part de la situation, les effrayer et, sûr du résultat, attendit patiem- ment, la corde au cou, la remise d'une partie de ses créances : ce qui fut fait. C'est là un cas d'intimidation préméditée par menace de suicide. Mais elle peut être spontanée. Un de mes vieux amis, ancien officier, a été témoin du fait suivant : un jour, traversant rapidement, en charrette, une rue de Tien-Tsin^ son cocher accroche une djinritcha qui est à peu près brisée. Le pousse-pousse crie, réclame en vain. Le cocher, qui conduisait un Européen, faisait la sourde oreille, ayant, de ce chef, une quasi-immunité. Le pousse- pousse essaya d'un grand argument : il tenta de se pendre au brancard au moyen d'une corde et on eut toutes les peines à s'y opposer. En présence de cette tentative, le cocher avait perdu toute son assurance et la chose aurait eu pour lui une triste issue, s'il n'avait eu dans sa voiture un ami de notre consul. Un suicide est toujours une triste affaire, pour celui contre lequel il est dirigé ; car la justice chinoise est chose fort dispendieuse, ruineuse même, sans parler des mauvais traitements que pendant de longs mois elle fait Digitized by CjOOQ IC LK SUICIDK 79 subir dans les prisons (1). Aussi très souvent pour éviter la ruine des siens et la pénible situation de prévenu, celui pour lequel on s'est tué se tue à son tour ; ces suicides par j^icochet sont très connus. Le suicide par vengeance parait tout naturel aux Chinois. « Le seul regret d'un homme qui va se suicider est de ne pou voir recommencer. On cite le cas d'un homme qui^ au moment de se suicider, déplorait les circons- tances qui l'empêchaient de se tuer devant la porte de deux ennemis et l'obligeaient à se limiter à un seul (2). » * Jalousie et colère. — Le suicide par vengeance est surtout le propre de l'homme. La jalousie et la colère sont les facteurs les plus importants de la mort violente de la femme. Étant donné le caractère impulsif des Chinoises, rien d'étonnant qu'un mouvement d'humeur, un mécon- tentement léger, les amènent à une résolution extrême, toute idée de vengeance, dans ce cas, mise à part. « Le suicide des jeunes femmes est très fréquent, dit Smith, dans son remarquable ouvrage Chinese Charac- teristics, nous devons le répéter, et dans certaines régions il n'y a, pour ainsi dire, pas de village où on ne puisse trouver un cas de suicide récent. » (1) J'engage ceux dos lecteurs qui voudraient se faire une idée de ces mauvais traitements à consulter dans la Guerre de Chine, par de Mutrécy, le rapport du comte d'Escayrac de Lauture, fait prisonnier, lors du guet-apens de Tong-Tchéou, et qui eut à souffrir, dans les prisons chinoises de Pékin, jusqu'au moment de notre entrée dans la capitale du Fils du Ciel. (2) Dybr-Ball. — Chinese Things. Digitized by CjOOQ IC 80 J.-J. MATIGNON Ce sont surtout des questions de ménage qui se jugent de cette façon. La famille chinoise ne se fragmente pas comme chez nous. Les filles, seules, quittent la maison paternelle, au moment du mariage, mais les mâles restent et habitent sous le même toit, avec leurs épouses : quinze et vingt personnes se trouvent de la sorte empilées dans un espace relativement restreint. Les brus sont soumises à l'autorité de leur belle-mère. Il y a une hié- rarchie, résultant de l'âge; la femme de l'aîné a le pas sur celle du cadet, qui a le droit de commander aux fenimes des frères plus jeunes. De là, des sources permanentes de contestations, des tiraillements, pour tout et pour rien, des vexations fréquentes pour des questions de préséance : telle qui devrait être la première, est mise au deuxième rang et telle qui, par l'âge de son mari, ne devrait avoir qu'une autorité minime, a voix prépondérante. Les dis- cussions prennent d'abord un caractère aigre-doux, puis franchement aigre. On en arrive aux gros mots : des insultes sont échangées ; les mânes des ancêtres eux- mêmes ne sont point respectés et on finit, souvent, par en venir aux coups. Une insulte un peu corsée, une gifle un peu véhémente portent l'exaspération à son comble. Le (( fsi », c'est-à-dire l'état de colère, arrive au maximum de tension et, à la suite d'une de ces « ventrées de colère », suivant l'expression chinoise, la femme aveuglée, afifoléeparsa rage, se livre, sur elle-même, à un acte de violence. Cette difficulté de la vie intérieure provenant de la présence d'un grand nombre de femmes est aimablement raillée par des calembours, résultant du groupement Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 81 de plusieurs caractères « femme )). Beux caractères « femme » sigoifient « querelle »; trois équivalent à « intrigue ». Les caractères voulant dire: « réunion de femmes » se traduisent par « suspicion ; mésintelligence; haine » (1). On comprend très bien que, lorsque quatre ou cinq femmes légitimes se trouvent réunies sous le même toit, le chef de famille ait fort à faire pour maintenir le bon ordre et l'entente dans sa maison. Mais voici encore un important facteur de dissensions intestines; je veux parler de la concubine. La polygamie est chose officielle et morale, puisqu'elle est approuvée par le confucianisme. La concubine arrive, assez souvent, à prendre une place prépondérante dans la famille et, partant, éveille la jalousie des femmes légi^ times ou des autres concubines, dont le rôle est à ce point effacé qu'elles en sont réduites à être les servantes de la première concubine. De là, une mine féconde de disputes et de discordes et, un beau jour, à la suite de discussion, d'insultes, une femme se jette dans un puits ou avale de l'opium. La polygamie a une très grande influence sur le suicide de la femme, car elle rend la situation de cette dernière, déjà peu relevée, encore plus pénible, en augmentant les causes de dissension au sein de la famille. Beaucoup de jeunes filles hésitent même à se marier, sachant combien de déboires leur réserve pour plus tard la vie conjugale. <( Dans quelques districts, dit Dyer-Ball, les jeunes filles (1) Les caractères d'écriture chinois sont d'origine idéographique. G Digitized by CjOOQ IC J.-J. MATIGNON craignent à ce point le mariage qu'elles se réunissent pour y résister et essayent de protester contre lui, en se prenant, en groupe, par la main et se jetant ensemble dans les mares. » La jalousie, cause si fréquente de suicide chez les femmes, pousse parfois Thomme dans la même voie. En voici un cas intéressant en lui-même, mais surtout par ses suites. Une demi-mondaine de Pékin avait deux amants : la chose se voit en Chine comme en Europe. L'un d'eux devint un jour horriblement jaloux de l'autre et prit de l'opium à dose suffisante pour passer de vie à trépas et laisser la place libre à son heureux rival. Celui-ci ne fut nullement satisfait de la délicate attention de son Coassocié d'hier : cette mort, dont la cause ne faisait de doute pour personne, allait lui donner maille à partir avec la justice. Pour simplifier la procédure, il prit de l'opium à son tour. On voit, en Occident, quelques-unes de nos plus brillantes « tarifées » se tailler une petite célébrité éphémère dans le suicide des jeunes hommes^ à l'âme simple et candide, qui se font sauter la cervelle pour elles : deux suicides seraient la gloire ! Notre élégante pékinoise, plus modeste, comprit que ces deux morts, loin de lui faire une réclame retentissante et lucrative, ne pourraient que lui procurer des démêlés avec la justice, elle imita ses deux protecteurs et aVala suffisamment d'opium pour aller les rejoindre dans l'autre monde. . C'est là un cas de suicide à ricochet doublé. La jalousie, la colère, le dépit sont les grandes caiîses des morts violentes pour affaires de famille. Mais il en faut mains parfois. La Chinoise est très impressionnable Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 83 et une observation un peu dure, une légère contrariété peuvent fort bien la pousser à se tuer. Je tiens le fait suivant de l'un de nos missionnaires qui en fut le témoin, il y a déjà longtemps. Un soir d'été, dans un village des environs de Pékin, un soldat qui était chrétien se prépa- rait à se rendre à l'église pour la prière. Il dit à sa femme de se hâter, pour ne pas arriver trop en retard. Celle-ci n'ayant pas eu l'air d'entendre, son mari répéta, sur un ton plus fort et un peu impérieux, son observation et partit pour l'église. N'ayant point vu venir sa femme, aussitôt la prière finie, il se précipita chez lui et Ty trouva pendue à une porte ; mal pendue, il est vrai, car il fut possible de la ramener à la vie : cette femme raconta, plus tard, au missionnaire que les observations de son mari l'avaient vivement contrariée et qu'elle avait voulu en finir avec la vie. Peut-être cette femme avait-elle voulu, simplement, eflErayer son mari ; car la simulation de suicide est assez fréquente. A la suite d'une discussion, d'une vexation, d'un acte de colère, une femme crie bien haut qu'elle va se tuer : mais elle a soin de prendre peu d'opium, de se jeter dans un puits qui n'a pas d'eau ou dans une rivière à peu près à sec. Et elle ne fait aucune résistance aux soins empressés qu'on lui prodigue pour la ramener à la vie. Ces menaces produisent toujours l'effet désiré. L'entou- rage ne peut savoir quelle est la pression du « fsi » et quelles seront les conséquences de la « ventrée de colère » . Ces questions de ménage, jugées par le suicide, sont toujours fort désagréables. Non point que la justice inter- vienne, celle-ci eh général se tient soigneusement à l'écart : Digitized by CjOOQ IC 84 J.-J. MATIGNON elle laisse aux gens le soin de régler leurs affaires en famille. Mais les parents de la suicidée profitent de la circonstance pour faire du chantage, demandant au mari des sommes toujours élevées et, chose capitale et ruineuse, de belles funérailles. Celui-ci paye pour que le différend ne soit porté devant les tribunaux. Aussi faut-il voir, dès qu'un suicide ou une tentative ont eu lieu, l'empressement de toute la famille à donner des soins à la victime. Peu de temps après mon arrivée à Pékin, je fus témoin, dans une maison voisine de la Légation, d'un fait d'empoisonnement et vis les parents à Tœuvre. La jeune femme était à moitié couchée. Sa belle-mère lui soulevait la tête. Tout autour d'elle une collection de plats, bouilloires, contenant de Teau chaude, du thé, de Teau de savon, des barbes de plumes. Le mari, plus mort que vif, ouvrait de la main gauche la bouche de sa femme, tandis que de la droite armée de l'extrémité de sa natte en guise de pinceau, il chatouillait convulsivement la gorge de l'intoxiquée, pour provoquer des vomissements. Pendant cette opération, éminemment comique, l'entourage criait, excitait la malade de la voix et du geste, lui donnait des conseils. Le cas n'était pas grave et une bonne dose d'ipéca, suivie après effet de l'ingestion d'un peu de permanganate de potasse, remit cette femme sur pied. * * Situation pénible; mauvais traitements; chagrins. — Les causes de suicide qui se rangent sous ce chef sont presque toujours d'ordre intérieur: peines physiques, Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 85 peines morales, la plupart du temps, supportées dans la famille. C'est encore chez la femme que nous trouvons la plus grande proportion de ces morts violentes. Nous avons déjà parlé du rôle tout à fait inférieur de la femme dans la société chinoise et dit qu'elle ne commençait à jouer un rôle que le jour où elle était belle-mère. Mais à partir de ce moment-là son influence est souvent néfaste et, dans bien des cas, si la justice intervenait pour ces suicides d'ordre intérieur, on pourrait lui crier : a Cherchez la belle-mère. » Celle-ci, en Europe, relève de la pochade et du vaudeville ; en Chine, elle pourrait surtout alimenter le répertoire mélodramatique. On ne demande jamais aune jeune femme: « Êtes-vous heureuse dans votre famille nouvelle ? » Mais : « Dans quels termes êtes-vous avec votre belle-mère? » Ce fait montre bien que la belle-mère ne doit pas toujours être une compagne folâtre pour sa bru. Le rôle de la belle-mère commence de bonne heure, et ceci résulte de l'organisation même du mariage, dans la société chinoise. Les enfants, très jeunes, sont fiancés par les parents. L'homme et la femme s'épousent, presque toujours, sans se connaître ; dans tous les cas, ils n'ont jamais été consultés. Les sentiments des intéressés ne comptent point; les parents seuls ont voix délibérative et prépondérante, en matière de mariage. Très souvent la fiancée, à peine âgée de quatre ou cinq ans, est prise par sa future belle-mère, à qui elle servira, en général, de domestique, jusqu'au jour où le mariage sera consommé, c'est-à-dire vers l'âge de quinze ans, au plus tôt. La situation de ces brus à l'état latent est des plus Digitized by CjOOQ IC 86 J.-J. MATIGNON précaires. Elles sont les esclaves de leurs belles-mères in partibuSy qui les tyrannisent, les maltraitent. J'ai soigné, au commencement de Tannée dernière, à Thôpital français de Nan-T'ang, une petite fille âgée de neuf ans, fiancée depuis plusieurs années. Elle avait été rouée de coups par sa belle-mère et portait sur le corps des plaies nombreuses. Elle resta plusieurs mois à l'hôpital et demanda aux reli- gieuses de la conserver auprès d'elles pour la soustraire à l'autorité de la mère de son fiancé, chez laquelle elle n'osait revenir, par crainte de mauvais traitements. Ceux- ci peuvent aller jusqu'à la torture et entraîner la mort. J'en prendrai comme preuve l'extrait d'un rapport officiel adressé à l'Empereur actuel. . « Depuis quelque temps, les gens du peuple ont pris l'habitude de recevoir et nourrir chez eux les. fiancées de leurs fils, dès l'âge de trois ou quatre ans. Certainement, il en est qui les élèvent avec bonté. Mais il en est aussi, pourtant, qui les maltraitent cruellement, selon leur caprice, au point de leur donner la mort. « Votre serviteur a lu le rapport du sous-préfet de Liou-Hang-Hien, sur le procès intenté à une femme du peuple, dont le père s'appelait Tchou et le mari Léao. Elle a fait mourir, de propos délibéré, la sœur cadette du nommé Lou, qu'elle nourrissait chez elle pour la donner à son fils. Le sous-préfet a fait l'inspection du cadavre. La sœur de Lou avait à peine six ans. Dès l'âge de trois ans, elle avait passé dans la famille de son fiancé pour y être nourrie. Elle était faible et maladive. Sa belle-mèré la prit en aversion. « Le 16 janvier, la sœur de Lou, ayant le flux de Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 87 ventre, salit son caleçon. Sa belle-mère lui brûla les deux coudes, avec une baguette de bois aromatique allumée. La sœur de Lou poussa de grands cris. La belle-mère^ avec des pincettes chauffées au feu, lui brûla les sutures du crâne du côté gauche. La sœur de Lou redoubla de cris. Alors, la belle-mère résolut de lui donner la mort. Puisant de l'eau bouillante, avec une grande cuiller, elle la jeta sur la sœur de Lou et lui brûla le sommet du crâne, les deux angles du front, la gorge, le cou et le côté droit jusqu'à la jambe. L'enfant mourut peu après (1). » Les petites filles ainsi maltraitées se donnent la mort. La tyrannie de la belle-mère s'exercera encore sur la bru ; mais celle-ci sera très rarement aussi malmenée physique- ment ; quelques gifles, quelques bousculades seront les plus importantes voies de fait. Mais les agaceries, exas- pérations, tortures morales seront légion. La jeujie femme boira jusqu'à la lie la coupe de l'humiliation. On lui reprochera sa gourmandise, sa ])aresse, sa stérilité, sa claudication, son strabisme, car tout est, pour la belle- mère, un prétexte excellent pour se rendre désagréable. Un jour, une vieille mégère arrive à l'hôpital avec sa bru, une belle et jeune femme, ayant l'air honteusement humble d'un chien battu. Celle-ci avait les deux canines supérieures latérales mal implantées et faisant saillie en avant. Depuis plus de trois ans» ces deux dents étaient la bête noire de la belle-mère qui accusait sa bru de se moquer d'elle, prétendant que ces dents « lui faisaient les cornes ». Force gifles et force horions avaient été reçus (1) Ce rapport se trouve traduit dans Couvreur, Choix de documents. Digitized by CjOOQ IC 88 J.-J. MATIGNON qui n'avaient d'ailleurs nullement corrigé, l'attitude vicieuse des dents. Poiir mettre fin à ces mauvais trai- tements physiques et moraux, la jeune femme vint me prier de lui arracher ces deux canines, cause de tout son mal. J'espère que l'avulsion aura ramené le calme dans le ménage. Les belles-mères, par leurs agaceries et leUr conduite a l'égard de leurs brus, préparent admirablement le terrain pour le suicide dont bien souvent une cause futile, discussion^ menace, gros mots, sera la causé détermi- nante. La prostitution, qui fleurit en Chine, joiie un rôle indirect, mais important, toutefois : des petits garçons (1) et surtout des petites filles se donnent la mort, ordinair rement en absorbant de l'opium, pour échapper aux mauvais traitements que leur font subir les directeurs de maisons de tolérance. Le Nortli China Daily News du 14 octobre 1896 racontait qu'à Sou-Tchéou, trois' petites filles d'un de ces établissements tentèrent de s'empoisonner et que l'une d'elles mourut. La cause était la' brutalité de leur maître. Il y a quelque temps, une fillette de sept à huit ans me fut amenée à l'hôpital, les avant-bras et les bras gangrenés par places, la figure couverte de plaies. Après enquête difficile à faire, l'enfant n'osant guère parler, (1) Il existe partout en Chine des maisons de prostitution où les pédé- rastes trouvent des petits garçons; quelquefois les établissements sont mixtes. On y voit des petites filles et des petits garçons ayant sept h huit ans à peine. Ces établissements sont de notoriété publique et les étrangers peuvent y pénétrer sans aucune difficulté. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 89 j'appris que les plaies résultaient de morsures, faites par iin homme à qui elle avait été vendue, qui abusait d'elle et qui pour s'exciter se livrait à des actes de sadisine. Les cas de ce genre sont assez communs. Or, ces fillettes mal nourries, battues fréquemment, traitées souvent en parias, torturées par leur propriétaire, se jettent dans les puits ou se pendent, car elles ne peuvent que difficile- ment, faute d'argent, se procurer de l'opium (1). Les cbagrins,dont la nature peut être des plus variables, sont aussi des facteurs qui méritent d'entrer en ligne de compte. Nous en parlerons surtout à propos du suicide par piété filiale et n'envisagerons, ici, que ceux qui peuvent résulter de l'amour malheureux, de la perte d'une situation,' du dégoût, de l'écœurement. . Le suicide par chagrin d'amour n'est pas très fréquent en Chine. Il n'en serait pas de même au Japon, si nous nous en rapportons à la statistique sus-mentionnée. L'histoire chinoise en a, cependant, enregistré un certain nombre ; entre autres celui du fondateur de la dynastie présente, Choun-tze. Ce prince était tombé follement (1) Voici qui pourra encore donner une idée des mauvais traitements infligés au petites filles vendues aux personnes riches. Pendant la nuit du nouvel an chinois, des présents sont offerts à toutes les divinités, sous forme de gâteaux, de fruits, etc.. Une petite fille s'étant permis de prendre sur une table, chez son maître, quelques-uns des présents des- tinés aux divinités, fut d'abord battue, puis jetée dehors. Le matin elle fut trouvée les mains gelées. Alors, son maître, la saisissant par les avant- bras, lui appliqua les deux mains sur les charbons ardents. Les brûlures furent profondes. L'enfant fut ensuite menée k l'hôpital. Quand je Texa- minai, deux jours après son admission^ je constatai qu'à la main gauche, les deux dernières phalanges de chaque doigt étaient à peu près complè- tement détruites. Les lésions étaient encore plus accusées du côté droit. Cette enfant a été laissée à l'hôpital, d'où elle ne sera jamais, sûrement, retirée par son propriétaire. Digitized by CjOOQ IC 90 J.-J. MATIGNON amoureux de la femme de Tun de ses généraux et avait essayé, mais en vain, de la séduire. Pensant que le mari était un obstacle à son succès, il lui confia — tel David à Urie — le commandement d'une expédition lointaine dont il ne revint pas. Mais la générale s'obstinait à défendre sa vertu. Le pauvre Empereur commença par abdiquer, puis finalement, désespéré, se donna la mort. Le chagrin, par écœurement de l'ingratitude de leur chef, pousse parfois les mandarins, mis peu à peu de côté, délaissés malgré leur dévouement, à se donner la mort. En voici un cas classique, connu de tous les lettrés : « Sous la dynastie des Tchéou (1134-256 av. J.-C), dans le royaume de Tchéou, sous le règne de Tchou- houaï-ouang, un mandarin nommé Kiu-Yuan était célèbre par sa fidélité et sa sagesse dans l'administration. Calomnié auprès du roi, par la jalousie d'une concubine et des autres ministres, il fut condamné à l'exil, sur les bords du fleuve Siang-Kiang. Là, après avoir écrit plusieurs livres, restés fameux, accablé par le chagrin, il se jeta dans le fleuve et mourut le cinquième jour de la cinquième lune. C'est pourquoi on lui jette, chaque année, en offrande, dans les fleuves, du riz enveloppé dans des feuilles de roseau et, ce jour-là, tous les Chinois mangent ce mets, en souvenir de Kiu-Yuan. » A ces suicides par dégoût moral, il faut, pour terminer joindre ceux qui relèvent du dégoût physique. On les voit surtout chez les femmes. La fille d'un chef de bannière avait été mariée par son père à un homme horriblement laid, répugnant, qui, de plus, était une brute rouant sa femme de coups. Les rapports avec son mari étaient Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 91 odieux à la femme, qui le supporta pendant un certain temps. Aussi, un jour, à la suite d'une discussion, prit* elle de Topium pour mettre fin à cette pénible situation. Point d'honneur et « perte de face )). — « Perdre la face » est une expression que tout le monde comprend et emploie en Chine^ mais dont il est difficile de donner une définition exacte, tant sont nombreuses les situations auxquelles on l'applique, tant elle dépeint d'éta,ts parti- culiers, absoluments difléreiits les uns des autres. « Perdre la face » correspond à toutes les blessures d'amour-propre, à tous les froissements de point d'hon- neur. Dans son sens le plus général, elle embrassé toutes les formes et tous les degrés de rhumiliation. La suscep- tibilité étant fonction dû caractère de chaque individu, on voit combien sera variable la gamme des « pertes de face ». Tout et rien, un oui ou un non, vous font « perdre la face ». Un candidat échoiie aux examens, il « perd la face » ; un domestique vous vole et vous le prenez sur le fait, il « perd la face »; un loustic se moque de vous dans la rue; vous lui répondez et faites rire l'entourage à ses dépens, il « perd la face » ; vous avancez une chose que vous ne pouvez prouver, vous « perdez la face ». « Perdre ou avoir la face »^ voilà une question capitale, pour tout Chinois, Empereur, mandarin ou coolie; et nous allons voir, tout à l'heure, que beaucoup de Célestes perdent la vie pour « gagner la face ». Digitized by CjOOQ IC 92 J.-J. MATIGNON Ce que nous appelons le point d'honneur rentre dans la (( question de face » dont il n'est qu'une dés nombreuses formes. Le suicide par point d'honneur — tel que nous comprenons ce dernier en Europe — existe parfaitement en Chine. Un des cas les plus connus est celui du dernier des Ming (1). Dès que l'Empereur apprit que les Mand- choux étaient les maîtres de Pékin et qu'il était, en con- séquence, déchu de son trône, il se pendit à un arbre du palais pour ne pas survivre à sa honte. Durant la guerre sino- japonaise, l'Empereur actuel, en présence du désastre de ses armées, dit à son entourage, à la nouvelle de la marche des troupes victorieuses du Mikado sur sa capi- tale r « Je sais ce qui me reste à faire. Il y a encore des branches à l'arbre du parc auquel s'est pendu le dernier des Ming. » Les circonstances ne lui ont pas donné l'occasion de passer de l'idée à l'acte. « L'histoire chinoise a consigné la fin du dernier des Soung. Les flottes tartares avaient détruit les dernières forces chinoises, sur les côtes du Kouang-Tong, quand le premier ministre Lo-siéou-seu, voyant qu'il n'avait plus d'espoir de salut, prit le prince entre ses bras, se jeta avec lui dans la mer en disant : « Il vaut mieux mourir (1) Voici la lettre écrite, avec son sang, par Hoaï-tsoung, le dernier des Ming, à Li-tseu-Ghing, le chef des révoltés qui s'était emparé de Pékin : « ... J'ai perdu le royaume que j'avais hérité de mes pères. J'ai achevé, en moi, la race royale que tant de rois, mes ancêtres, avaient perpétuée jusqu'à moi. Je vais donc me fermer les yeux pour de pas voir mon empire détruit ou dominé par un tyran. Je vais me priver de la vie, parce que je ne pourrais souflrîr d'en être redevable au dernier et au plus indigne de mes sujets. Je ne puis plus paraître devant ceux qui, ayant été mes enfants et mes sujets, sont présentement. mes ennemis et des traîtres. Il faut que le prince meure puisque l'État meurt aussi. » Digitized by CjOOQ IC LE SLICIPE 93 « libres que de déshonorer les ancêtres de Tun de nous, « par une honteuse captivité (1). » Souvent, les insuccès politiques ou militaires se jugent par le suicide : on a beaucoup parlé de celui de Tamiral Ting, qui, après l'écrasement de la flotte chinoise, à Oué- a-Oué; essaya par une mort violente d'honorer la défaite lamentable de son escadre. Le suicide par point d'honneur se voit surtout dans les hautes sphères sociales et administratives. Il est très glorifié par le confucianisme et très admiré par les lettrés chinois, aussi faut-il voir le regard approbateur de ces derniers, quand vous leur dites connaître l'histoire de Ou- tchong-soung, ou surtout celle du censeur Ou-kou-tou. Le premier (2) était un vieil académicien, ancien juge criminel du Kouang-si, qui, en 1861, à l'âge de quatre- vingt-dix ans> dut se réfugier à Cbou-san, pour échapper à la révolte des Taî-pings. Il passait son temps à méditer, dans le temple de Confucius, sur la loyauté et le dévoue- ment des serviteurs de l'État, pensant surtout à un de ses élèves mort, avec honneur, en combattant pour l'Empe- reur et à ceux de ses amis qui, dans des circonstances identiques, avaient laissé une bonne mémoire pour la postérité. Il chercha à réparer ses fautes et la honte de mourir, tranquillement, dans un lit, alors que la Chine était en danger. Pressentant la capitulation de Chou-Say, il construisit dans la cour du temple un bûcher et lors- qu'il apprit que les Taï-pings étaient les maîtres de la (1) PoTHiER. — Histoire de la Chine. (2) Cité par Mac Gowan, Self-Immolation by fire (Chinese Recorder, 1888). Digitized by CjOOQ IC 94 J.-J. MATIGNON place, il monta sur son bûcher, pressant sur sa poitrine les tablettes de Confucius, et ordonna à ses domestiques de le faire brûler. Le cas d'Ou-kou-tou est dans toutes les mémoires des Pékinois. Celui-ci était un censeur du Palais, qui avait protesté, d'une façon très énergique, contre l'élection au trône de Kouang-Siu, l'Empereur actuel, qu'il ne consi- dérait pas — à juste titre d'ailleurs — comme le succes- seur légitime de Toung-tche ; Kouang-Siu ayant été proclamé Empereur, Ou-kou-tou ne pouvait plus servir sous un prince dont il avait contesté les droits au trône et se donna la mort. L'Empereur, pour perpétuer le souvenir de ce ft suicide honorable », a fait élever une pagode à Ou-kou-tou.. Les souverains, les moralistes ont tenu à glorifier la mémoire de ceux qui ont préféré la mort au déshonneur. Dans un petit livre illustré très répandu en Chine, les Vingt-quatre exemples de piété filiale (1), sorte de manuel de morale populaire, nous trouvons un cas de ce genre intitulé : la\ Femme de Tchou-yen-Chéou, « A l'époque de la dynastie des Tang (618-905 ap. J.-C), sous le règne de Tsao-tsoung (889-905), il y avait un grand mandarin du nom de Yang-Shing, dont la femme avait un frère appelé Tchou-yen qui fut accusé d'avoir trempé dans la conspiration d'un autre mandarin rebelle. Tien-Chun- Yang-Shing les fit arrêter, pour les faire mettre à mort. Ouan-che, réponse de Tchou-yen, lui dit, au moment de son départ : « Je ne sais si votre voyage sera heureux ou (1) Il existe de cet ouvrage une excellente traduction due à notre com- patriote M. SCHERZER. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 95 « malheureux. Je vous conjure de m'envoyer, chaque « jour, des nouvelles pour me tranquilliser. » Un jour, il n'arriva point de nouvelles, et Ouan-che dit : « Je n'ai « plus de doute sur ce qui est arrivé. » Elle fit armer ses Fig, 13. — La femme de Tchou-yen-Chéou. serviteurs et garder les portes de la maison. Mais voyant arriver dé nombreux cavaliers pour Tarrêter, elle fit mettre le feu à sa demeure, et disant : « Je ne souffrirai « jamais la violence et le déshonneur ! » elle se jeta dans les flammes. Confucius a loué la vertu de Ouan-che : il dit dans le Lun-Yii : « Une énergique volonté ne laisse Digitized by CjOOQ IC 96 J.-J. MATIGNON « point de place au déshonneur » et ces paroles sont à l'éloge de Ouan-che. » ' Si les suicides par « pertes de face » ne se produisaieiit que pour des raîsonsi d'un ordre aussi élevé que celles dont nous venons de parler, ils seraient relativement rares. Mais le suicide est tellement passé dans les idées des Chinois et la « perte de face » chose si facile, qu'il faut parfois des motifs peu sérieux pour amener les Célestes à cette résolution extrême. Tous les ans, à l'époque des examens, les suicides sont fréquents : certains candidats malheureux ne veulent pas survivre à leur insuccès. Un fonctionnaire par intérim, débordé de besogne ou maladroit, laisse arriver le nouveau titulaire au poste, sans avoir terminé son travail : craignant la réprimande, la punition, la « perte de face », il se suicide. La Galette de Pékin enregistre souvent des morts de ce genre. Un mandarin destitué et rétrogradé préfère quelquefois absorber une dose d'opium suffisante « pour sortir de la vie par le chemin le plus court » que subir l'humiliation de la perte de son rang. Une situation ridicule, quelle qu'elle soit, est toujours une « perte de face ». La suivante est particulièrement pénible aux jeunes mariées et les détermine au suicide. La virginité de la fille qui se marie est une question très importante pour les Chinois et surtoutpour les Mandchoux. Le jour où ont lieu les premiers rapports, la belle-mère remet à sa bru un morceau de soie blanche qui, quelques heures après, doit être rendu maculé de sang : celui-ci est pour les Chinois la preuve palpable de la déchirure de l'hymen. Cet intéressant oripeau est montré, par la belle- Digitized by CjOOQ IC LE SLICIDE mère, à toute la famille et les parents se congratulent mutuellement. Mais si la fille n'était plus vierge, des difficultés commencent. Beaucoup de maris et parents transigent, moyennant finances données par le père de Tépousée. Quelquefois, cette dernière est renvoyée dans sa famille : c'est pour elle une humiliante et honteuse « perte de face » qui peut se juger par le poison. Le suicide est encore destiné à mettre fin aux cancans, aux lazzis des voisins. Un de mes amis, qui laissera un nom parmi les explorateurs de l'Asie, a été — et il ne s'en doute point — aiix confins du Thibet et de la Chine, la cause occasionnelle de la mort violente d'une jeune Chinoise, à laquelle il avait, par des sapèques, inspiré une passion. Dans ce pays, où l'Européen est peu ou pas connu, se donner à lui est une déchéance et surtout une source de commérages. Cette fille devint la risée dé son village, on l'appelait « la femme du diable étranger », on la taquinait constamment, non point sur la fragilité de sa vertu, mais sur le choix qu'elle avait fait : poussée à bout, humiliée, elle s'empoisonna. On « perd la face » non seulement aux yeux des autres mais à ses propres yeux et ces « pertes de face intimes », si je puis dire, se terminent aussi par la pendaison, la noyade. Quelquefois, une jeune fille déflorée se rend compte de la faute commise, et se donne la mort. Quelquefois un mari impuissant, malgré les nombreux aphrodisiaques de la pharmacopée chinoise, se coupe la gorge, pour ne pas avoir à rougir de sa faiblesse. Tantôt c'est une femme qui s'empoisonne, quand elle a un mari à qui Brown-Sequard 7 Digitized by CjOOQ IC 98 J.-J. MATIGNON lui-même n'aurait pu rendre un semblant de jeunesse : ainsi s'expliqueraient, paraît-il, quelques suicides, au lendemain du mariage. Questions d'argent. — Le rôle de l'argent est consi- dérable, capital en Chine. L'argent mène à tout et la considération est, en général, fonction de la fortune. Rien ou bien peu de choses résistent à l'argent. Une situation officielle est cotée, non d après l'honneur qu'on en retire, mais d'après les revenus pécuniaires qu'elle donne ; aussi les Chinois ayant eu jadis de l'argent, un peu ou beaucoup, et qui brusquement en sont privés, se trouvent-ils très malheureux. Ils n'ont pas le courage et la résignation de supporter ce revers et, au lieu de lutter pour reconquérir leur fortune passée, préfèrent se donner la mort. Le suicide se voit assez fréquemment, chez des com- merçants ruinés par de mauvaises affaires. Beaucoup cependant aiment encore mieux filer, pour se soustraire à la colère de leurs créanciers. Le suicide serait plus com- mun dans le Sud que dans le Nord. Les joueurs lui fournissent aussi un appoint important, quand ils sont à bout de ressources. Mais c'est surtout parmi les fumeurs d'opium que se rencontrera la plus grande proportion de morts volontaires, pour question d'argent. Le fumeur d'opium, sll n'a pas une grosse fortune, arrive rapide- ment à la ruine. Il ne travaille plus et sa passion lui coûte fort cher. Lorsque vient le moment où ses ressources ne Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 99 lui permettent plus de la satisfaire, il réunit les derniers sous qui lui restent et achète une dose d'opium suffisante pour lui procurer, par son absorption, le calme du dernier sommeil. A côté du suicide par amour de l'argent, il faut placer le suicide par désintéressement exagéré des richesses. Mais ce dernier est chose exceptionnelle ; j'en ai vu un cas mentionné dans les auteurs chinois. Peut-être est-ce même un exemple unique dans l'histoire de ce peuple qui n'a qu'un culte, celui de l'argent. « Sous la dynastie des Tchéou, dans le royaume de Kin, le prince Kin-ouen-kong, chassé par le roi son père, s'enfuit dans le royaume de Ouée. En route il n'avait à manger que des herbes sauvages, un de ses fidèles com- pagnons nommé Kié-dje-t'oui se coupa la chair d'une jambe et la fit cuire pour son maître. Quelque temps après le roi mourut et Kin-ouen-kong, rappelé de l'exil, lui succéda et distribua des récompenses à ceux qui l'avaient accompagné dans son exil. Kié-dje-t'oui, ne voulant rien recevoir, alla se cacher avec sa mère dans les montagnes. Le roi, après l'avoir fait vainement chercher, ordonna de mettre le feu aux bois des mon- tagnes, pour l'obliger à sortir de sa retraite. Kié- dje-t'oui, préférant mourir, plutôt que de recevoir une récompense, se jeta dans le feu et mourut le cin- quième jour de la troisième lune. « En apprenant sa mort, le roi fut rempli de douleur et lui fit élever une pagode sur une montagne pour aller, chaque année, y offrir un sacrifice. Et maintenant les Chinois, le jour anniversaire de la mort de Kié-dje-t'oui, Digitized by CjOOQ IC 100 J.-J. MATIGNON n'allument pas de feu et mangent des mets froids : c'est pour ce motif que ce jour s'appelle Han-chey jour où Ton mange froid. » Fidélité conjugale. — La fidélité conjugale est consi- dérée comme une très grande vertu par les Chinois et tous les moralistes la célèbrent. Est-elle couramment pratiquée? La haute estime en laquelle elle est tenue nous permet de supposer qu'elle est chose rare chez la femme chinoise. Nous allons étudier l'influence de cette fidélité chez la fiancée, l'épouse, la veuve. Le suicide par fidélité conju- gale n'est pas connu chez l'homme. La jeune fille destinée, parfois depuis sa naissance, à un homme qu'elle ne connaît pas, se considère comme liée à lui et ces liens, résultant uniquement de promesse d'union future, faites entre parents, sont beaucoup plus difficiles à rompre que ceux du mariage. Si son fiancé meurt, elle prend le deuil. Souvent elle refusera de se marier « brûlant de chasteté perpétuelle » suivant l'ex- pression chinoise ; car le mariage serait une insulte à la mémoire du défunt (1}. Elle peut même venir se suicider (1) Ce célibat de la jeune fille est tenu en honneur ainsi qu*en fait foi la requête suivante adressée par Li-Houng-Tchang à ^Impératrice mère et à l'Empereur, au sujet de deux jeunes filles dont les fiancés étaient morts : I. — « Kao-Kien-Hiun^ préfet de Toung-t'chéou, signale la chasteté d'une femme établie à Toung-t'chéou, nommée Pan, fiancée à Tchéou- Hia-Hien. « Avant la célébration du mariage, Tchéou-Hia-Hien est mort dans l'endroit où son père exerçait la profession de juge. Sa fiancée, alors Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 401 dans la maison de son fiancé et alors, considérée, grâce à sa mort, comme femme légitime, elle pourra reposer à côté de lui dans le cimetière de famille. Quels sont les sentiments qui poussent la jeune fille à pareille résolution ? La douleur causée par la perte de l'objet aimé ne peut être invoquée : quels sentiments peut-elle bien éprouver pour un futur mari qu'elle ne connaît pas ? L'habitude, la routine, si puissante en Chine — la chose se faisait autrefois, et partant, continue à se âgée de vingt-huit ans, le pleura amèrement, détruisit son trousseau et jura de ne contracter jamais d'autres fiançailles. Parce que la distance était grande, elle ne put aller aux funérailles. Dans son habitation à Toung-Tchéou, elle plaça une tablette avec le nom de son fiancé défunt, porta le deuil et garda la chasteté dans sa maison. • II. — « Fang-tsoung-tcheng, sous-préfet de Tsao-Kiang, signale aussi la chasteté d'une femme nommée Lou, qui, encore jeune, fut fiancée à Touan-Youn-lin. de la même sous-préfecture. Avant les noces, Touan mourut de maladie. La jeune fille, alors âgée de dix-neuf ans, passa dans la maison de son fiancé, s'acquitta de toutes les cérémonies du deuil et soigna avec affection sa belle-mère qui était veuve. « Le temps du deuil écoulé, sa propre famille voulut la fiancer à un homme riche. Elle jura qu'elle n'y consentirait jamais. Les officiers, les notables, les voisins et d'autres attestent le fait. Le sous-préfet après avoir attesté la vérité m'a envoyé les lettres, les cahiers et les témoi- gnages et demande une distinction honorifique. « Les deux chastes femmes Pan et Lou ont gardé la chasteté, l'une dans sa propre maison, l'autre dans celle de son fiancé défunt. Durant de lon- gues années, elles ont été constamment fidèles à leur résolution. Je crois devoir prier l'Impératrice et l'Empereur d'ordonner au Tribunal des Rites de perpétuer le souvenir de ces deux femmes chastes, afin que leur exemple contribue â la réforme des mœurs. « J'ai informé le Tribunal des Rites, et lui ai envoyé des cahiers et des attestations. Je prie humblement l'Impératrice et l'Empereur de lire cette note et de donner des instructions. Lettre respectueuse.» La réponse fut la suivante : « Nous permettons qu'on perpétue, par des distinctions honorifiques, le souvenir de Pan et de Lou. Que le Tribunal des Rites en soit informé. Respect à cet ordre » (1). (i) D'après CoivREUR, Choix de document. Digitized by CjOÔQIC 10!^ J.-J. MATIGNON faire ! — sont des facteurs autrement importants. Mais il faut, avant tout, placer la gloriole, une sorte de coquet- terie posthume : de tels suicides sont considérés comme très honorables, et pour la victime et pour sa famille. Il est, paraît-il, très rare de voir une femme mariée se donner la mort, par fidélité conjugale. Deux cas, néan- moins, m'en ont été rapportés. L'un a trait à une femme que son mari voulait forcera se prostituer, pour en retirer des avantages pécuniaires : celle-ci refusa longtemps et finit par s'empoisonner. Maison peut se demander si la fidélité conjugale a été la cause du suicide, et si les mau- vais traitements de son mari n'ont pas eu, aussi^ une importance qu'on ne saurait négliger. L'autre concerne une jeune femme à qui son beau-père faisait la cour. Ne voulant point tromper son mari ; n'osant l'informer du danger que courait, pourtant, son honneur, elle trancha la difficulté en se pendant. Le suicide des veuves est particulièrement intéressant. Il y a tout lieu de le considérer comme un vestige des anciens sacrifices humains, accomplis par les Chinois sur la tombe des personnes qu'on enterrait. Ces sacrifices remontent à la plus haute antiquité, à un âge où la Chine commençait, déjà, à avoir un certain développement intellectuel et social, car, selon l'expression d'Herbert Spencer (1), « l'usage barbare des sacrifices humains ne commence guère à s'affirmer que parmi les peuples qui ont déjà franchi les premiers échelons de la civilisation ». Quinze à dix-huit siècles avant notre ère, ils étaient très (1) H. Spencer. — Principes de Sociologie. Digitized by CjOOQ IC LB SUICIDE 103 fréquents : des parents, des serviteurs étaient ensevelis en même temps que le mort pour Faccampagner dans* sa transmigration. Le grand historien chinois Seu-ma-t'sien parle longuement de ces sacrifices dans le Chi-KÛ II y Fig, 14, — Arc de triomphe élevé aux femmes vertueuses (d'après J. Doolittle, Social Life of the Chinese). a longtemps que les sacrifices humains ont disparu. Confucius s'était énergiquement élevé contre eux. Les maisons, les personnages, les chevaux et tous les autres objets en papier qu'on fait brûler aujourd'hui au moment d'un enterrement sont des vestiges de ces sacrifices. Digitized by CjOOQ IC i04 J.-J. MATIGNON Le suicide des veuves, au commencement du siècle dernier, était pourtant assez fréquent. Le Livre des rites dit : (( La femme est un avec son époux (même mort) et cela ne change pas, tout le temps qu'elle est en vie, c'est pouquoi elle ne se remarie pas si son époux est mort. » Pourquoi les veuves se donnent-elles la mort? Parce qu'elles « brûlent de chasteté », répondent les classiques chinois. Mais si nous examinons sérieusement les mobiles du suicide, nous verrons que bien rarement la fidélité conjugale, le regret du mari entrent en ligne décompte. Ce sont des facteurs d'un ordre tout différent qui amènent la femme à « sortir de la vie par le chemin le plus court ». La situation de la veuve est presque toujours pénible et difficile. Privée de Tappui de son mari, elle est dans la famille à la merci de sa belle-mère et de ses beaux- frères. La première pourra tout à son aise la tyranniser ; les seconds abuseront d'elle, ou essayeront de la vendre pour la prostitution. Si elle se prostitue, elle offense la mémoire de son mari. Si par hasard elle devient enceinte, sa faute est capitale, car la viduité des veuves est considérée comme un sacerdoce. Si elle se remarie, elle offense encore la mémoire de son mari : il est vrai que le plus grand nombre d'entre elles n'ont pas l'air de beaucoup s'en inquiéter. Autrefois, le suicide des veuves était tenu en honneur. C'en était assez pour exciter lamour-propre et l'orgueil de beaucoup d'entre elles, qui préféraient à une situation parfois pénible une fin glorieuse, non seulement pour elles, mais pour leur famille. Peut-être même, souvent, Digitized by CjOOQ IC Fig. 15. — MooÈLR DES Tablrttës donnkes PAU l'Empekeuh aux frmmbs vertueuses. Traduction : Tablette de M"» Sin-lin-Ghe, femme honorée, par décision impériale de la dynastie des Tsing, du 3» rang de Mandarinat pour l'ardeur de sa vertu. Témoignage honorable conféré par l'Empereur. Modèle du Gynécée pour l'ardeur de sa vertu. Un jour heureux de la 7* lune, de la 22» année de Kouang-Siu. Digitized by CjOOQ IC 406 J.'J. MATIGNON les parents les encourageaient-ils habilement dans la voie du suicide, dans Tespoir de voir dresser un arc de triomphe ou simplement placer une tablette commémo- rative de ce haut fait dans le temple des femmes ver- tueuses. Ces arcs de triomphe, ces tablettes portaient la mention « donné par ordre de l'empereur » et, au- dessous, étaient gravés les noms et qualités delà femme. Ces récompenses impériales étaient devenues un encou- ragement, et, au commencement du siècle, les suicides étaient tellement fréquents que Young-tchen, en 1729, fit paraître Tédit suivant. (1) : « Qu'une femme reste attachée, toute sa vie, à un seul mari et ne se remarie pas est la doctrine reçue de tout l'empire. Mais dans cette manière de faire, il y a une grande différence entre la veuve chaste et la suicidée. Celle-ci suit son époux quand il meurt et, quoique son sort puisse être dur, bien plus dur est celui de la veuve chaste. La morte n'a plus de peines à endurer: mais la veuve les a, pendant des années encore. L'une sacrifie sa vie pour échapper à ses maux : l'autre les combat avec courage. De plus, les suicidées n'ont pas toutes les mêmes motifs de faire le sacrifice de leur vie. Parfois, c'est la crainte de la pauvreté ou Tin- capacité de pourvoir à leurs besoins ; ou bien, dans l'intensité de leur deuil, elles négligent de songera l'ave- nir, oubliant qu'après la mort de son mari, les devoirs de la femme deviennent deux fois plus grands : le plus loin d'elle se trouvent les vieux parents de son époux, dont elle doit avoir soin, à l'intention de leur fils ; le plus près (1) J. Dooliltle. — Social Life of the Chinese. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 107 d'elle, sont les enfants du défunt qu'il faut enseigner et instruire, comme le père Taurait voulu, sans préjudice des nombreux devoirs domestiques qu'il y a à remplir, en Fig, 16, — Arc de triomphe élevé par ordre de TEmpereur à une veuve vertueuse, à Amoy (1). trop grand nombre pour pouvoir les énumérer. Peut-on dire maintenant, un seul moment, que toutes les responsa- bilités de la femme prennent fin après la mort du mari? » (i) Gravure communiquée par Mgr Raynaud, évoque de Ning-Pô. Digitized by CjOOÇ iC 108 J.-J. MATIGNON Par cet édit, TEmpereur faisait savoir^ dans toutes les provinces, qu'il refuserait, à l'avenir, de donner des tablettes ou d'autoriser l'érection d'arcs de trionaphe. Depuis cette époque^ les suicides devinrent de moins en moins fréquents. On élève pourtant, de temps à autre, quelques arcs de triomphe. Il n'y en a pas à Pékin. La requête, par laquelle on demande l'autorisation de placer une tablette commémorative ou d'ériger un arc de triomphe est présentée par la famille à la signature des notables et au mandarin, à qui on graisse sérieusement la patte. Celui-ci transmet la demande à Pékin et quand l'Empereur émet un avis favorable, il envoie, en même temps^ une somme d'argent pour l'érection du monument. Celle-ci est toujours insuffisante et la famille et le man- darin doivent la compléter. Le magistrat doit se faire officiellement représenter ou assister à l'inauguration. Il doit faire allumer de l'encens, dans le temple de celles qui « brûlent de chasteté », le premier et le quinze de chaque lune, et deux fois par an, au printemps et à l'automne, il y porte des offrandes. Aussi est-il particulièrement flatteur pour les familles de voir le représentant de l'Empereur faire les génu- flexions, devant l'arc de triomphe ou la tablette de l'un des siens. Je ne connais pas de fait de suicide par fidélité con- jugale à Pékin. Il serait d'ailleurs très rare dans le Nord. On le verrait plus fréquemment dans le Midi. Voici ce que dit à ce sujet Julius Doolittle (1) : « Parfois les veuves (Ij J. Doolittle. — Loc. cit. Digitized by CjOOQ IC LK SUICIDE 109 se suicident après la mort de leur mari. Les unes avalent de Topium, puisse couchent et meurent près du corps. D'autres se laissent mourir de faim ou se noient. Un procédé assez commun â Fou-tchéou consiste à se pendre en public et avec solennité, après avoir donné avis aux curieux. Les motifs qui déterminent ces malheureuses femmes à cet acte fatal sont complexes. Parfois, le regret du défunt y est pour quelque chose. Mais d'autres consi- dérations aident puissamment leur douleur. Ce sont la pauvreté, la crainte d'être maltraitées, l'appréhension d'être purement et simplement vendues par les frères du défunt, la vanité... Tout récemment une jeune femme ayant eu vent qu'on projetait de la livrer à une maison de débauche annonça son intention de se suicider. Le matin du jour fixé, elle alla brûler de l'encens dans le temple élevé à la mémoire des femmes vertueuses. Puis, revêtue de ses plus beaux atours et tenant un bouquet de fleurs, elle fut promenée, en palanquin porté par quatre por- teurs, par les rues les plus populeuses. Elle se suicida dans l'après-midi de la façon suivante. Une plate-forme avait été élevée devant sa maison. A l'heure dite, elle y monta, jeta aux quatre points cardinaux un peu d'eau et de grain (provisions de voyage, apparemment) puis, assise dans un fauteuil, elle reçut les prosternations et condoléances de tous ses parents. Enfin, montée sur un tabouret, elle se passa la corde au cou, renversa le tabouret d'un coup de pied et se lança dans l'éternité, « Jadis, paraît-il, les mandarins venaient assister à ces scènes et se prosternaient devant ces héroïnes. Mais l'une d'elles, un jour, après qu'on lui eut rendu tous les hom- Digitized by CjOOQ IC 1 10 J.-J. xMATIGNON mages, refusa de s'exécuter : depuis lors, les mandarins ont jugé prudent de s'abstenir. » Il ne faudrait pas confondre le suicide des veuves chi- noises avec le suttisme hindou. Dans l'Inde, le suicide de la veuve est la règle ; dans l'Empire du Milieu il est l'exception. Là, il est obligatoire ; ici, il est facultatif. La veuve hindoue qui ne se fait pas brûler sur le bûcher de son mari tombe, par ce fait, au rang des parias. Aussi préfère-t-elle la mort à la vie pénible de cette classe de la société. En Chine, toute contrainte, au moins appa- rente, est mise de côté. Le suicide, dans la majorité des cas, est perpétré librement. Et la femme ne peut, les castes n'existant pas en Chine, être terrifiée, comme la veuve hindoue, par la perspective de l'existence des parias, qui lui est réservée si elle survit à son mari. A la suite de guerres, d'expéditions, de razzias, quel- ques femmes emmenées en captivité préfèrent se donner la mort que d'être traînées à la suite des vainqueurs. Des faits nombreux de ce genre se sont produits, lors de la dernière révolte des Taï-pings. Certains auteurs consi- dèrent ces suicides comme dus à la fidélité conjugale. Nous croyons que les femmes qui se donnent la mort dans ces conditions ne cherchent guère qu a échapper à la captivité et aux peines physiques et morales qu'elle traîne à sa suite. Les femmes captives sont toutes, ou à peu près, vendues pour la prostitution. Cependant, l'histoire chinoise a donné le nom « d'ho- norable » à un certain nombre de suicides de ce genre : des jeunes filles qui se jettent à l'eau pour ne pas être violées ; des femmes qui se coupent la gorge, plutôt que Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE \\\ se livrer aux vainqueurs. Dans les Vingt-quatre exemples de piété JiHale, nous trouvons une histoire intitulée : les deux jeunes filles de lafamille r/iéoM^célébrantle courage de deux jeunes personnes qui ont préféré la mort à la perte de leur virginité. « Sous la dynastie des Tang, pendant Fig, 17. — Les deux jeunes filles de la famille Théou (1). le règne de Yong-taï, vivaient, dans la famille Théou-che, de la province de Tong-tien, deux sœurs d'une beauté remarquable. L'une avait dix-neuf ans et l'autre seize. Voyant leur pays ravagé par les brigands, les villages et les villes incendiés, elles s'enfuirent sur une haute mon- tagne et se cachèrent dans une grotte, pour mettre à (1) Cette planche estextpaile des Vingt-quatre exemples de piété filiale. Digitized by CjOOQ IC 112 J.-J. MATIGNON l'abri leur virginité. Découvertes par les brigands, pour ne pas être violées, belles se jetèrent dans un précipice où tous leurs os furent brisés et y trouvèrent la mort. Leur renommée étant arrivée jusqu'à l'Empereur, il déclara la famille exempte de tout impôt et fît suspendre, dans leur maison, une tablette à la louange des deux jeunes filles. » * Piété filiale, — Fidélité des ser^viteurs, — « Des cent vertus, la piété filiale est la plus importante », dit un proverbe favori des Célestes. La piété filiale, telle que la comprennent les Chinois, a un domaine beaucoup plus étendu que celui que nous lui attribuons en Europe : respecter ses parents, c'est être filial ; faire les cérémonies des ancêtres, c'est être filial; porter le deuil pendant trois ans, c'est être filial ; servir loyalement son prince, c'est être filial; se dévouer pour ses parents, jusqu'à la mort, c'est être filial. Nous ne retiendrons de la piété filiale que ce dernier côté. Le suicide par piété filiale est chose rare à notre époque; il résulte de la mort d'un père — ou exception- nellement d'une mère; mais, au chagrin, cause prédispo- sante, s'ajoutent la vanité, l'amour-propre, un besoin violent de charlatanisme et de réclame. Car l'homme qui se suicide par piété filiale est sûr d'en retirer considéra- tion et honneur pour lui et les siens. Les mutilations volontaires sont, en quelque sorte, la première étape du suicide, par piété filiale. Un fils, dont le père ou la mère est très malade, condamné par les Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 113 médecins, va prier dans le temple du dieu de la médecine, fait des offrandes à la divinité et souvent lui donne un morceau de sa chair pour la rendre plus clémente; Dans quelques circonstances, les enfants sacrifient, volontiers, une portion d'eux-mêmes, qu^ils font cuire et manger par les parents dont ils souhaitent la guérison. La Gaj^ette de Pékin mentionne parfois, avec une note flatteuse, des cas de ce genre. Les Chinois mutilés par piété filiale sont aussi fiers de leurs cicatrices qu'un soldat de ses blessures. Au fond c'est un sentiment de dévouement très prononcé pour leurs parents qui pousse les fils à agir de la sorte. Il y en a même qui consentent à encourir la peine de mort, à la place de leur père, celui-ci fût-il considéré par eux comme un criminel avéré. Dès la plus haute antiquité, le suicide par piété filiale a existé, beaucoup plus fréquent, sans doute, qu'il ne l'est maintenant. Déjà^ au temps de Confucius, la piété filiale ne se pratiquait plus aussi bien que par le passé, au grand regret du célèbre philosophe, mais le suicide était encore très commun et le réformateur de la Chine s'efforça de démontrer tout ce qu'il avait d'absurde et d'insensé. Sans doute on doit plaindre ses parents défunts mais la tristesse ne doit pas pousser l'homme à se donner la mort. « Un fils qui fait les funérailles de ses parents, dit Confucius, n'a pas la force de pousser de soupirs. Il fait les cérémonies avec un visage pétrifié de douleur. Les paroles qui sortent de sa bouche n'ont ni élégance, ni suite. Ses vêtements sont grossiers et en désordre sur lui. La musique la plus harmonieuse n'effleure point son cœur. Les mets les plus exquis n'ont ni goût, ni saveur 8 Digitized by CjOOQ IC 144 J.-J. MATIGNON pour son palais, tant est profonde la désolation qui absorbe son âme. Il prend quelque nourriture au troi- sième jour, parce que tous les peuples savent qu'il ne faut pas attenter à sa vie, et que si Ion peut s'abandonner à la douleur jusqu'à maigrir, il serait horrible de s'y livrer, même en pleurant un mort. » Ses conseils restèrent à peu près sans effet, car plus de deux mille ans après lui, l'empereur Kan-Si, en 1685, fît paraître un édit contre le suicide par piété filiale : « De pauvres diables, des esprits peu éclairés, induits en erreur par des balivernes et des billevesées, croient se conduire en fils pieux, en se donnant en sacrifice. Mais ils oublient que notre corps tout entier nous vient de nos parents et que nous n'avons point le droit de le défigurer ou de le détruire. N'est-ce pas par piété filiale que Meng-Tzeu, disciple de Confucius, prenait tant de précautions quand il longeait le bord d'un précipice ou marchait sur de la glace peu résistante? Bien plus, Confucius ne dit-il pas que la simple crainte de la possibilité de la maladie des enfants rend les parents anxieux? Donc si un fils détruit son corps, il ne peut plus aider ses parents, les honorer, les nourrir, par conséquent il n'est plus filial. De tels crimes se produisent partout, aussi je lance une procla- mation s'èlevant sévèrement contre eux, pour que le peuple ne soit pas plus longtemps entretenu dans l'erreur. » Aujourd'hui, ce suicide est rare. Je n'en ai personnel- lement pas de cas en ma connaissance. Mais tout récem- ment, le Nortli China Daily News rapportait le fait suivant : « Une fille vint prier dans un temple pour son Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE i\^ père malade et essaya, par des mutilations, en oÔrant dô sa chair, d'attendrir la divinité. Ses efforts furent vains. Peu de temps après, son père mourut. Abîmée de douleur, elle s'empoisonna avec de l'opium. » Le suicide par piété filiale aurait été le point de départ de celui des domestiques à la mort de leurs maîtres. Voici à ce sujet l'opinion du P. Amyot (1) : « On avait déjà commencé, au temps de Confucius, à attenter à sa propre vie pour ne pas survivre aux morts qu'on pleurait. Soit dit à la gloire de la piété filiale, à quelque excès qu'on se soit livré en ce genre quand on a eu abandonné l'ensei- gnement de l'antiquité, elle n'a été qu'une occasion pour innocenter les délires homicides qui ont changé en un arrêt de mort les soupirs et les larmes de deuil. Comme la douleur de quelques filles et de quelques jeunes gens, à la mort de leurs père et mère, était montée par degrés à une véhémence si extrême qu'ils en avaient perdu le sen- timent et même la vie, les louanges que l'admiration publique leur prodigua devinrent un piège pour les favoris et les concubines préférées de quelques princes. Dans la crainte que l'abus qu'ils avaient fait de leur crédit ne retombât sur eux, ils attentèrent sur eux-mêmes, pour s'immortaliser par leur prétendue fidélité. Ce premier pas fait, les successeurs de quelques-uns de ces princes obligèrent leurs domestiques et leurs concubines, leurs favoris et leurs ministres à aspirer à cette sorte de gloire. Dès la quatrième année de Li-Ouang (678 av. J.-C), on força les plus zélés serviteurs du prince de Tsing à se (1) Mémoires concernant les Chinois, t. IV. Digitized by CjOOQ IC \\6 J.-J. MATIGNON donner la mort pour ne pas survivre à leur maître, et à la trentième année de Yong-Oùang (621 av. J.-C), cent soixante-dix personnes rendirent le même honneur à la mémoire d'un autre prince de Tsing. Confucius né poii* vait pas attaquer directement un abus protégé par la politique de plusieurs princes de Tempire. Il se contenta de prendre occasion de la douleur et dé la piété filiale pour le proscrire comme un attentat contre la nature et une frénésie aussi barbare que ridicule. Mais, à la honte de la raison humaine, la sagesse de ses maximes a échoué pendant bien des siècles, contre les fausses doctrines, les ruses de la politique et le fanatisme des passions. » De même que les sacrifices humains, ces sacrifices; volontaires ou imposés, ont à peu près complètement disparu. Ils étaient encore assez fréquents au siècle dernier, et à la mort de sa femme, Kan-Si dut s'opposer au suicide de quatre des suivantes de l'Impératrice qui voulaient l'accompagner dans l'autre monde. * * . La misère, — La misère est grande en Chine, et d'autant plus dure à supporter qu'on s'élève davantage vers les régions septentrionales de l'empire, où l'hiver est très rigoureux. Dans ce pays, que certains de nos auteurs — M. Simon, par exemple, dans la Cité chinoise — présentent comme un petit paradis terrestre, où fleuris- sent le bonheur, l'égalité et la fraternité, rien, ou à peu l)rès rien n'a été fait pour venir en aide aux malheureux. On peut dire avec raison, car tous les jours mon expérience Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE ^n de rhôpital me corifirmé dans cette opinion, que le Chi- nois est un être absolument indigne de sympathie. La misère est-elle un facteur important du suicide? Il faut d'abord, parnii les Chinois misérables, établir deux catégories : les professionnels et ceux que des revers de fortune, de tristes circonstances ont dépourvus dé toutes ressources. Les premiers sont légion, surtout dans lès villes, organisés en société ayant un chef, imposant des aumônes aux commerçants qu'ils terrorisent par la menace facile de Tincendiè de leur boutique^ Malgré cela la situation de ces mendiants n'est pas des plus brillantes, et souvent on les voit en train de chercher aii milieu des détritus, lancés des maisons dans la rue, leur maigre pitance, qu'ils doivent en général disputer aux chiens. Cette vie précaire, animale, où la diète forcée alterne souvent avec le jeûne obligatoire, ne parait pas trop à charge à ces professionnels de la mendicité, car ils ont la philosophie ou l'insouciance de savoir se contenter de peu. Le suicide est relativement rare chez eux. J'entends celui qui a comme but de mettre fin à leur triste existence. Car assez fréquemment les mendiants se donnent la mort mais alors c'est presque toujours une satisfaction d'amour- propre, une vengeance, qui en sont les mobiles. J'ai rencontré plusieurs fois, surtout pendant l'hiver, des cadavres de ces malheureux dans les rues. Les uns sont morts de froid, les autres de faim : mais la mort n'a pas été volontaire. L'inanition est en général une nécessité à laquelle le pauvre diable n'a pu se soustraire. Et quand des individus, maigres, affaiblis, n'ayant pas mangé depuis deux jours, nus ou à peu près, couchent dehors avec de§ Digitized by CjOOQ IC 118 J.-J. MATIGNON températures de — 2(y>, il n'y a rien d'étonnant à ce que, le lendemain, on les trouve congelés. Mais s'ils avaient rencontré une natte pour s'envelopper, une tasse de riz pour se garnir l'estomac, ils n'auraient pas hésité à les prendre, car ils n'avaient nullement envie de mourir. Aussi croyons-nous qu'il faut beaucoup diminuer le rôle de la misère, comme cause de suicide chez les pauvres professionnels. Ce rôle est des plus importants chez ceux que des revers, la maladie, la paresse, ont privés de moyens d'existence : la pendaison ou le poison sont les procédés les plus fréquemment employés, pour faire cesser leur triste situation. L'opium est une des grandes causes de la misère, dans les familles dont le père est un fumeur. Tout est dépensé pour satisfaire la funeste passion : les enfants meurent de faim, et les seules ressources de la famille sont la prostitution de la mère et des filles, ou la mendicité, l'une ou l'autre également peu lucratives. Aussi, assez fréquemment ces gens-là s'empoisonnent-ils. « Un père qui fume l'opium peut, dans certains cas, amener sa femme et ses enfants à une telle misère que la mort dans un rêve agréable (provoqué par le narcotique) leur paraît une délicieuse délivrance d'une situation pénible, une heureuse fin aux dissensions intestines. » Folie et reU{]ion. — La folie est assez fréquente en Chine. Les cas que j'ai pu observer portaient tous sur des sujets jeunes, de vingt-deux à trente ans. Presque tous mes malades étaient des lipémaniaques et l'un deux s'est Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE \i^ laissé mourir de faim. Le suicide par inanition serait, parait-il, assez conimun dang cette catégorie de fous, La pendaison, et surtout l'ouverture de la gorge par un instrument tranchant, sont la fin la plus ordinaire des accès de délire furieux. Le suicide résultant d'hallucina- tions, d'idées obsédantes ne serait pas rare, et se produi- rait de préférence dans les mêmes endroits. « Si étonnante que la chose puisse paraître, m'écrivait à ce sujet un missionnaire, qui connaît fort bien la Chine du Nord, j'ai souvent entendu dire que des passants, surtout sur certains points, s'entendaient appeler et invitera se noyer et souvent répondaient à l'appel.. On raconte la mênae chose pour la pendaison. Dans certaines maisons, les invi- tations réitérées d'êtres invisibles finissent par faire obéir des individus, de là des pendaisons successives dans la même chambre. J'ai compris dans un même chapitré folie et religion comme causés de suicide ; l'une entraîne souvent l'autre.. Le fanatisme^ la folie mystique déterminent parfois lés religieux bouddhistes à se donner la mort. Dans une pro- chaine étude, je montrerai à quels actes de folie se livrent certains prêtres chinois et combien reste toujours vrai le vers de Lucrèce : Tanium religio poiuit siiadere malorum. Les bonzes vraiment sincères — ils sont la minorité — n'ont qu'un idéal : atteindre la sainteté de Bouddha et jouir de la béate félicité du Nirvana. Ceux qui aspirent à ce bonheur mènent une vie d'anachorètes, rompant toutes communications avec les hommes, enfermés dans Digitized by CjOOQ IC 120 J.-J. MATIGNON des huttes sur des sommets inaccessibles, ou cachés dah& des anfractuosités de rochers. Un panier suspendu à une longue corde leur permet de faire parvenir jusqu'à leur retraite les vivres que les fidèles veulent bien leur oïîrir. Après bien des années de méditation profonde, quelques- uns se sentent à point pour entrer dans le Nirvana. Les uns, comme certains bonzes de Tîle Pou-tou, se jettent du haut d'un rocher dans V « abîme de la déesse de la Cha- rité », d'autres donnent aux fidèles et curieux, toujours accourus en grand nombre, le spectacle de leur auto- crémation. Ces suicides sont la terminaison d'accès de monomanie mystique. * Pour éviter' une punition. — Les suicides de cette catégorie se voient, de préférence, chez les Chinois occupant une situation officielle. Un mandarin fautif, qui n'a pu se procurer assez d'argent pour se racheter, et qu'une punition grave, souvent la peine de mort, attend, n'hésite pas à devancer la justice, en prenant une dose d'opium suffisante pour lui assurer le chemin de l'autre monde. Le suicide a un double but. D'abord, « sauver la face » du coupable ; ensuite, soustraire ce dernier à la justice, lui éviter les horreurs de la prison, les mauvais traitements et surtout un certain nombre d'émotions désagréables par lesquelles doivent passer les condamnés à mort. Le criminel doit être très péniblement impres- sionné en apprenant que le jour de l'exécution est arrivé. Ces jours arrivent plusieurs fois pour certains condamnés. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE \%\ A Pékin,. par exemple, les exécutions ont lieu deux fois par an. Vingt-cinq, trente individus forment une série de tètes à trancher. A une date fixée par l'Empereur, ils sont tous transportés, suivis par une foule avide de spectacle, à la place des exécutions. Là, la liste des condamnés est dépliée; les noms des élus du jour y sont désignés par un cercle au vermillon, tracé par le pinceau du Fils du Ciel lui-môme. Quatre où cinq têtes tombent à cette première séance, à laquelle assistent tous les condamnés qui sont ensuite ramenés à la prison. Le lendemain, ils seront reconduits au lieu des supplices, assisteront à la décapitation de quelques-uns d'entre eux, et ainsi les jours suivants, jusqu'à épuisement de la série- Aussi comprend-on que quelques-uns d'entre eux préfèrent la mort volontaire à la faveur insigne de voir leur nom entouré d'un cercle rouge par la main de l'Empereur. Ce suicide par prévision, si je puis dire, existait aussi à Rome. Mais là, il entraînait pour la famille du suicidé une suite de déboires, dont le plus important était la confiscation de ses biens, au bénéfice de l'État. Il n'en est pas de même en Chine. Le suicide n'est pas seulement employé par les. Chinois convaincus qu'ils seront condamnés à une peine très grave. Quelques individus qui ne font que supposer la possibilité d'une condamnation y ont aussi recours. Un de nos compatriotes, attaché à la mission commerciale, envoyée en Chine par la Chambre de commerce de Lyon, me racontait que, lorsqu'une partie de cette mission arriva au Seu-tchouen, le bruit se répandit qu'elle for- mait Tavant-garde d'une armée française de quarante Digitized by CjOOQ IC 122 J.-J. MATIGNON mille hommes, venant du Tonkin.La consternation fut grande parmi les chrétiens catholiques qui sont nos protégés. Et toute une fàmiille, composée du père, de la mère et de trois enfants, convaincue que les mandarins allaient leur susciter des difficultés, s'empoisonna, sans même se donner la peine d'aller prendre des informations auprès des missionnaires. Dans quelques cas, le suicide n'est pas volontaire : l'intéressé ne fait qu'obéir à un ordre de l'Empereur (1), (1) A la mort de l'Empereur Sien-Fong, un certain nombre de membres de la famille impériale, s'étant rendus coupables du crime de haute trahison, furent condamnés à la peine de mort par lent dépècement. Deux d'entre eur, Tsaï-Yuan et Touari-Houa, reçurent Fordre de se donner la mort. Voici un extrait de l'édit impérial du 12 novembre i862, par Toung- tche, successeur de Sien-Fong. « Nous avons chargé le prince régent, les présidents de tribunaux de voir s'il restait un moyen, fût-il aussi ténu qu'un fil, d'étendre Notre Clémence Impériale à Tsaï-Yuan et ses complices. D'après le rapport de ces hauts fonctionnaires, ils sont tous unanimes à. dire que Tsaï-Yuan et ses complices ont foulé aux pieds l'autorité impériale, et que, s'étant rendus coupables de haute trahison, leur crime est horrible au dernier degré. Jls ne sont, d'après les lois du pays, dignes d'aucune clémence. Le rapport n'ajoute rien de plus. Mais nous réfléchissons que Tsaï-Yuan et ses complices sont tous membres de notre famille etque.ayantmérité une mort horrible, leurs corps doivent être traînés sur la place du marché : pourrions-nous empêcher nos larmes de couler? Cependant, par leur crime, ils ont mis en danger la paix du pays; non seulement ils ont péché envers nous, mais encore ils ont offensé toute la lignée de nos ancêtres. Si nous ne punissons pas sévè- rement leur crime, comment pourrons-nous lever les yeux vers Notre Père, dont nous tenons l'empire ? Gomment pourrions-nous faire respecter les lois? Les mettre à mort parle procédé lent ne serait donc appliquer que ce qu'une loi pure et juste demande. Pourtant dans le gouvernement, il y a des règlements -accordant des privilèges aux membres de la famille impériale, aux personnages du plus haut rang..., et permettant de dimi- nuer iâ sévérité même dans les cas où nulle clémence ne paraît possible. On Jeur évite au moins de. mourir sur la place. du marché par la main du bourreau... En ce qui concerne Tsaï-Yuan et Touan-Houa. nous ordonnons, par une grâce toute spéciale, qu'on leur commande de se donner eux- mêmes la mort, et nous mandons à cet effet au prince Sou et au président du ministère de la justice de transmettre notre édit aux coupables et de Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 123 Mais cet ordre est une insigne faveur. Lorsque les hauts dignitaires de TEmpire, chanceliers, vice-rois, présidents dé ministères, ont encouru la peine capitale, le souverain, pour leur éviter rhumilîatiori de la décapitation sur la place publique et leiir permettre de rejoindre, le corps intact, leurs ancêtres, leur envoie Tun des trois cadeaux précieux. Ceux-ci consistent en une feuille d'or — un sachet de poison — une corde de soie jaune. Le person- nage qui a été Tobjet d'une attention aussi délicate dé l'Empereur ne se fait aucune illusion sur sa significa- tion. Il doit même remercier le Fils -du Ciel de la faveur spéciale par lui accordée. Le décret qui prescrit l'envoi du cadeau précieux désigne aussi un certain nombre de mandarins pour assister au suicide. La corde de soie est surtout employée ; le condamné ne s'étrangle pas, mais se pend. « La cérémonie se passe ainsi. On présente au mandarin une belle corde tressée en soie jaune et il se prosterne devant cet envoi impérial. On attache la corde à une poutre; le condamné monte sur une table, il passe le nœud coulant autour du cou, puis les mandarins retirent solennellement la table (1). » Ce n'est que très rarement que les fonctionnaires d'ordre subalterne peuvent aspirer à cette faveur impériale et encore la corde est blanche'. leur commander de mettre fin à leurs jours. Ceci, afin que tout l'Empire puisse savoir que nous n'avons point de secret. > (Je dois, la traduction de ce décret à un habile sinologue, M. J. Van-Aalst, commissaire' des douanes chinoises, que je tiens à remercier de son obligeance.) (1) A. Favier. — Pèking. Digitized by CjOOQ IC <24 J.-J. MATIGNON * Après les causes du suicide, voyons les moyens employés, le manuel opératoire, si je puis m'exprimer de la sorte. Les procédés sont nombreux. Mais ils ne sont pas tous également usités. Les uns sont classiques, d'autres sont Texceptiôn. - Il semble xjue, par une sorte de coquetterie posthume; les Chinois soient réfractaires aux procédés sanglants. Ils ont horreur de la niutilàtion ; ils craignent, sans doute, de se trouver ainsi défigurés dans Tautré monde . Noiis allons voir plus loin quel soin les eunuques mettent à conserver, en bocal, les témoins de leur ancienne virilité, les <( précieuses » qui, après leur mort, seront enfermées dans leur cercueil. Aussi verrons-nous, dans la majorité des cas donner la préférence aux moyens qui produisent le moins de désordres organiques, qui laissent le corps le plus intact possible^ C'est probablement la croyance à la transmigration qui fait que souvent le Chinois qui se suicide revêt ses plus beaux habits, convaincu qu'ils lui serviront dans l'autre monde. Les divers modes de suicide peuvent, par ordre de fréquence, être rangés dans les catégories suivantes : Empoisonnement ; Pendaison ; Noyade; Instruments tranchants ; Inanition ; Incinération. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 125 Uopiuni est le facteur le plus ordinaire des morts par empoisonnement. Il est absorbé soit en boulettes, soit après macération dans de l'eau tiède. Mais Topiuih est une chose de luxe, dispendieuse, que ne peuvent se payer toutes les boui*ses. Aussi Tempoiâonnement est-il parfois obtenu au moyen derarsenic; ou mênie du phosphore; des bouts d'allu- mettes sont pétris dans de l'eau dont on avale un certain nombre de verres. ' Le mercure, For ont été incriminés comme agent de suicide par intoxication. Nous ne pouvons avoir que des doutes sur le rôle du premier. Quant au second, nous verrons tout à l'heure qu'il n'agit point comme toxique, mais bien comme corps étranger obstruant lés voies aériennes supérieures. La pendaison est un procédé simple, économique, rapide, très employé que l'on peut placer comme fréquence au même rang que l'empoisonnement par l'opium. Lés femmes y auraient plus souvent recours que les hommes ; la pendaison semble même la méthode de choix du sexe faible et cette idée me paraît confirmée par les dessins de l'imagerie populaire. Il existe, en effet, une déesse de la pendaison représentée sous les traits d'une femme la corde au cou, la langue saillante entre les arcades dentaires, la figure congestionnée, les yeux sortant des orbites, les cheveux épars sur les épaules. La strangulation serait un moyen tout à fait élégant et que seuls, ou à peu près, pratiqueraient les grands per- sonnages. Nous avons toutefois des doutes sur l'emploi de ce procédé. On croit, généralement, que les mandarins à Digitized by CjOOQ IC 126 J.-J. MATIGNON qui l'Empereur envoie la corde de soie jaune s'en servent pour s'étrangler : nous avons dit plus haut que ce « cadeau précieux »' n'avait d'autre but que d'engager le condamné à se pendre. A côté de la pendaison, nous mettrons V asphyxie par la feuille d'or. Beaucoup d'auteurs ont laissé croire que le suicide par les feuilles d'or résultait d'une intoxication consécutive à Tingestion de celles-ci. Les « boules d'or >> avalées ne sont, au fond, que des « feuilles d'or » aspirées. Un morceau finement laminé est déposé dans le creux de la main ou sur l'orifice buccal, puis le patient fait une aspiration violente. La feuille d'or est entraînée et vient oblitérer l'ouverture de la glotte, d'où asphyxie. Ce mode de suicide parait d'une réalisation difficile et doit sou- vent nécessiter plusieurs tentatives. Certains auteurs le contestent et ne voient dans le « suicide par la feuille d'or » qu'une façon emphatique des Chinois de parler de la mort violente des gens riches. Les nombreux renseignements que j'ai pu me procurer à ce sujet, soit auprès des lettrés, soit auprès des méde- cins indigènes, ne me permettent pas de me ranger à cette opinion. Ce genre de suicide existe, mais seuls les Célestes des hautes classes, les grands personnages y ont recours. L'asphyxie par les vapeurs d'oxyde de carbone n'est pas connue. La noyade est beaucoup plus employée par les femmes et rien ne vaut les puits pour « sortir de la vie par le chemin lé plus court». Ceux-ci existent dans presque toutes les cours des maisons chinoises, aussi tendent- Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE f27 ils une bouche engageante à la femme affolée par une « ventrée de t'si >'. Il n'est pas rare de voir les gens qui se jettent dans une rivière prendre la précaution de se lier les jambes ensemble ou de s'attacher une pierre au cou. Dans Tîle Pou-toù, les bonzes fanatiques se lancent du sommet d'un rocher escarpé dans la mer, dans « l'Abîme dé la déesse de la Charité ». Les instruments tranchants, les plus employés sont le couteau et le rasoir, avec lesquels on coupe la gorge. Quelques-uns — des aliénés le plus souvent — utilisent, dans le même but> des tessons de porcelaine, des mor- ceaux de verre. ' Les Romains s'ouvraient les veines, après s'être mis dans un bain. Les Chinois sont moins raffinés. Ils connais- sent aussi la mort par hémorragie, après une brutale section de l'avant-bras ou de plusieurs doigts delà main. Mais les méthodes sanglantes sont peu en faveur et surtout très peu tenues en honneur. Les Chinois ne pra- tiquent point, comme les Japonais, l'ouverture du ventre, harakiri, qui vous donnait la qualité de o véritable héros », de vrai Samouraï. Est-ce le manque de courage résultant du caractère efféminé de beaucoup d'entre eux qui s'oppose à ces « coups de maître » ? La chose est pos- sible. Mais je crois surtout que; malgré lui, le Chinois, même mourant volontairement — et partant en faisant une insulte grave à la piété filiale — ne peut oublier cet aphorisme de cette même piété : (( Nous devons nous efforcer de conserver intact le corps que nous tenons de nos parents. » Digitized by CjOOQ IC 128 J.-J. MATIGNON Uinanition est un mode de suicide |dont on a, à mon avis, singulièrement exagéré la fréquence. Parce que beaucoup de mehdiants sont trouvés morts dans la rué et le ventre creux, il ne faut pas toujours conclure à Une mort volontaire. L'inanition est employée par les indi- vidus ayant de gros chagrins, dont le caractère est devenu tristement sombre. Elle est probablement la fin de beaucoup d'accès de lypémanie. U incinération est une. rareté. Seuls, à peu près, quelques bonzes, aspirant à la béatitude du Nirvana, et ne trouvant pas en eux les éléments du feu de Sahamasi qui doit les transformer en cendres, demandent à un incendie volontaire de les dépouiller de leur enveloppe terrestre et les faire entrer dans la sainteté de Bouddha. Une pareille auto -crémation serait l'indice d'une puis^ sance de volonté vraiment surhumaine, si elle n'était plutôt la preuve d'une absence complète de cette dernière et la manifestation patente d'un état aigu de folie mys- tique. Il existe encore un certain nombre de moyens que nous classerons sous la rubrique de procédés divers, mais qui sont très exceptionnellement usités. Ainsi, l'ingestion de morceaux d'ivoire, de fragments de verre ou de porcelaine. Nous terminerons par un procédé mentionné dans la médecine légale chinoise. Il nous montrera que depuis de nombreux siècles, les Chinois, devançant les simulateurs de nos pénitenciers, avaient reconnu les propriétés septiques de la salive et s'en étaient servi, non point pour produire de simples phlegmons, mais pour déterminer des infections mortelles. Le Si-Yuen — médecine légale — Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 139 relate des cas de mort chez des individus qui s'étaient, intentionnellement, mordu et profondément déchiré les extrémités des doigts, d'où inflammation, fièvre, abcès, douleur, gonflement de Tavant-bras, hecticité et mort. * L'antithèse, l'incohérence sont une des caractéristiques de l'esprit chinois. La fréquence du suicide en est une preuve patente pour quiconque connaît un peu les idées morales et sociales des Célestes. Tous les médecins qui ont exercé, en Chine, ont été frappés de l'horreur des indi- gèiies pour les opérations. Le Chinois redoute l'interven- tion chirurgicale, moins à cause de la douleur qu'elle va produire, que de la mutilation qui en sera la conséquence .' Aussi, faut-il voir avec quel soin les opérés enveloppent, dans un morceau de papier ou un mouchoir, les dents, chicots, tumeurs, phalanges, qui leur ont été enlevés: autant de parties d'eux-mêmes qui seront, à leur mort, placées, par les parents, dans leur cercueil. L'amputation d'un membre est toujours longuement discutée en famille, et beaucoup de Célestes préfèrent se laisser mourir que consentir à une intervention sanglante qui leur sauverait la vie. Cette horreur de la chirurgie est un effet de la piété filiale, telle que l'a enseignée Confucius. Celle-ci recom- mande le respect du corps, qu'on doit s'efforcer de con- server intact puisqu'il a été transmis par les parents : toute mutilation est une offense faite aux ascendants ; tous les écrivains ont ressassé, depuis deux mille ans, les Digitized by CjOOQ IC 430 J.-J. MATIGNON idées du grand philosophé, qui peu à peu ont pénétré jusque dans les couches les plus profondes de la société! Voici ce qu'il est dit du respect du corps, dans le Lunn- U, un. des textes les plus connus. Le philosophe Tseng-Tzeu, disciple de Confucius^ se sentant mourir, réunit ses meilleurs élèves et leur dit : « Découvrez mes pieds et mes mains. Le Livrée de Vers dit : Sois circonspect comme celui qui longe un abîme, comme celui qui marche sur une mince couche de glace. Désormais, mes enfants, je suis sûr d'avoir évité le danger ! » Tseng- Tzeu avait en efïet tremblé toute sa vie que le corps reçu de ses parents ne subît quelque lésion. Il avait, pour le conserver dans son intégrité, vécu avec la cir- conspection de celui qui côtoie un abîme. Il se fit décou- vrir les mains et les pieds pour pouvoir se rendre compte, de visu, de leur état de conservation parfaite et celle-ci constatée, il pouvait mourir tranquille. : Dans le Li-Ki nous trouvons encore un certain nombre d'aphorismes et d'anecdotes relatifs à ce respect du corps humain. « Un fils pieux ne monte sur aucune élévation, n'ap- proche d'aucun précipice, ne s'expose à aucun danger pour ne pas faire injure à ses parents. Yao-tchen-tzeu, descendant un escalier, se blessa au pied. Il s'abstint, pendant plusieurs mois, de marcher et eut tout le temps l'air triste. L'un de ses élèves lui dit : « Maître, votre pied est guéri. Pourquoi êtes-vous resté plusieurs jours sans sortir et l'air tout triste? » Yao-tchen-tzeu répondit : « La belle question ! J'ai appris de Tseng-Tzeu, qui le tenait de Confucius, que l'homme est le plus noble des Digitized by CjOOQ le LB SUICIDE 131 êtres produits et nourris par le ciel et la terre et que te que les parents lui ont donné entier quand ils Font engendré, le fils doit le rapporter intact s'il veut être réputé pieux. Ne pas mutiler la substance, ne pas faire injure à son corps, voilà ce qu'il faut entendre par con- server intact. C'est pourquoi le sage n'ose oublier la piété filiale durant l'espace d'un pas^ et c'est parce que je l'ai oubliée, en me blessant le pied, que je suis triste. Une faut pas faire un pas sans songer à ses parents, et cr'est pourquoi il faut prendre la route sûre plutôt que le chemin chanceux ; il faut passer l'eau en barque et non point à la nage, afin de ne pas exposer la substance reçue de ses parents. » Ailleurs, il est dit : « Il n'est rien que le sage ne res- pecte; mais ce qu'il respecte le plus, c'est son propre corps. Le corps est un rameau issu des parents ; com- ment oserait-on ne pas le respecter? Si on n'a pas les égards voulus pour son corps, on blesse ses parents. Or, blesser ses parents, c'est blesser le tronc d'où on est sorti : le tronc blessé, le rameau périra. » La morale populaire, la tradition, si puissante en Chine, ont souvent préservé le corps de mutilations chirurgi- cales, probablement utiles. Mais elles n'ont que rarement pu prévenir son anéantissement, après une violente poussée de « t'si », une « perte de face » ou tant d'autres causes, parfois des plus futiles. La religion, ou plutôt ce que nous désignons par ce nom, a-t-elle pu faire quelque chose contre le suicide? En Chine, il n'y a pas de religion au sens propre du mot. Le Chinois n'en éprouve généralement pas le besoin, Digitized by CjOOQ IC 132 J.^J. MATIGNON On trouve tout . chez lui, polythéisme, panthéisme, athéisme. Le bouddhisme mériterait seul le nom de religion : mais il a été tellement modifié dans son essence première, qu'il n'a plus que quelques vagues analogies avec la doctrine primitive de Çakiamouni; le taoïsme est un matérialisme outré; le confucianisme une simple morale. Mais le Chinois n'est pas particulièrement boud- dhiste, taoïste ou confucianiste. L'occasion fait sa convic- tion. « Un Chinois qui a besoin d'un prêtre bouddhiste et peut se payer ses services, est à ce moment bouddhiste. S'il fait appel à un taoïste, il sera pour la circonstance taoïste. Il n'y a aucun inconvénient à faire appeler l'un ou l'autre et il n'est même pas improbable qu'il les fasse appeler tous les deux à la fois, auquel cas, il sera en même temps bouddhiste et taoïste. Le bouddhisme a absorbé le taoïsme, le taoïsme a absorbé le confucianisme, mais à la fin, celui-ci a absorbé les deux autres. Ainsi « trois « religions se trouvent réunies en une seule » , suivant l'expression chinoise (1). » Le Catéchisme bouddhique s'élève énergiquement contre le suicide. Mais quelle peut bien être Tinfluence de cette religion contre la mort violente, quand on voit ses prêtres y avoir recours? Voici ce que nous trouvons dans les livres sacrés : « Il est des individus qui font si peu de cas de leur vie que dans un moment d'impatience, tout éperdus, ils sautent dans un puits, se pendent, avalent de l'arsenic ou de l'opium, se coupent la gorge, afin qu'après leur mort, leurs parents tirent profit de leur (4) Smith.— Chinese Chavacteristics. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 433 cadavre pour extorquer de l'argent aux gens, pour se venger, pour assouvir leur colère en faisant un procès. Certainement que l'âme d'un pareil homme souffrira de cruelles peines, quand elle sera arrivée aux Enfers, dans la cité des suicidés, torturée continuellement par une douleur analogue à celle qu'elle souffrit en mourant et cela pendant un nombre indéterminé d'années, ^aris pouvoir redevenir homme. Un certain Ouang, qui s'était attiré une affaire et avait pris le chemin le plus court pour sortir de la vie, entra, après sa mort dans le corps d'un autre homme, pour dire qu'il souffrait dans la Ville des Suicidés des tourments épouvantables, qu'il ne se possédait plus de regret, mais que son mal était sans remède. » Le catéchisme bouddhiste prédit les peines de l'enfer aux suicidés et l'absence de métempsycose. Mais il ne reconnaît pas tous les suicides comme des crimes. « Si quelqu'un, oubliant ce qu'il en coûte au Ciel, à la Terre, aux parents, pour engendrer un homme, se permet, avant d'avoir achevé de payer ses bienfaiteurs et sans attendre le mandat de Yen-Oueng, de se donner la mort, sans que ce soit une cause de fidélité au prince, de piété filiale, de chasteté, de justice, de guerre. . . pour une petite raison qui n'en vaut pas la peine ; par peur d'être pris pour une faute non digne de mort ; pour faire après la mort tort au prochain avec son cadavre, en un mot, quiconque, mépri- sant la vie, se donnera indûment la mort, sera aussitôt qu'il aura expiré meneau premier tribunal par les génies gardiens de la porte et le génie gardien de l'âtre. Le Yen- Ouangdu premier tribunal, en ayant pris note, réexpédie Digitized by CjOOQ IC 434 J.-J. MATIGNON son âme à Tendroit où il s'est suicidé et où elle devra subir continuellement les douleurs dé son agonie, la faim et la soif, sans pouvoir jouir des ofiErandes et des sacrifices des hommes. Il lui est déplus ordonné de tenir invisible sa forme de Koéi (esprit), de ne pas effrayer les hommes, de ne tuer personne pour s'emparer de son corps. Ce n'est que quand celui à qui il a fait du tort par son suicide l'a oublié que le Menn-Chenn (gardien de la porte) et le Tsao-Ouang (gardien de l'âtre) relivrent son âme au premier tribunal qui la passe au second, qui la passe aux suivants. Quand, après avoir été torturée dans chaque tribunal, l'âme arrivera au neuvième, elle sera incarcérée dans la Ville des Suicidés et exclue de la métempsycose (1). » La seule tentative de suicide, n'ayant d'autre but que de faire peur, est considérée comme un péché. L'intention vaut le fait. Dans le Catéchisme taoïste, nous ne trouvons que quel- ques allusions au suicide. On y blâme les gens dont la dureté peut pousser d'autres personnes à se donner la morti « Effrayer les gens exprès, de façon à leur faire perdre la vie de peur, est aussi un grand mal. Ainsi, si on exige d'un fermier les arrérages avec trop de rigueur, de sorto qu'il se pende de désespoir ; si on intimide une ser- vante qui a commis une faute, au point de la faire se jeter dans un puits, c'est là agir comme font les méchants. » (1) Cette traduction des livres bouddhiques est empruntée aux intéres- sants Rudiments de parler chinois, t. IV (Morale et usages populaires), de notre confrère le D' Léon Wieger, jésuite de la mission de Ho-kien-fou (Tché-ly). Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE i35 Confucius s'est, seulement, élevé contre le suicide par piété filiale. •* : Il est à remarquer que le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme ne condamnent pas systématiquement le suicide. Certains cas de mort violente sont même, par eux^ tenus en haute estime ; d'autres, au contraire, sont réprouvés et pour ceux-là seuls des peines sont annoncées. Quelle influence peuvent bien avoir sur les masses des systèmes moraux ou religieux qui tantôt célèbrent, tantôt blâment le même acte? Le suicide serait beaucoup moins fréquent chez les Chinois chrétiens. Rien ne nous auto- rise à contredire cette assertion de missionnaires catho- liques, très dignes de foi et pour lesquels nous avons la plus grande estime. Mais le christianisme ne sera jamais suffisamment répandu^ en Chine, pour y exercer une influence moralisatrice. On peut d'ailleurs se demander si, l'Empire du Milieu converti à notre religion, le suicide disparaîtrait. Il est tellement enraciné dans les idées des Célestes qu'il sera bien difficile de l'en faire sortir. Tout, en Europe, condamne le duel, morale et religion. Et pourtant, il ne se passe pas de jour sans que des motifs quelquefois sérieux, presque toujours stupidement ridi- cules, n'amènent sur le terrain des individus qui dans leur for intérieur, sont les ennemis du « combat singu- lier ». — La Chine chrétienne n'en garderait pas moins ses vieilles coutumes, et partant le suicide n'en serait que médiocrement influencé. On peut prendre des mesures pour s'opposer au duel. Il est bien difficile d'empêcher un individu de se tuer. Les arrêtés de Kan-si et Young-tchen, qui refusaient Digitized by CjOOQ IC 136 J.-J. MATIGNON d'accorder des honneurs, des arcs de triomphe, des tablettes aux personnes qui se donnaient la mort par piété filiale ou fidélité conjugale, portèrent un coup funeste à ces genres de suicides qui sont depuis ce moment devenus très rares. Mais on se trouve désarmé en présence des suicides causés par la colère, la vengeance, les pertes d'argent. D'ailleurs, l'autorité supérieure de l'empire s'émeut très peu de ces morts violentes et rien n'est fait, soit moralement, soit par des lois même, pour essayer d'en diminuer la fréquence. Nous terminerons cette étude par quelques mots sur la médecine légale chinoise, dans ses rapports avec le suicide. La médecine légale est une science vague et approxi- mative. Son peu de précision permet à la justice de résoudre les cas, non selon le droit, mais selon sa fantaisie ou plutôt suivant le désir de l'intéressé qui aura payé la plus forte somme. Car, plus peut-être que tous les fonc- tionnaires, les médecins légistes chinois sont susceptibles d'être achetés et même à très bas prix. A la nouvelle d'une mort violente, l'autorité locale désigne, suivant le sexe de la victime, soit un médecin, soit une sage-femme, pour procéder aux constatations médico-légales et savoir s'il y a eu suicide, accident ou crime. Les conclusions du rapport sont très souvent à vendre. Vous avez étranglé un individu ; payez bien et le Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDE 137 médecin légiste n'hésitera pas à conclure à un suicide. Dé même, un homme meurt par rupture d'anévrisme devant votre porte. Un de vos ennemis pourra, très facilement, exploiter cet heureux accident : quelque argent habile- ment glissé dans la main du médecin suffira pour lui faire diagnostiquer un empoisonnement. Combien de meurtres figurent sous le nom de suicide, non par erreur, mais par vénalité de la justice ! . La médecine légale se nomme Si-Yuen, Un de ses livres est spécialement consacré à l'étude du suicide et il y est dit .\ « La malice de l'homme surpasse sa science ; on abuse de tout pour cacher l'homicide ; on doit se servir de tout pour le faire connnaître. » On s'occupe surtout du suicide par armes blanches, pendaison, noyade (1). Suicide par instruments tranchants. — « Quand on vient vous dire qu'un suicide a eu lieu, il faut tout d'abord vous informer de la physionomie du patient; savoir son nom, son âge ; s'il s'est servi de la main droite ou de la main gauche. S'il s'agit d'un domestique, il faut demander dans quels termes son contrat de louage a été rédigé et s'il a des parents. Procéder ensuite à l'examen sérieux du caractère des blessures. Si la blessure a été (1) Je dois remercier mon ami, le baron Vitale, secrétaire delà Légation d'Italie, qui a bien voulu ine faire des traductions du Si-Yuen et qui, à maintes reprises, a mis k ma disposition, sans compter, son extrême complaisance et sa profonde connaissance de la lanj^ue chinoise. Digitized by CjOOQ IC 138 J.-J. MATIGNON faite sur un homme vivant, du sang s'en écoulera. Si pour faire croire à un suicide, la blessure a été faite par autrui, sur le corps d'un individu tué par accident (coup de pied, par exemple) le sang ne coulera pas. Rendez- vous compte si la blessure a été faite avec un grand ou un petit couteau, avec un tesson dé porcelaine. N'oubliez pas que les blessures portant sur certains points : gorge, cœur, épigastre, tempes, vertex, sont particulièrement graves et que la mort peut être immédiate. Reconnaissez de quelle main s'est servi le suicidé : la main droite tranche la gorge de Toreille gauche vers la droite ; la main gauche dans le sens opposé... « Le suicide par section de la gorge ne comporte qu'une plaie : il suffit que cette plaie ait lin peu plus d'un pouce pour que la respiration et la vie soient arrêtées. Le suicidé a les yeux et la bouche fermés ; les mains crispées ; la peau ictérique et les cheveux hérissés. « Si les cheveux sont très mêlés, la blessure irrégu- lière, s'il est difficile de savoir de quel côté de la gorge a commencé l'incision, il y a évidemment crime et non suicide... « Le suicide étant souvent le résultat de la colère, de la vengeance, de la lassitude de la vie ou de la crainte d'un châtiment, l'examen de l'attitude du corps de la victime pourra donner des indications sur les causes de la mort. « Le suicidé par colère ou vengeance a les dents serrées, les yeux légèrement ouverts et regardant en haut : son regard sera dédaigneux. La poitrine sera dilatée, ce qui veut dire, mort à contre-cœur. Digitized by CjOOQ IC LE SUICIDK 139 « Si le suicide li'a d'autre but que de mettre fin à une vie pénible, sans provocation, les yeux sont fermés, non convulsés, les lèvres entr'ouvertes, les arcades dentaires rapprochées. « Si la mort est destinée à prévenir une punition ou à faire cesser une injustice, la bouché et les yeux sont fermés, comme chez un homme qui dort, aspirant vive- ment à ce retour à la tranquillité et au dégagement de sa responsabilité; il faudra, dans ce cas, faire une enquête sérieuse sur les antécédents de cet homme et tenir grand compte de son âge. « Si la gorge a été coupée avec la main droite, le bras droit, un jour après, aura gardé une certaine sou- plesse, tandis que le gauche au contraire sera rigide — et réciproquement si la main gauche a été employée. « Mais si les deux bras sont également rigides, il n'y a pas suicide, mais crime « Si la mort résulte d'une hémorragie, consécutive à la section du poignet ou des doigts, les tissus après la mort, au niveau de la section, se replieront en dedans. Mais, si la section du membre a été faite après la mort — dans un cas de meurtre, par un coup de pied, par exemple — les tissus ne se recroquevilleront pas ei^ dedans » * Pendaison. — « Dès que vous êtes informé de l'acci- dent, demandez où il s'est produit; la rue; la famille; la condition sociale; avec quoi il s'est pendu; où il s'est Digitized by CjOOQ IC 140 J.-J. MATIGNON accroché ; la forme du nœud coulant ; l'état des habits ; sont-ils neufs?... sont-ils vieux?... Mesurez le corps. Notez la direction de la figure et celle du dos. Observez Tobjet sur lequel on est monté pour se pendre. Mesurez la hauteur à laquelle se trouve la tête — la distance entre les pieds et le sol. Tâchez d'établir une relation entre : la hauteur du nœud, la longueur du corps, la hauteur de l'escabeau ou de l'objet sur lequel est monté le pendu. — Mesurez la longueur du nœud défait. — Constatez où le nœud passe exactement, en avant ou en arrière des oreilles (( ...... Voir, au cas où il y aurait de la boue, si les souliers du suicidé et l'escabeau sur lequel il est monté en portent des traces « .....L'homme pendu a les yeux fermés, les lèvres cyanosées, les dents entr'ôuvertes, si le nœud passe au- dessus du larynx. La bouche est largement entr'ouverte, la langue sort de 2 à 3 centimètres, si la corde passe au- dessous du larynx. La figure est très congestionnée. La bouche est contractée aux deux commissures. Il y a de l'écume entre les lèvres. Les mains sont crispées et le pouce pris sous les doigts. La pointe du pied est dirigée vers le sol. Les jambes portent des ecchymoses. » La médecine légale reconnaît plusieurs catégories de pendaison : étranglé pendu, cas le plus commun; on se passe une corde autour du cou et on reste suspendu; étranglé à genoux, étranglé couché, par un nœud coulant où un nomd tournant. Tous ces modes comportent des signes spéciaux^ sans intérêt pour riotis, et qu'il serait trop long d'énumérer. Digitized by CjOOQ IC LE SIIICIDK \i\ Voici, pour en finir avec la pendaison, le moyen de reconnaître s'il y a eu suicide ou crime. On prend un bâton et on frappe sur la corde : si elle vibre bien, pas de doute possible, vous êtes en présence d'un suicidé. Mais si elle vibre peu ou pas, le pendu est sûrement la victime de quelque meurtre, qu'on aura attaché à une corde pour égarer la justice. * * Noyade. — Le médecin légiste doit se préoccuper de savoir s'il s'agit d'un homme ou d'une femme, car les signes sont un peu différents. C'est ainsi que chez un noyé, la face seule plonge dans l'eau; tandis que chez une noyée, le crâne lui-même est couvert d'eau. Y a-t-il accident, suicide ou crime? Autant.de points que mes confrères célestes sont chargés d'élucider. Quand il y a accident, les mains sont ouvertes, les paupières légère- ment écartées, le météorisme peu marqué. Dans le suicide les mains sont crispées, les yeux fermés, le météorisnie accusé, la peau des pieds est macérée, les cheveux sont hérissés. Il y a de l'eau, du sable, des mucosités et du sang dans la bouche et le nez. Dans le cas de crime, la bouche et le nez ne contiennent ni eau, ni sable. Il n'y a pas de météorisme. La figure est légèrement ictérique; les chairs un peu émaciées. Enfin on trouve des traces de violence sur le corps. S'il n'y a pas d'ecchymoses, si la figure est rouge violacé, la bouche et les yeux ouverts, la victime aura été renversée et maintenue sous l'eau jusqu'à mort complète. Il n'est rien ou à peu près rien dit d'intéressant concer- nant les autres modes de suicide. Digitized by CjOOQ IC 142 J.-J. MATIGNON Nous nous résumerons en disant : Le suicide est très fréquent en Chine. Il se voit à tout âge et dans toutes lès classes de la société. La femme y est pourtant plus sujette que riiomme, mais ceci résulte de la canstitution même de la société chinoise, qui assigne à la femme un rang des plus inférieurs. Nous devons rechercher les causes géné- rales prédisposantes du suicide dans le caractère du Chi- nois, fait d'égoîsme et de fatalisme, dans un mépris relatif de la mort et un attachement peu considérable à la vie. Quand nous aurons dit que le Céleste est un être d'une impulsivité et d'une impressionnabilité extrêmes on comprendra facilement qu'un mouvement de colère, un chagrin, une satisfaction d'amour-propre^ un besoin violent de charlatanisme et de réclame, puissent avoir, dans un milieu aussi admirablement préparé pour le suicide, des effets éminemment différents comme gravité de ceux que nous sommes habitués à voir les mêmes causes produire en Europe. Digitized by CjOOQ IC L'AUTO-CRÉMATION DES PRÊTRES BOUDDHISTES <*) Tantum veligio poluit suadeve maiorum. Dans l'article précédent sur le Suicide je n'ai fait que mentionner les cas de mort violente par le feu, tels qu'on peut les voir se produire chez les prêtres bouddhistes. Je crois intéressant d'insister maintenant sur cette question de V auto-crémation par ferveur religieuse, confinant à la folie : en tous temps, en tous lieux, quelles que soient les races ou les religions, nous voyons combien est vrai le vers de Lucrèce : Tantum religio potuit suadere malorum Les bonzes bouddhistes^ soit par fanatisme, soit pour toucher le cœur et la bourse de leurs ouailles, s'imposent (1} Ce travail qui a paru tout d'abord dans les Archives (T anthropologie criminelle [Vô janvier 1898), m'a été inspiré par la lecture d'une très remarquable étude intitulée Self- Immolation by fire in China, publiée, dans les numéros d'octobre et novembre 1888 du Chinese Recorder, par le D' Mac Gowan qui, pendant cinquante ans, a habité la Chine. L'auteur a été le témoin d'un certain nombre de faits de cette auto-crémation. Digitized by CjOOQ IC 144 J.-J. MATIGNON des peines corporelles très dures ou même se mutilent : ils s'écorchent par places, se brûlent profondément les chairs, écrivent des prières avec leur sang. J'ai vu plusieurs fois, soit dans Pékin, soit dans la campagne, des bonzes accroupis, frappant sur une sorte d'énorme grelot en bois appelé mou-yu, les joues traversées de part en part par une tige de fer de la grosseur du petit doigt. Leur supplice volontaire excite la charité publique. D'autres s'enferment dans' des espèces de guérites, garnies de clous, la pointe en dedans, la tête débordant à l'extérieur. Le bonze, de temps à autre, tire une ficelle, la ficelle met en mouvement un billot de bois qui vient frapper contre une cloche dont le son attire l'attention du passant. Les clous ont tous une valeur déterminée. Le passant charitable a, moyennant une somme équivalente, le droit de retirer un ou plusieurs d'entre eux. Son offrande est déposée dans un panier entre la cloche et la retraite du bonze. Celui-ci n'abandonnera sa guérite — en principe au moins — que lorsque la charité de ses concitoyens aura enlevé tous les clous qui traversent les parois de sa peu confortable habitation. Le fanatisme, le désir d'entrer dans la béatitude du Nirvana poussent les bonzes au suicide. Dans l'île Pou- tou se trouve un rocher fameux, d'où les prêtres désireux d'atteindre à la sainteté de Bouddha se jettent dans a l'Abîme de la déesse de la Charité ». D'autres arrivent au même résultat en montant sur un bûcher auquel ils mettent eux-mêmes le feu. Certains cas. que nous rela- Digitized by CjOOQ IC l'auto-crémation des prêtres bouddhistes 145 terons, ont été observés par M. Mac Gowan aux environs de Ouen-Chao, dans la province du Tche-Kiahg. Les bonzes vraiment pieux, seuls, se livrent à Tauto- crémation. Mais les cas sont assez rares, car la ferveur religieuse est chose peu commune chez les prêtres de Bouddha. Le recrutement de ces derniers est assez mau- vais. Il y a des gens de tous les milieux et de toutes les conditions. Beaucoup sont des paresseux, qui quittent Fig. i8. volontairement la société, pour vivre dans l'indolence monastique. La majeure partie des bonzes est composée d'ecclésiastiques malgré eux : enfants de familles pauvres, ils ont été vendus au monastère et élevés en vue du sacer- doce. Parfois cependant, des Chinois ayant des aspira- tions religieuses profondes entrent dans les ordres et ceux-là surtout pourront être des candidats à Tauto- crémation. Nous devons rechercher l'origine de ce suicide par le 10 Digitized by CjOOQ IC 146 J.-J. MATIGNON feu dans le Saddharma poundarika Soutrà, run des livres bouddhiques les plus répandus, où se trouvent expliqués les moyens de parvenir à la sainteté de Bouddha et à la béatitude du Nirvana : la continence absolue de nos passions et de nos désirs provoque notre combustion spontanée, par le feu de Sahamadi; mais seuls^ ceux qui sont totalement absorbés dans Boiiddha peuvent y pré- tendre. La suppression totale de l'idée et de l'acte sont indispensables pour réaliser cette absorption, qui se manifeste par un nuage entourant la tête des élus et des purs. Ce nuage est dû à la sortie par tous les pores de la peau (et surtout à la nuque) d'un fluide spécial né des sécrétions qui provoquent les désirs. Quand ce fluide est produit en quantité suffisante, il s'enflamme et détermine la combustion générale du corps. C est par une de ces combustions spontanées que fut détruit le corps de Bouddha. Après sa mort, ses disciples essayèrent de le crémer, mais le corps restait incombustible, quand, tout à coup, un jet de flamme sortit de ^on sein, au niveau du point qui portait un caractère mystique inscrit sur la peau, et réduisit le corps en cendres. Il était naturel que des dévots ardents, désireux d'arriver à la transformation par combustion spontanée et ne sentant même pas les premières manifestations de leur auto-incendie, aient demandé à un incendie provoqué de les faire sortir de l'enveloppe terrestre qui leur était à charge. Cette sublimation avait, en outre, l'avantage de les purifier. Les bonzes chinois prétendent que ces habitudes leur ont été transmises par les lamas du Thibet. La chose n'a Digitized by CjOOQ IC l'auto-crémaïion des prêtres bouddhistes 147 Fig. 19. Cette gravure est tirée de l'ouvrage de Mgr A. Favieu, Pékin (1)> (1) La gravure ci-jointe montre que les bonzes sont susceptibles de- pieuses « carottes ». La joue gauche, seule, est traversée par la tige de 1er, qui, déprimant fortement la commissure labiale droite, permet, à première impression, de croire que la joue du même côté est également transpercée. Digitized by CjOOQ IC 148 J.-J. MATIGNON rien d'impossible. Le bouddhisme, en passant par le Thibet et la Chine, a été singulièrement modifié dans sa doctrine et dans ses pratiques. Les prêtres bouddhistes ont tous un nom religieux, dont le sens peut, quelquefois, faire préjuger du zèle et de la ferveur du candidat à la béatitude du Nirvana. Un jour, Abîme-et-Profondeur — c'est le nom de notre bonze — annonça qu'il avait fait des vœux pour réaliser la « transformation assise », c'est-à-dire, qu'il s'assiérait sur un bûcher, auquel il mettrait le feu et entrerait ainsi dans la sainteté de Bouddha. Ce bonze était un frère i^endiant qui, depuis quelque temps parcourait la pro- vince, quêtant pour la reconstruction d'un monastère. Vivant de sacrifices et d'austérités, s'imposant des peines corporelles pour la purification de son âme, ayant renoncé à tous les plus élémentaires soins de propreté, il devint bientôt un monceau de vermine, hâve, décharné, en imminence de mort par consomption, à brève échéance. Tous les trois pas, il s agenouillait, frappait de la tête contre une planche mise à terre et qu'il portait avec lui, pour prévenir les déchirures de la peau de son front par le sol. Mais tous ces sacrifices restaient sans effet : la charité des Chinois n'était point touchée et les aumônes étaient maigres. Abîme-et-Profondeur se sentit abattre et plus que jamais éprouva du dégoût pour le monde, son égoïsmeet son étroitesse d'esprit. Aussi, un jour, traver- sant les rues de Ouen-Chao, et entendant célébrer l'héroïsme de deux bonzes qui venaient de se faire crémer, il résolut de marcher, sans tarder, sur leurs traces. Digitized by CjOOQ IC L AUTO-CRÉMATION DES PRÊTRES BOl DDHISTES U9 Il fut reçu à bras ouverts dans un monastère voisin de résidences européennes. Il y fut une cause d'attraction pour les dévots et les curieux. Ceux qui avaient refusé Fig. 20. — Un bonze mendiant (1). l'aumône au frère mendiant devinrent généreux quand il s'agit de concourir aux frais de l'auto-crémation. On donna plus de bûches et de résine pour rôtir Abîme- et- Profondeur qu'il n'en eût fallu pour crémer tous les bonzes et bonzesses des monastères environnants. Quelques (1) Photographie de M. Lu Pi.ay. Digitized by CjOOQ IC 150 J.-J. MATIGNON personnes offrirent même des fusées, pensant qu'uaa réjouissance pj^rotechnique donnerait plus d'éclat à ]$> cérémonie. Mais le comité d'organisation, composé de prêtres et de laïques, refusa les feux d'artifice. On se contenta de mettre quelques paquets de poudre à canon dans les vêtements et sous les aisselles du sujet : sans doute pour raccourcir son supplice, ou plutôt, suivant l'opinion générale, pour lui assurer un bon départ pour l'autre monde. Un missionnaire anglais du voisinage essaya de détour- ner Abîme-et-Profondeur de l'auto-crémation. Mais notre bonze déclara nettement ne vouloir accepter la moindre discussion à ce sujet. Les étrangers intervinrent auprès de l'autorité locale ; celle-ci donna des ordres pour que la crémation n'ait pas lieu. Grand fut le désappointe- ment des dévots et curieux, brusquement privés de l'alléchant spectacle. Abîme-et-Profondeur en fut parti- culièrement touché : il refusa de manger et de boire et se décida à se laisser mourir de faim. Il alla s'installer dans le bûcher, au centre duquel avait été ménagée une place, juste suffisante pour recevoir un homme debout. On l'y trouva mort de chagrin, en odeur de sainteté et de saleté. Son corps fut alors placé sur un bûcher, fait avec le bois qui aurait servi à sa crémation, et brûlé en grandepompe : dans cette partie de la Chine, la crémation des bonzes ne se fait que pour ceux qui ont été très pieux et qui en ont manifesté le désir de leur vivant. Au commencement de 1888, dans la contrée de Ouen- Chao, on pouvait lire l'affiche suivante : Avis : L'abbé <( Vivre-toujours », du monastère de la montagne des Digitized by CjOOQ IC L'AUTO-GRfiaiATiON DES PRÊTRES BOUDDHISTES 451 Esprits, informe les fidèles qu' « Intelligence-Lucide », diplômé du monastère des Grands-Nuages, s'étant consacré à la conteraj>i|^tion de Bouddha et étant arriyéà la perfection, a, au pl^Il^mps dernier, été gracieusement poussé par Bouddlfe à réaliser la « transformation assise ». Il a, eu conséquence, fixé au 28 janvier, à 11 heures du matin, la cérémonie au monastère de la montagne des Esprits : il s'assiéra sur le bûcher, et pren- dra, au milieu des flammes, congé pour toujours de son enveloppe terrestre. Que les fidèles des deux sexes qui veulent y assister viennent — surtout sans oublier les offrandes — de bonne heure réciter pieusement les prières à Bouddha et à la Reine du Ciel, prières qui ks rendront très méritants et leur permettront d'atteindre, en même temps, aux régions du suprême bonheur. » En arrivant, les fidèles constatèrent avec joie qu'on avait fait plus pour leur édifiante récréatioîi que ne comportait l'affiche de « Vivre-Toujours ». En effet, un jeune bonze, « Magie-Resplendissante », jaloux de l'admi- ration et des adulations dont « Intelligence-Lucide » était l'objet, avait, par les prières, le jeûne et les ablutions répétées, fait une préparation rapide et sommaire, suffi- sante néanmoins pour l'auto-crémation. Deux bûchers avaient été préparés, l'un à droite, l'autre à gauche du temple, pour permettre aux spectateurs mal placés pour voir la première cérémonie de jouir tout à leur aise de la seconde . Pendant les dernières heures qui précédèrent le sacri- fice, les candidats pour le bûcher furent constamment interrompus par des voisins, curieux ou dévots, qui Digitized by CjOOQ IC 152 J.-J. MAIIGNON venaient leur demander leur protection, les prier de leur faire faire de bonnes et lucratives affaires, de leur accorder des temps favorables pour leurs récoltes et nombre d'autres choses qui font l'objet des prières habituelles. Eux, bons princes, promettaient généreusement, se laissant adorer comme de vrais Bouddhas vivants ; aussi la recette du monastère fut-elle des meilleures. Mais les chants d'allégresse se font entendre: le moment du sacrifice est arrivé. « Intelligence-Lucide » sort à pas comptés de sa chambre, traverse la foule agenouillée, en chantant un hymne bouddhiste, dont il marque la mesure en frappant sur un crâne en bois. Il gagne le bûcher qui a la forme d'un pavillon, y pénètre et avec des allumettes offertes par quelque généreux fidèle, il embrase l'édifice, dans lequel des fenêtres et une porte ont été ménagées, pour permettre aux spectateurs de suivre les phases de la crémation. Jusqu'à ce que les flammes et la fumée Talent caché aux yeux des fidèles, on vit « Intelligence-Lucide » chanter tranquillement et battre la mesure, sans avoir l'air de se douter qu'il était en train de se rôtir. Une heure après « Magie-Resplendissante », qui avait été témoin du sacrifice, entra calmement en scène à son tour et se tira de son rôle à la plus grande satisfaction des spectateurs. Leurs cendres et os furent pieusement rassemblés et déposés au monastère de Ouen-Chao, où sont conservées toutes ces précieuses reliques. M. Mac Gowan demanda au supérieur du monastère s'il n'avait rien tenté pour prévenir ces actes de folie Digitized by CjOOQ IC l'auto-crémation des prêtres bouddhistes 153 religieuse ou s'il n'en avait pas avisé Tautorité. Il lui fut. répondu qu'on s'était, mais en vain, efforcé de leur démontrer qu'endurer les maux de cette terre était, pour un religieux, un acte de piété et d'abnégation. Quant à l'intervention de l'autorité, jamais personne n'y avait pensé; et celui qui, par hasard, aurait eu cette idée saugrenue n'aurait jamais eu le courage de l'émettre. Le magistrat, qui savait que la crémation devait avoir lieu, arriva quand tout était terminé. Sa présence, même officieuse, eût gêné la cérémonie. Enfin, si par cas l'auto- rité avait empêché le suicide, qu'aurait- on fait des offrandes et surtout comment calmer l'indignation de l'assistance, frustrée d'un spectacle, payé cher par quelques-uns? * - Les bonzes, tout en prêchant le renoncement aux richesses, de ce monde, apprécient hautement la valeur de l'argent et ces séances de. crémation sont une source de revenus énormes pour le monastère ou les amis. L'histoire suivante montrera à quel point les prêtres savent spé- culer sur la bêtise humaine. Au commencement du vn® siècle, le général Li-paou- Ching dirigeait des opérations de guerre dans le Chang- Si. Arrivé à Lou-tchou il s'aperçut que la caisse de son armée était vide, et pour se procurer le « nerf de la guerre » il s'adressa à un bonze, réputé pour sa sainteté et sa-piété. « Rien n'est plus facile », lui répondit notre homme. Il s'agissait simplement de recourir à une pieuse fraude. Digitized by CjOOQ IC ^o4 J.-J. MATIGNOiX Mais la fin ne justifie-t-elle pas les moyens, surtout quand il s'agit de garnir la caisse de TÉtat et celle de l'Eglise ? Le bonze fit annoncer à ses ouailles que, touché par la grâce de Bouddha, il allait, au milieu des flammes du bûcher, prendre la route de l'autre monde ; mais, de son côté, le général s'engageait à procurer à son acolyte le moyen d'échapper aux flammes, et pour ce faire, il creusa un tunnel, réunissant la base du bûcher à un puits dans lequel le bonze pourrait se retirer dès le début de r incendie. Pendant la semaine qui précéda le spectacle, tout fut mis en œuvre pour toucher le cœur et la bourse des fidèles. La musique, les chants, les lumières, les parfums, rien ne manqua. Le général et son état-major donnèrent Texemple de la générosité, en déposant aux pieds du bonze tout ce qu'ils purent réunir de numéraire. Dévots et curieux ne voulurent point rester en arrière et bientôt plus d'un demi-million fut réuni. Le bonze avait l'inno- cente idée d'escroquer de son mieux ses ouailles. Mais sa plaisanterie eut une triste fin. Quand le bûcher eut été arrosé dhuile, le bonze s'avança, un réchaud à la main, pénétra dans l'édifice de bois et mit le feu. A ce moment le général fit fermer l'issue de salut et notre homme périt victime de sa ruse, par auto-crémation ; mais celle-là involontaire. Aux yeux des spectateurs pieusement escroqués, le bonze avait été transformé en Bouddha, aussi ses cendres furent-elles religieusement conservées. Mais si le général lui avait permis de jouer la comédie jusqu'au bout et qu'après quelque temps il se fût à nouveau présenté à ses Digitized by CjOOQ IC l'auto-crémation des prêtres bouddhistes 155 fidèles, il eût été pris pour une réincarnation et adoré comme Bouddha vivant. Il est rare que la ferveur religieuse arrive à un degré assez aigu pour pousser les femmes à se faire brûler. Elles préfèrent se jeter dans un précipice ou dans la mer. La violence de la crémation leur répugne. En voici pourtant un cas. « Abîme-et-Méditation » — les laïques, hommes ou femmes, aspirant à la vie religieuse, se donnent un nom, — veuve d'un bouddhiste zélé, après s'être privée même du plus maigre confort, couverte d'habits grossiers, s'être imposé toutes les peines corporelles, sentitqu'il lui restait encore beaucoup à faire pour la purification de son âme et pensa à faire brûler son corps. Elle construisit elle- même dans sa cour un bûcher et invita bonzes et bonzesses à assister à son suicide. Après les ablutions à l'eau par- fumée, elle fut conduite au bûcher par les bonzesses. Elle s'avança, calmement, une baguette d'encens enflam- mée dans la main, s'assit sur le bûcher et bientôt les spectateurs virent son âme prendre le chemin de l'éter- nité au milieu des flammes et des vapeurs multicolores. * Il arrive parfois que les bonzes dont le monas>tère péri- clite, abandonné par les fidèles, annoncent à grand bruit une auto-crémation pour donner à leur établissement un regain de popularité lucrative. Les suicides, dans ces cas, ne seraient pas toujours volontaires. On raconte^ en efïet, que quelquefois les bonzes auraient fait boire des narco- Digitized by CjOOQ IC 156 J.-J. MATIGNON tiques ou de Talcool à haute dose aux sujets qu'ils desti- naient au feu et qui, en état d'ébriété, se laissaient sans difficulté conduire au sacrifice. "; Mais ordinairement ceux qui se font crémer sont des bonzes ayant pendant des années mené une vie d'anacho- rète, vivant dans Tisolement le plus complet, ne voyant pas visage humain et profondément enfoncés dans la méditation, aspirant à la sainteté de Bouddha. Ce sont des monomanes contemplatifs, chez qui la mort ^par le feu doit procurer le suprême bonheur. Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT I. - INFANTICIDE Oh a beaucoup écrit et discuté, dans les journaux poli- tiques et religieux, sur cette question de l'infanticide en Chine. Les opinions les plus opposées ont été émises, — tel auteur prétend que ce crime n'est, ici, pas plus fré- quent qu'en Europe, et tel autre qu'il n'y a qu'à sortir par les rues pour voir des pourceaux en train de dévorer des petits enfants. Une telle divergence dans des idées qui ont, les unes et les autres, un fond de vérité, résulte uniquement des milieux et des régions où ont observé les écrivains. Il ne faut pas étendre à tout l'empire ce qui se passe seulement dans quelques provinces. Que l'infanti- cide existe en Chine, il n'y a pas de doute possible à cet égard. Les édits impériaux, les arrêtés des vice-rois, les relations des missionnaires, les journaux, les gravures populaires, en sont la preuve manifeste. L'infanticide est chose punissable, mais passée dans les mœurs, au même titre que Tavortement, lequel est sévèrement interdit. Et Digitized by CjOOQ IC 158 J.-J. MATIGNON cependant, il n'y a qu'à circuler par les rues de Pékin pour voir, à chaque instant, des affiches portant en gros caractères la mention suivante : « Manière infaillible de faire descendre les petits », puis plus bas, le nom et l'adresse de la sage-femme. L'infanticide a été pratiqué par les nations les plus policées. — On le trouve à Rome et en Grèce. — Bien avant la conquête de la Chine par les Tartares Mand- clioux, l'infanticide y avait cours. Mô-Tsou, le philosophe de l'universel amour, s'indignait, 400 ans avant Jésus- Christ, contre Thabitude barbare de certaines tribus du Chan-Si qui mangeaient le premier-né mâle ou femelle- Ils n'obéissaient pas, en l'espèce, à un principe religieux, comme les adorateurs de Moloch qui détruisaient le corps pour purifier l'âme. Ils se plaçaient à un point de vue plus' pratique, concluant de ce qui §e passe chez les plantes à ce qui doit se produire dans l'espèce humaine. Car de même que les premiers fruits d'un jeune arbre ne valent pas ceux de la deuxième pousse, de même, le premier enfant, né d'une mère toujours très jeune, devait être malingre et la* lutte pour la vie trop difficile. A l'heure présente, l'infanticide ne porte guère que sur les filles. Le mâle est rarement sacrifié, même s'il est chétif et mal tourné. Une exception à cet égard devrait, parait-il, être faite pour les indigènes de l'île de Tsoung^ Ming; tous les mâles chétifs ou difformes, jugés par lès Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT 459 sorciers comme devant porter la malechance à leurs parents, sont mis à mort. Enfin, dans des cas de naissance illégitime, — chose Fig. 21. — Colle qui aura excité à noyer des petits enfants aura la langue coupée. rare d'ailleurs grâce à la dextérité des sages-femmes, — Tenfant, quel que soit son sexe, est, sitôt la naissance, étranglé. * * Les causes de Tinfanticide sont nombreuses. Deux sur- tout, la misère et la superstition, jouent un rôle capital. Mais il en est d'autres qui ont aussi leur importance : le Digitized by CjOOQ IC 160 J.-J. MATIGNON culte des ancêtres, et partant le besoin d enfants mâles qui seuls peuvent le pratiquer, le droit de vie et de mort du père sur l'enfant, considéré comme quasi légal; enfin la situation tout à fait inférieure de la femme dans la société chinoise. La misère, sous toutes ses formes, tient la première place. — Aussi l'infanticide est-il relativement rare dans les provinces un peu aisées. — Notre confrère le D' Dud- geon (de Pékin) a soutenu qu'il n'était pas plus fréquent dans la capitale et le Nord de l'Empire qu'en Angleterre. Les missionnaires du Nord de la Chine le signalent beau- coup moins souvent que ceux du Sud et des provinces du Centre : Fou-Kien, Chan-Si, Kian-Sou, Kouan-Tong. Il y a même corrélation entre les recrudescences de l'infan- ticide et les années de famine. Ainsi après la révolte des Taï-Pings^ il était courant à Hing-Ho^ sur le Yan-Tzé et dans la région ravagée. Depuis que la pauvreté est moins grande, l'infanticide a notablement diminué. Une fille coûte cher à élever et ne rapporte pas de revenus. C'est, suivant l'expression chinoise, « une mar- chandise dont on se débarrasse avec perte ». Elle est une lourde charge pour des parents pauvres, qui n'hésiteront pas à se débarrasser d'elle au moment de sa naissance. Mais, depuis que, dans certains districts pauvres, grâce à l'établissement de relations et de communications com- merciales faciles, les filles ont pu être vendues pour l'ali- mentation de la prostitution, l'infanticide a diminué dans de grandes proportions. Ainsi, il y a quelques années encore, à Ping-Yang, plus de 40 p. 100 des filles étaient supprimées. Certaines familles tuaient même toutes leurs Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT 16t filles, les gens de la région trouvant plus économique, au moment du mariage, d'aller acheter une femme à Ouen- Choao, qui n'est pas très loin. Mais depuis que les lignes de bateaux à vapeur ont permis aux filles de Ping-Yang d'approvisionner facilement et rapidement les maisons de Fig. 22. — Celle qui aide les antres à noyer des enfants éteint elle-même sa propre postérité. prostitution de Chang-Haï, les filles ont été élevées en vue du revenu qu'elles pourraient procurer à la famille. Ainsi, de même qu'à l'époque de la barbarie, l'esclavage prévenait le massacre des prisonniers de guerre, de même, en Chine, la prostitution dans les grandes villes a pu contribuer à prévenir l'assassinat de nombreuses petites filles. Nous ne concluerons cependant pas de là au côté élevé et moral de la prostitution. H Digitized by CjOOQ IC 46*2 J.-J. MATIGNON * * .Étant donné le caractère des Chinois, on devait sup- poser que la superstition, médicale ou religieuse, devait avoir sa place dans la perpétration de Tinfanticide. Les yeux, le nez, la langue, le cerveau des enfants sont réputés substances d'une haute puissance thérapeutique. Leur effet est d'autant plus considérable que le sujet est plus jeune. Les organes du fœtus sont, en l'espèce, le nec plus ultra. Certains auteurs avancent même que des opérations césariennes auraient été pratiquées dans cette intention. L'assassinat d'enfants en bas âge, volés ou attirés dans des boutiques, serait, paraît-il, assez fréquent. Après leur mort, on les mutile suivant les besoins de la thérapeu- tique conseillée. Ces actes sont considérés comme des crimes capitaux. Il arrive parfois que la mère, après son accouchement, est très souffrante. La faute en retombe sur Tenfant d'autant plus volontiers qu'il appartient au sexe féminin. Bien souvent il est mis à mort. Les parents espèrent ainsi conjurer la colère des esprits qui ont rendu la mère malade. Nous tenons d'une religieuse le cas suivant. Une femme ayant été très souffrante après ses couches, le père n'hésita pas à se défaire du nouveau-né. Il le mit dans un trou et commençait à lui jeter de la terre dessus, quand des chrétiens du voisinage, témoins du fait, arrivèrent assez tôt pour sauver l'enfant et le porter au dispensaire de la mission. Digitized by CjOOQ IC -vk^ IL INFANTICIDE ET AVORTEMENT 163 * « ^ Il peut arriver que des enfants très malades soient mis hors de la maison et meurent dehors. Les parents croient; en agissant de la sorte, empêcher les malins esprits de venir faire de nouvelles victimes chez eux. Cette idée est profondément enracinée dans toutes les classes de la société et les Chinois chrétiens, eux-mêmes, n'en sont pas exempts. Ce n'est pas là un infanticide intentionnel, c'est vrai, mais le résultat en est le même, car nul doute que beau- coup d'enfants pourraient guérir s'ils n'étaient pas soumis à aussi dure épreuve. Voici ce que dit à ce sujet, dans un livre intéressant, The Real Chinaman, l'auteur américain Holcombe : « Les enfants sont souvent victimes de la plus cruelle et de la plus révoltante superstition qui ait pu naître dans un cerveau humain. Quand un enfant est malade, il est soigné aussi bien que le permettent les moyens et l'in- telligence des parents ; attention et médicaments ne manquent pas. Mais si les remèdes restent sans elBfet, si la mort paraît inévitable, alors la situation change. L'enfant est dépouillé de ses habits et placé nu sur le parquet en briques ou simplement en terre, en dehors de la porte de la chambre. Les parents le laissent là attendant la fin. Si par hasard l'enfant résiste à cette thérapeutique, il est considéré comme leur fils par le père et la mère, le vrai produit de leur chair et de leur sang. Digitized by CjOOQ IC 164 J.-J. MATIGNON S'il meurt, il n'était sûrement pas leur enfant, mais un esprit malin cherchant à s'introduire dans leur maison pour leur malheur et leur ruine. Aussi le corps sera-t-il jeté à la rue, où il sera ramassé par la charrette qui, tous les matins, passe par les rues emportant les corps d'en- fants. Pour rien au monde, ils ne voudraient le placer dans le cimetière de famille. L'y placer signifierait qu'ils l'adoptent, et quel est le Chinois qui voudrait introduire un mauvais esprit dans sa famille ? » Dans certains cas, des nouveau-nés ou des enfants en bas âge sont sacrifiés pour calmer les esprits irrités. Dans son livre Les Vieilles Grandes Routes de Chine, y[me Millanson raconte qu'aux environs de Tchefou, il est fréquent de voir enterrer des enfants vivants dans les fondations des maisons ou dans celles des piles de pont. Dans un village, où un pont avait été renversé par la tourmente, des enfants furent sacrifiés et enterrés pour apaiser l'esprit de la rivière. . Les Chinois croient à la transmigration de l'âme, et partant, soutiennent que les filles détruites après Taccou- chement ne peuvent qu'y gagner, car leur âme a des chances de revenir dans le corps d'un garçon. Mais,. quand l'âme s'obstine à toujours revenir dans un corps de fille, il faut lui donner une sérieuse leçon. — L'histoire suivante a été relatée à la Société royale asiatique de Chang-Haï. Une mère avait eu une série de filles dont elle s'était débarrassée par le procédé vulgaire de la noyade; enfin, exaspérée par la naissance d'une nouvelle fille, elle voulut donner une leçon à l'âme et l'enfant fut brûlée vive. L'auteur ne dit pas si l'accouchement suivant Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT 165 donna le jour à un garçon. Au lieu de brûler Tenfant, les parents le hachent quelquefois en petits morceaux, Les esprits de ces petites filles sacrifiées peuvent, dans certains cas, devenir une source de préoccupations pour Fig. 23. — Une lemme qui a noyé ses filles donne naissance h un serpent à ttHe humaine. les parents, qui redoutent des influences néfastes. C'est sans doute pour gagner leurs bonnes grâces que, suivant Baber, il est fréquent de voir les parents brûler, une fois Tan, des monnaies artificielles en papier d'argent, qui vont rejoindre les esprits dans l'autre monde et pourvoir à leurs besoins. Digitized by CjOOQ IC 166 J.-J. MATIGNON * Arrivons au culte des ancêtres. Chaque homme, pauvre ou riche, doit élever des enfants pour le culte des ancêtres. Le philosophe Mencius a dit que la plus grosse offense faite à la piété filiale était de ne point avoir d'enfants. Mais seuls les mâles peuvent pratiquer ce culte. C'est en arguant du culte des ancêtres que, bien souvent, surtout dans le Sud, les parents tuent leurs filles. En effet, l'enfant est généralement allaité par sa mère pendant trois ans, trois ans, par conséquent, durant lesquels il n'y a pas de grossesse. Or, si l'enfant allaité est une fille et qu'il n'y ait pas de garçons dans la famille, les parents considèrent cette période de l'allaitement comme un obstacle aux chances d'avoir un mâle et suppriment la fille. * * Comme à Rome, en Chine, le père a le droit de vie sur ses enfants et l'habitude sanctionne même le meurtre des enfants âgés. M. Mac Gowan [North China Review, 1886), relate le cas suivant. Le père d'un fils incorrigible résolut, après avis de la famille, de se défaire de lui, pour le ramener dans la bonne voie. On le mit dans un sac ; des coolies le portèrent à la rivière où il fut noyé. Le père, qui assistait à Topération, se lamentait d'être obligé d'en arriver à de telles extrémités. Après la mort, le corps fut mis en bière et enterré. Le fait arriva à la connaissance Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDK ET AyOJlTEMRNT 167 de l'autorité qui ne poursuivit point, car toute la famille était compromise, .On comprend très bien que s-i les parents s'arrogent des droits semblables sur leurs enfants déjà grands, la mort Fig. 24. — Celui qui sauve une petite fille de la noyade obtient la transformation du visage. d'un nouveau-né ne doit pas leur coûter cher ; du reste, les Chinois professent l'opinion aussi logique qu'anti- sociale : « C'est nous qui avons donné la vie à cet enfant — c'est nous qui la lui retirons — où donc est le mal ? » Digitized by CjOOQ IC 168 J.-J. MATIGNON * * * La femme a, dans la société chinoise, une situation tout à fait inférieure — exception doit être faite du jour où elle est belle-mère (1). Nous avons déjà signalé un certain nombre de griefs qui pèsent sur elle : marchandise d'un placement difficile ; obstacle à la naissance d'un mâle pendant les trois années de son allaitement. Ce n'est pas tout : elle peut, jeune fille, mal se conduire et jeter le discrédit sur les siens. Elle ne perpétue pas le nom de famille, car du fait du mariage elle devient propriété d'autrui. Or, la constitution de la famille chinoise est telle que les enfants grandissent, vivent sous l'œil paternel au lieu de partir et aller ailleurs établir de nou- veaux centres de vie et d'activité. La fille fait par consé- quent une infraction à cette règle (2). Elle ne compte même pas dans la famille. Quand on demande à un père ayant quatre garçons et trois filles par exemple : « Combien avez-vous d'enfants ? » Il répond : « Quatre. » Si vous ajoutez : « Il me semble que vous avez aussi des filles ? » Il répond : « Ce n'est rien. » La Piété filiale dont il est tant parlé à propos de la morale des Chinois — piétés c'est-à-dire respect pour les parents, qui n'est vraiment efficace que lorsque ceux-ci (1) L'exemple donné à l'heure présente par la Si-taé-Kou, Impératrice douairière, est des plus probants à cet égard. (2) « Les arbres sont élevés pour l'ombre ; les enfants pour leurs vieux parents. » (Maxime chinoise.) Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT im sont morts — permet très bien Tinfanticide, quand celui- ci a pour but de faciliter rexistence dès grands-parents. Fig. 25. Le Saint Édit (1) nous apprend que « l'attachement (1 ) Le Saint Édit est le commentaire et l'amplification de seize maximes composées par le célèbre Empereur Kan-si. Ce commentaire a été fait par son fils et successeur l'Empereur Young-tchèn. Il est lu le 1" et le 15 de chaque lune dans la pagode de Gonfucius. Une excellente traduction a été faite par M. T. PiRv, notre compatriote, commissaire des douanes chinoises à Macao. Digitized by CjOOQ IC MO J.-J. MATIGKON égoïste à^ sa femme et à ses enfants est une insulte faite à la piété filiale )>. Dans un petit livre très populaire. Lés Vingt-Quatre Exemples de Piété filiale, nous trouvons, dit Smith (1), l'exemple suivant : « Sous la dynastie des Han, vivait un homme si pauvre qu'il avait de la peine à nourrir sa mère et son fils âgé de cinq ans. « Nous sommes si pauvres, dit-il à sa (( femme, que nous pouvons à peine faire vivre ma mère. (( De plus, le petit partage sa nourriture. Pourquoi ne (( pas enterrer l'enfant? Nous pourrions toujours en « avoir un autre, tandis que pour ma mère, il n'y a pas (( moyen. » Sa femme n'osa pas s' y opposer et aussitôt, on creusa un trou de deux pieds de profondeur quand on découvrit un vase portant une inscription disant que c'était là un présent envoyé par le Ciel pour récompenser un fils qui pratiquait si bien la piété filiale {fig, 25), * Telles sont, croyons-nous, les causes principales de l'infanticide en Chine. Nous avons dit plus haut comment les opinions les plus opposées avaient été émises et com- ment chacune avait, pourtant, son fond de vérité. Fréquent dans le Sud et le Centre, il est considéré comme rare à Pékin et dans le Nord. Des erreurs et des exagérations ont été commises et souvent des observa- teurs superficiels ou peu au courant des mœurs ont pu conclure à l'infanticide alors que crime n'avait pas été (1) Smith, — Chinese Caracteristics. Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT \1\ commis. Bien des fois, on voit des corps de nouyeaurnés ou de jeunes enfants roulés dans des nattes, abandonnés sur le bord des demeures, souvent à moitié dévorés par lesporcs, les chiens ou les oiseaux de proie. On a tort de conclure toujours à Tinfanticide, car, dans bien des cas^ on a affaire à des cadavres d'enfants morts chez leursf parents et déposés ensuite hors de la maison . Les enfants ne peuvent être inhumés dans le cimetière de famille. Les parents qui ont un lopin de terre les ensevelissent en un point quelconque de leur propriété. Mais les pauvres qui n'ont pas la moindre parcelle de terre déposent les corps au premier endroit venu, sur le bord de la route, sous la muraille de la ville où pendant la nuit ils sont très souvent dévorés par les chiens. Les renseignements ne sont pas nombreux sur les moyens employés pour commettre l'infanticide. L'acte se passe généralement à huis-clos. Des sages-femmes con- verties au christianisme ont pu donner aux missionnaires des indications sur le Manuel opératoire. Le crime est souvent décidé en conseil auquel prennent part père^ mère, belle-mère, parents et, dans certains cas, des voisins — et pratiqué immédiatement après l'accouchement. Rarement les parents attendent plusieurs jours pour se décider à tuer leur enfant. Aussi, quelque- fois la sage-femme, à qui ce crime répugne, déclare-t-elle comme garçon, au moment de la naissance, une fille, espérant que, lorsque deux ou trois jours plus tard, les Digitized by CjOOQ IC 172 J.-J. MATIGNON parents seront définitivement fixés sur le sexe, ils n'ose- ront plus se défaire d'un nouveau-né qu'ils auront déjà laissé vivre quelque temps. La sage-femme joue un rôle important dans Texécution du crime. Car c'est à elle qu'incombe, en général, la déli- cate mission de tuer Tenfant. Tantôt le nouveau-né est simplement jeté dans un coin de la chambre, dans la caisse à détritus. La poussière et les ordures ne tardent pas à lui obstruer les voies respi- ratoires. Tantôt l'enfant est déposé sur un « khan » (lit) et recouvert d'un coussin. Un assistant s'assied dessus comme par hasard. Plus souvent, la noyade est utilisée. La victime est placée, la tête en bas, dans un seau vide, qu'on remplit d'eau; l'asphyxie est rapidement obtenue. Les Chinois n'ont point de cabinets d aisance dont les fosses sont si fréquemment employées en Europe pour faire disparaître le produit d'un avortement ou d'une naissance clandestine. Dans chaque maison il y a des vases de bois ou de grès, surmontés d'un couvercle, dans lesquels les femmes surtout font leur besoin, les hommes trouvant plus pratique de se satisfaire en plein air. L'enfant est plongé la tête la première dans ce vase ; on applique soigneusement le couvercle et on le laisse bar- boter dans les ordures. C'est ce qu'on appelle « nourrir le vase de bois ». Rarement on a recours à l'écrasement de la tête par une pierre ou à la strangulation. Nous avons déjà vu que, dans certains cas, pour donner Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT 173 une leçon à Tâme obstinée revenant toujours dans un corps de fille, l'enfant était ou brûlé vivant ou coupé en morceaux. "" Il est un procédé, dit le « coup du pont » qui ne manque pas d'une certaine originalité. Au-dessus d'une Fig. 26. — Celle qui a empêché la noyade des petites filles aura un fils qui deviendra célèbre. jarre ou d'un baquet plein d'eau, on place une fine lame de bois devant céder sous le poids le plus léger. Le liou- veau-né est placé dessus et tiré par les bras, pour lui faire traverser ce pont en glissant sur le dos ou le ventre. Pendant ce temps l'assistance chante la complainte du « pont cassé ». Il casse en efïet, ainsi que la chose était prévue. L'enfant tombe à l'eau et on l'y laisse jusqu a mort certaine . Digitized by CjOOQ IC 174 J.-J. MATIGNON Il arrive parfois que les enfants sont simplement aban- donnés par les parents dans la rue où ils meurent très vite pendant Thiver. Les religieuses trouvent de temps 4 autre, devant la porte de leurs dispensaires, des enfants laissés là pendantla nuit et déjà gelés. Dans les cainpa- gnes les enfants sont déposés aux flancs des talus de la route ou quelquefois mis dans une caisse, laquelle est placée entre deux grosses branches d'arbre. Les nombreux édits impériaux, les arrêtés des vice- rois, les sociétés chinoises protectrices de Tenfance, les orphelinats, les tours n'ont pas porté un grand remède à ce crime. Les édits des vice-rois sont innombrables. Tous les ans chaque gouverneur de province lance deux ou trois de ces proclamations. Il pourra paraître intéressant au lecteur d'en connaître quelques spécimens. Ceux qui suivent sont tirés de l'instructif ouvrage du P, Couvreur, Choix de documents. (( Kouaï, trésorier général de la province de Hou-Pé, pour renouveler un avis d'une manière toute spéciale, défendre sévèrement de noyer les petites filles, et protéger la vie humaine. « Rien ne doit être plus respecté que la vie humaine et rien de plus innocent qu'un enfant nouveau-né. Quelle tendresse, quelle sollicitude une mère ne doit-elle pas avoir pour sa fille 1 Qu'une femme, aussitôt après avoir mis au jour le fruit de ses entrailles, traite d'une façon inhumaine son enfant qui est sa propre chair, c'est un Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE lîT AVORTEMENT 175 crime monstrueux ! celle qui devrait être le principal soutien de Tenfant le massacre et le tue ! Celle qui devrait Taimer le plus se transforme en louve ! De toutes les mauvaises coutumes, c'est la plus enracinée. Les femmes, Fifj, 27. — Celle qui s'oppose à, la noyade touche le cœur des esprits. dans leur sotte ignorance, disent toutes que si elles ont trop de filles leurs ressources ne suffiront pas pour les nourrir et les élever. Ou bien, dans leur extrême désir d'avoir des garçons, elles craignent que Tallaitement de filles ne rende la conception ou la gestation difficile ; ou bien encore, elles craignent de ne pouvoir leur fournir leur trousseau de noce. Digitized by CjOOQ IC 476 J.-J. MATIGNON « Elles ne savent pas que toutes les sous-préfectures de la province ont des orphelinats qui reçoivent et nourris- sent les enfants des familles pauvres, garçons et filles. Si leur indigence les empêche d'allaiter et de nourrir leurs enfants, elles peuvent toujours les donner aux orphelinats ou permettre à d'autres personnes de nourrir les petites filles pour en faire leurs filles adoptives ou leurs belles- filles. Par ces moyens, elles peuvent conserver la vie de leurs enfants. Quant au trousseau, s'il est en rapport avec la condition de la famille, quand même la jupe serait faite de toile, l'épingle de tête faite de bois, il est convenable. On voit certainement, dans le monde, des jeunes gens pauvres qui ne peuvent jamais se marier. On n'entend jamais dire qu'il y ait des filles pauvres qui ne peuvent s'établir. « D'ailleurs le Ciel aime à restituer. Les filles qui ont été noyées renaissent, et elles renaissent filles. Le Ciel veut les faire vivre et l'homme veut leur donner la mort. Or, celui qui résiste au Ciel se perd ; celui qui se rend coupable d'homicide est puni de mort. « L'outrage appelle la vengeance. La mère coupable, non seulement n'obtiendra pas la prochaine naissance d un garçon, mais il est à craindre que le Ciel la punisse par des malheurs extraordinaires. (( En outre, d'après les lois, le crime d'une mère qui noie sa fille doit être mis au même rang que celui d'un père qui tue, volontairement, son fils ou son petit-fils, et être puni de soixante coups de bâton et d'un an d'exil. Les parents, les voisins, l'associé qui, connaissant le des- sein formé de commettre le crime, ne l'ont pas empêché, Digitized by CjOO^ IC INFANTICIDE ET A VORTBMENT 477 encourent aussi un châtiment. Quelle n'est pas la sévérité des lois I Bien des fois, déjà, nous avons publié des expli- cations, des avertissements, des défenses. Cependant la coutume de noyer les filles n'a pas encore pu être abolie. Cela vient surtout de ce que les autorités et les notables « ti'ônt pas à cœur de remplir leur devoir. Un grand nombre de filles du peuple sont mariées. Il serait à désirer que l'on en punit une ou deux, en vertu de cette loi qui est considérée comme lettre niorte. Peu à peu on se joue de la vie humaine. « Dernièrement, le licencié Hia-Kien-In et d'autres lettrés de Kiang-I m'ont adressé des suppliques pour me prier de publier de nouveaux avertissements et des défenses sévères. J'ai examiné et comparé les règlements que ces lettrés m'avaient envoyés et proposés déjà, aupa- ravant, contre cette barbare coutume et les statuts donnés par le soiis-préfèt Liou à la société établie, sous le nom de Lou-Venn, dans le Foung-t'cheng du Kiang-Si. Tous ces règlements sont très bons. Mais ceux de la société appelée Lou-Venn sont plus faciles à appliquer et donnent des résultats plus étendus. Tout homme qui a un cœur compatissant et veut remplir ses devoirs désire empêcher de noyer les enfants. Il n'est pas d'œuvre meilleure. (( Vous devez tous savoir que le Ciel, dans sa bonté, est porté à communiquer la vie et que l'homme est naturel- lement enclin à la commisération. Les enfants, garçons et filles, sont tous la chair et le sang dé leurs parents. Les noyer, au fur et à mesure qu'on les met au monde, se peut-il rien d'aussi criminel, d aussi atroce? Qu'on 12 Digitized by CjOOQ IC <78 J.-J. MATIGNON s'avertisse et qu'on s'exhorte mutuellement, afin que personne ne retombe plus dans ses anciennes fautes. « Après cet avertissement, s'il en est qui, en face d'une vieille habitude, diffèrent à se soumettre, ou si l'on noie encore des enfants en secret, dès que le crime aura été avéré, on saisira les personnes de la maison, lès parents, les associés et, après interrogatoire, on imposera des peines sévères, sans faire aucune grâce. Que chacun obéisse à cet ordre, avec crainte ! « Proclamation spéciale. » [Février 1895,) « Pien, décoré du globule de première classe, président du Tribunal de la guerre, gouverneur général du Fô-Kien et du Tché-Kiang et chargé d'exercer les fonctions de gouverneur particulier du Fô-Kien, à l'effet de publier un* avis et une défense sévère. « De par la loi, le père ou la mère qui noie sa fille doit, comme celui ou celle qui tue volontairement son fils ou son petit-fils, être puni de soixante coups de bâton et d'un an d'exil. Si un parent, un voisin, un associé, connaissant le projet du crime, ne l'a pas empêché, il doit être également puni, tant les glorieuses lois de l'État sont sévères I Peuvent-elles permettre qu'on s'écarte le moins du monde de leurs prescriptions ? « Je vois que, dans le Fô-Kien, la coutume de noyer les filles est plus générale que dans les autres provinces. Les villageois ignorants se communiquent entre eux ce honteux usage et finissent par né plus le trouver blâmable. Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT 179 A peine leurs filles sont-elles sorties du sein maternel, qu'ils les plongent dans des cuves où elles se débiattent et poussent des cris de douleur. Il n'est rien de plus barbare ni déplus contraire à la loi naturelle. L'année dernière, à mon entrée en charge comme vice-roi, j'ai déjà donné des instructions à ce sujet, dans une proclamation générale. Peut-être, dans les endroits reculés de la campagne, les habitants n'en ont-ils pas eu tous une pleine connaissance. Je renouvelle donc mes avertissements dans une procla- mation spéciale. « J'ordonne aux officiers et aux notables du pays de prendre des informations, de faire des enquêtes et, s'ils trouvent des coupables, de ne pas manquer de les réprimer. En outre, il convient de publier un avertissement et une sévère défense. J'avertis donc les habitants des villes et des campagnes, \e^ soldats et les hommes du peuple. Vous devez tous savoir que celui qui noie sa fille commet une grave infraction aux lois, outre que, pour avoir traité cruellement sa propre chair, il subit les reproches secrets de sa conscience. Après cet avertissement vous devez vous exhorter les uns les autres à éviter un tel crime, engager ceux qui l'ont commis à se corriger, et ceux qui ne l'ont pas commis à s'en abstenir toujours plus soigneusement. «Si quelqu'un ose rentrer dans son ancienne voie, com- mettre une nouvelle infraction, dès que, par suite d'une enquête ou d'une dénonciation, le crime sera connu, certainement il sera puni, selon la rigueur des lois. Les parents, les voisins, les associés qui connaissant le projet du crime, ne l'auront pas empêché seront également Digitized by CjOOQ IC \60 J.-J. MATIGNON punis. On ne fera aucune grâce. Que chacun se soumette avec crainte. Proclamation spéciale. » {Juin 1889.) Les philosophes chinois, de leur côté, ont essayé de parler, les uns, comme les taoïstes et les bouddhistes, aux sentiments, les autres, comme les disciples de Confucius, à la raison. Les résultats ont été également négatifs. Dans les publications bouddhistes et taoïstes, nous trou- vons un certain nombre de gravures avec commentaires et indications des lieux et date des événements relatés pour les besoins de la cause. Les récompenses et les châtiments de ceux qui favorisent l'infanticide ou luttent contre lui sont longuement exposés dans les publications suivantes : Commentaires de la lampe de la maison obscure, — Discours moraux destinés aux écoles. — Description des récompenses destinées à ceux qui ont sauvé les petites filles. Comme châtiment on prédit à celle qui aura favorisé le crime l'amputation de la langue (Jîg, 21) (1). A Lang- nan-hien, dans le Kian-Si, une sage-femme avait l'habi- tude de noyer les petites filles. Pendant la nuit, elle vit en songe Hien-lo-Ouang qui ordonnait à ses satellites de lui couper la langue et lui faisait ce reproche : Tu avais l'habitude de noyer les petites filles ; ces enfants plongées dans l'eau ne pouvaient se plaindre. Pourquoi n'as-tu pas voulu les épargner ? A ces mots elle se réveilla, sa langue (1) Je dois remercier M. Imbalut-Huart, consul de France à Canton, de la coimnnnication des gravures ci-joinles. Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT \S\ se mit à gonfler, elle mourut après un mois de souffrances atroces et en expirant fît entendre un cri semblable à celui d une chèvre. » Ftg. 28. — Bonheur accordé comme récompense à une vertueuse sage-femme. Parmi les châtiments prédits nous voyons encore la stérilité, la mort des enfants mâles, de la mère, des parents {Jig, 22 et 23), A côté des peines, les récompenses. Nous en trouve- rons surtout dans un recueil intitulé Kouo-Pao-tou, un Digitized by CjOOQ IC 182 J.'J. MATIGNON des quatre volumes de la Perle arrondie, ouvrage qui exhorte les pareats à ne point noyer leurs enfants. La beauté {^fîg. 24), la gloire, le bonheur {fig. 26) sont promis à ceux qui lutteront contre le crime. Une telle conduite touche sûrement le cœur des bons esprits (fig, 27), « A Fou-tien-hien , dans le Fou-Kien, une femme donna le jour à une petite fille et ordonna à sa belle-sœur de porter Teau pour la noyer. Une voisine nommée Lin engagea celle-ci à ne pas commettre un pareil crime et lui dit à plusieurs reprises : Il ne faut pas faire cela. Au même instant, l'accouchée vit en songe, au- dessus de la tête de Lin, un esprit revêtu d'habits violets et tenant un livre à la main. Plus tard le fils de Lin passa avec succès sa licence et devint un grand mandarin. » Les encouragements à bien faire s'adressent aux sages- femmes, et toutes les joies et félicités sont promises à celles qui resteront vertueuses {fig. 28) — mais le fait est très rare en Chine. Ces documents d'une enfantine simplicité devaient mieux réussir sur Tesprit crédule et superstitieux des Chinois que les froides théories des élèves de Confucius. Mais nous doutons cependant qu'elles aient prévenu beaucoup d'infanticides. Une institution, en l'espèce, a rendu de signalés ser- vices. Nous voulons dire V Œuvre de la Sainte-Enfance, Nous ne parlerons point de cette institution charitable bien connue en France car tout le bien que nous en pourripns dire, loin de flatter l'amour-propre des missionnaires et des religieuses, ne ferait au contraire que blesser profon- dément leur modestie et leur abnégation. Digitized by CjOOQ IC INFANTICIDE ET AVORTEMENT 483 ^ E 1^ J/. t IXÎ * /'igr. P9. — Affiche réclame de pharmacien pour ravortement. Digitized by CjOOQ IC 484 J.'J- MATIGNON II. - AVORTEIHENT A propos de l'infanticide^ je n'ai fait que signaler la réclame que font les sages-femmes et les pharmaciens pour l'avortement. Je crois intéressant de donner maintenant la traduction de quelques-unes des nombreuses affiches relatives à l'avortement qui se trouvent à tous les pas dans les rues de Pékin. Celles-ci ont été copiées sur le mur de la Légation de France (1). FEOU-NIEN-T'ANG (Nom de la pharmacie) Pour la transformation du fœtus en sang il n'y a pas deux maisons. La meilleure maison de Pékin. Airortement g^aranti Si la maladie ne s'améliore pas (c'est-à-dire s'il n'y a pas avortement), on n'accepte même pas une sapèque — on tient parole. La maison est établie près de l'arc de triomphe du Tang-tan, rue du Piao-Pei. (1) Je dois la traduction de ces affiches à un habile sinologue, M. Blan- chet, deuxième interprète de la Légation de France. Digitized by VjOOQ IC INFANTICIDE KT AVORTEMENT <85 TO-CHENG-T'ANG (Nom de la pharmacie) Airortement g^aranti Par la Pilule au parfum de muse La drogue absorbée, tous les bubons, abcès vaginaux sont supprimés. La maison est située dans la rue de Tsien-Mène. N«3 SUPPRESSION DE LA REPRODUCTION Pilule proteetriee de la vie Généralement, Taccouchement des femmes est difficile; ou l'enfant se présente de travers, ou il vient trop tôt. La mère est alors fortement endommagée. Actuellement, si vous avez un fils ou une fille, vous pouvez craindre qu'une grossesse survienne, à l'avenir, et que la vie de votre femme soit en danger. Que ceux qui ne veulent pas faire d'enfants se rendent à cette pharmacie pour y acheter des pilules stérilisa- trices, un paquet coûte 8 tiaos (1). Je garantis que, pendant plusieurs années, toute fécon- dation est impossible. (1) Environ 2 fr. 50. Digitized by CjOOQ IC 486 J.-J. MATIGNON Cent expériences donnent cent résultats suflBsants. A la pharmacie de Tong-Tchou-T'ang. Établissement situé dans le quartier de Tsien-Mène, à l'extrémité nord de la rue du Ministère-de-la-Guerre, côté droit. La lecture de ces trois affiches, prises entre mille, montre que Tavortement se pratique ouvertement à Pékin, bien que des lois, en principe très sévères, soient faites contre lui. Les sages-femmes sont fort expertes en la matière et n'ont, sous ce rapport, rien à envier à leurs confrères de nos grandes villes de France ; mais elles ne veulent pas faire connaître leurs procédés aux médecins européens. Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE Formosum pastor Corydon ardebat Alexim. Virgile. Un de mes vieux amis, qui connaît bien les Chinois, grâce à une longue pratique des habitants de la Terre- Fleurie, établissait, un soir après dîner, comme un axiome que « tout Chinois qui se respecte pratique, a pratiqué ou pratiquera la pédérastie ». Bien que fort paradoxale, au premier abord, cette bou- tade, il faut le reconnaître, renferme un grand fond de vérité, et le nombre des Chinois « qui se respectent » est considérable. La pédérastie est, en effet, extrêmement répandue dans TEmpire du Milieu. Toutes les classes de la société s'y livrent, et tous les âges, les jeunes comme les vieux, en sont friands. D'ailleurs, voici un geste qui peut servir à corroborer mon opinion au sujet de la fréquence de cette aberration du sens génital. J'ai vu, bien des fois, des Chinois, légère- ment pris de boisson et se sentant des idées libidineuses, saisir un camarade par la taille et esquisser sur lui le coït Digitized by CjOOQ IC 188 J.-J. MATIGNON anal ; et le camarade n'en paraître pas du tout offusqué. Fait singulier. Le geste ne choque pas un Chinois. Mais l'expression tsao-pi-ni — mot à mot : je me livre sur toi à la pédérastie — est considérée comme une grosse insulte et même comme une chose humiliante. Elle est pourtant d'un usage quotidien chez les Chinois qui pour bien montrer leur colère contre quelqu'un se livrent^ verbalement, à la pédérastie, non seulement sur lui, mais, ce qui est bien plus insultant, sur ses ancêtres. * » » Il est difficile de trouver une cause unique au grand développement de ce vice. On a dit que chez le Grec, la pédérastie était une résultante de l'admiration que la race hellène professait pour les belles formes, pour l'esthétique d'un beau corps. La femme grecque se déformait très vite et le citoyen d'Athènes qui rentrait des Jeux Olym- piques ou d'une séance de discobole ne pouvait qu'établir une comparaison peu avantageuse entre les lignes de sa femme et celles de l'athlète qu'il avait applaudi dans l'arène. C'est bien ce sentiment de ses compatriotes que Socrate définit dans le traité de V Amitié de Platon, quand parlant de l'amour d'Hippothalès pour Lysis, jeune éphèbe de quinze ans, il s'écrie : « Ah ! les belles amours et combien dignes d'un jeune homme ! » Et le sage Socrate était un connaisseur. Je ne crois guère que ce soit le sentiment esthétique de la forme qui pousse le Chinois à pratiquer couramment la pédérastie. Peut-être pourrait-on plutôt en trouver Digitized by CjOOQ iC -^ DKUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 189 une cause dans la sensualité raflBnée et quasi maladive qui caractérise les Orientaux (1). La pédérastie est en Chine ce qu'elle fut à Rome, purement matérielle, nullement idéalisée^ purifiée par un sentiment esthétique, Tamour de la forme plastique. En Grèce elle se faisait entre gens libres, entre amis. En Chine, c'est presque toujours sur un salarié, un domes- tique, un professionnel que se pratique le coït anal : la pédérastie dans la Terre-Fleurie n'est guère que la satis- faction pécuniaire d'un désir. Cependant, il y a tout lieu de supposer que certains Chinois, raj95nés au point de vue intellectuel, recherchent dans la pédérastie la satisfaction des sens et de l'esprit. La femme chinoise est peu cultivée, ignorante même, quelle que soit sa condition, honnête femme ou prostituée. Or, le Chinois a souvent Tâme poétique : il aime les vers, la musique, les belles sentences des philosophes, autant de choses qu'il ne peut trouver chez le beau sexe de l'Empire du Milieu. Aussi, si ses moyens le lui permet- tent, fréquente-t-il dans le milieu de la haute galanterie masculine, où il est sûr de rencontrer de jeunes pédérés pourvus non pas de leur brevet supérieur, la chose n'existant pas en Chine, mais d'un bagage littéraire suffisant pour leur permettre dé participer avec avantage aux concours du baccalauréat, voire même de la licence célestes. J'en reparlerai tout à l'heure. La sodomie est assez répandue chez les jeunes gens, (1} Je ferai cependant remarquer à ce sujet que FAnnamite, qui par tant de points rappelle le Chinois, ne connaît pas la pédérastie et que celle-ci a surtout été importée au Tonkin par l'Européen. Digitized by CjOOQ IC 190 J.-J. MATIGNON et dans la majorité des cas, ce sont, comme pour les personnes âgées, des amours vénales. Cependant, elle est assez fréquemment le complément naturel d'une bonne amitié. Elle a deux avantages : elle est économique et elle est sûre ; on choisit ses amis et oh n'attrape pas la vérole. Aussi, quand dans la rue, vous rencontrez deux Chinois, jeunes, bien mis, marchant en cadence et se tenant réciproquement par le bout de leur natte, geste qu î en Chine est l'équivalent de notre « bras dessus, bras dessous », vous aurez, six fois sur dix, raison de supposer que leur amitié ne s'en tient pas aux bornés strictes d'un austère platonisme. X.e manque de femmes est, dans certains cas, la cause principale de la sodomie, dans telle ou telle région. C'est ce qiii se passe à Java, par exemple. Le gouvernement hollandais li'a pas autorisé lés coolies chinois à se faire suivre de leurs femmes, sur certains points de l'Ile. Les Célestes, par groupes de douze à quinze individus, désignent Tun des leurs, soit par le sortsoit par l'élection, qui remplira le rôle de femme pour la communauté, et dont les attributions s'étendront dés soins de la cuisine à la satisfaction des nombreux désirs amoureux de ses compatriotes. L'autorité hollandaise essaya jadis de réagir contre cette habitude. Les Chinois refusèrent d'obéir, massacrèrent quelques fonctionnaires de la colonie et finalement, on les laissa faire. La même chose s'est passée dans certaines contrées de la Mongolie où les Chinois furent autorisés à venir travailler. Les Princes mongols redoutant, si les Célestes menaient des femmes, un accroissement trop rapide de Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 191 la'population et partant un envahissement de leur terri- toire, proscrivirent l'entrée des Chinoises sur leurs états. Les femmes mongoles, qui sont pourtant les plus hospi- talières filles d'Eve qui se trouvent à la surface du globe, professent un souverain mépris pour les fils du Ciel et ne veulent avoir aucun rapport avec eux. Les Chinois se virent forcés de faire en Mongolie ce que leurs nationaux avaient fait à Java ; mais les Princes mongols n'y firent au nom de la morale aucune opposition. La pédérastie est une chose qui ne paraît en rien extraordinaire au Chinois, qui s'y livre et s'y prête avec facilité. Ceux de mes camarades, d'ailleurs, qui ont servi avec les Bataillons d'Afrique, dans le Haut-Tonkin/ ont vu com'bien facilement les « Joyeux » trouvaient à satis- faire leur goût d'Africains sur les portefaix chinois employés parle corps d'occupation. L'opinion publique reste tout à fait indifférente à ce genre de distraction et la morale ne s'en émeut en rien : puisque cela plaît à l'opérateur et que l'opéré est consen- tant, tout est pour le mieux ; la loi chinoise n'aime guère à s'occuper des affaires trop intimes. La pédérastie est même considérée comme une chose de bon ton, une fantaisie dispendieuse et partant un plaisir élégant. Car je dois reconnaître que les Célestes sont aussi snobs que les habitants de la vieille Europe qui apprécient les choses — et aussi les hommes — en raison directe des dépenses qu'elles nécessitent. Pratiquer la pédérastie, c'est un luxe Digitized by CjOOQ IC 192 J.-J. HATIGNON cher tout comme manger des nids d'hirondelles ou des œufs de cent ans (1) ; c'est de plus le complément iadîs- pensable de tous les bons repas, durant lesquels les convives sont largement pourvus, volentes nolentes, d'aphrodisiaques ou de soi-disant excitants du sens génésique, dont la cuisine et la pharmacopée chinoises sont particulièrement bien fournies. Quoique très pratiquée et même considérée par les Célestes, la pédérastie est une chose dont on ne parle pas volontiers en Chine. Il serait àsouhaiter que la discrétion observée par ses fidèles fût un peu imitée de nos fonc- tionnaires d'Indo-Chine qui font trop souvent de ce vice l'objet de leur conversation à table ou au Cercle (2). J'ai beaucoup connu un vieux Chinois — M. Océan 1 — qui avait pratiqué la pédérastie et à qui je suis redevable de la plus grande partie des renseignements que j'ai pu me (1) Ces œufs sont conservés dans la chaux pendant des années. A la longue les sulfures contenus dans le jaune se dégagent, donnent à l'albumine une coloration verdâtre, puis celle-ci se coagule et prend Taspect de gelée de viande. C'est un plat très recherché et d'ailleurs excellent ; le goût rappelle celui de la chair du homard. (2) La pédérastie est très pratiquée au Tonkin par nos nationaux : cette triste habitude jointe à celle plus répandue encore de fumer l'opium, n'est pas faite pour donner aux Annamites une haute idée de leurs protecteurs. Il existe dans les grandes villes, à Haïphong entre autres, des maisons de prostitution où nos fonctionnaires vont, après dîner, assister à des séances pornographiques entre petits garçons et petites filles. A Hanoï, il n'est pas rare d'être raccroché le soir, sur la prome- nade principale, autour du lac, par de petits gamins p§,rlant le français — et quel français, mon Dieu ! — « M'sieur cap'taine I venir chez moi — moi un titi bien cochon I », c'est la phrase d'invitation. Les gouverneurs généraux s'en sont justement émus, ont fait prendre de sévères mesures de police, mais leurs efforts n'ont jamais été couronnés entièrement de succès. Le meilleur remède à ces fâcheuses habitudes serait d'envoyer le plus possible des agents mariés en Indo-Chine : le niveau moral de la colonie ne pourrait qu'y gagner. Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 493 procurer sur cette intéressante question. La première fois où je lui demandai s'il s'était de temps à autre amusé, suivant le mot de Pétrone, « à aller à la rencontre du déjeuner de la veille », chez un de ses semblables, il s'en défendit tout d'abord avec indignation, puis sa défense mollit peu à peu, et il finit, en souriant, par reconnaître son faible, regrettant amèrement que son âge, ses moyens physiques et surtout pécuniaires ne lui permissent plus de continuer ce genre de distraction. Le Chinois est fort discret pour tout ce qui touche à la pédérastie. Il ne s'y livre qu'en. cachette, bien différent en cela des Romains de la décadence qui, à l'exemple de l'Amillus de Martial, 'se donnaient à leur vice avec osten- tation. Recliisis foribus grandes percidis y Amille, Et te deprendi quum facis ista, cupis (\). L'opinion publique ne fait, à ma connaissance au moins, qu'un seul reproche à la pédérastie : elle l'accuse d'avoir une influence funeste sur la vue. * La pédérastie a été chantée par plusieurs poètes. Elle a alimenté la verve de nombreux conteurs. Le fameux poète persan Hafiz a consacré un de ses plus beaux poèmes à vanter les mérites d'un jeune pédéré. En Chine, Li-taé-pou s'est essayé sur le même sujet et ses œuvres (1) Martial, liv. 7, épig. 62. 13 Digitized by CjOOQ IC ^94 J.-J. MATIGNON sont, pour ainsi dire, classiques. Les écrits pornogra- phiques abondent dans lesquels on parle de la sodomie et parmi eux, le célèbre Tsin-pi-meï, gros vieux livre, illustré de gravures hautement libidineuses, dont beau- coup ont trait à cette branche particulière de l'amour. C'est un ouvrage de la plus profonde et dégoûtante immoralité, on y traite du coït avec sa mère, sa sœur, de la pédérastie avec ses frères, père, grand-père. Ce livre qui se vend fort cher — 300 à 400 francs — ne peut, sous peine de mort, être possédé, écrit en chinois, par un Fils du Ciel ; mais celui-ci peut, sans inconvénient, avoir dans sa bibliothèque l'édition en langue mandchoue (1). Malgré cette prohibition, le Tsin-pi-meï est répandu ; beaucoup de Chinois l'achètent et le « passent sous le manteau », suivant l'expression de la Bruyère, aux amis qui ne peuvent faire cette dépense. Un autre livre du même genre que tout Chinois a lu ou possédé est le Ping-Houa-pao-tien, mot à mot le « miroir précieux des fleurs identiques », c'est-à-dire les amours entre individus du même sexe. On y traite avant tout de la pédérastie ; Sapho a peu fait d'élèves parmi les Chinoises. Enfin, on peut, pour un centime, se procurer dans la rue de petites brochures, renfermant des contes, des histoires populaires, qui, très souvent, ont comme fond un sujet afférent à la sodomie. La plus ancienne mention de la pédérastie en Chine remonte à la dynastie des Han, 200 ans avant Jésus- (1} Un exemplaire en langue chinoise se trouve à la Bibliothèque nationale. Digitized by CjOOQ IC DKUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 195 Christ : un Empereur s'éprit de l'un de ses ministres et le couvrit d'honneurs. Mais il y a tout lieu de supposer que, bien des siècles avant que l'histoire ait consigné officiellement dans ses annales ces amours masculines de souverain, la pédérastie devait fleurir dans l'Empire du Milieu. * * Les noms par lesquels on désigne la pédérastie sont fort nombreux et quelques-uns ont un certain cachet d'originalité. Ainsi, le terme de « lou-tze » est souvent employé et signifie « poêle », d'où, pour l'acte de la pédérastie, l'expression « t'ran lou^t'ze », c'est-à-dire « enfoncer une tige (de fer) dans le poêle » pour agiter le charbon. Le mot le plus usité est <( t'rou-tse », qui veut dire « lapin » qualificatif parfaitement injurieux et humi- liant pour la personne à qui il s'applique. Le nom de « Sian-Kôn », « jeune monsieur », s'mnploie plus spécia- lement pour des pédérés élégants, dont nous allons nous occuper. * * Il y a, en efïet, au moins deux catégories bien distincte» à établir, parmi les représentants delà prostitution mâle. Dans la première rentrent seuls les sujets qui dès leur enfance, ont été particulièrement élevés, entraînés pour ce but, tant au point de vue physique qu'intellectueL C'est là le dessus du panier, la fine fleur de la prostitu- tion masculine. Digitized by CjOOQ IC 196 J.-J. MATIGNON Dans la deuxième catégorie prendront place toute sorte de sujets, jeunes et vieux, enfants pris de force, acteurs, portefaix, traîneurs de pousse-pousse, voyous et aussi les individus de la première catégorie à qui Tâge, la maladie ou la malechance ont enlevé charme et succès. . La première catégorie de prostitués est fort intéres- sante, du fait de son organisation et du recrutement de son personnel. Elle est formée de sujets jeunes, vendus par leurs parents, dès l'âge de quatre ou cinq ans, et souvent volés par les industriels qui font le métier de fournisseurs pour la prostitution. Le vol des enfants^ mâles et femelles, est un fait bien connu en Chine, et à Tien-tsin, par exemple, tous les ans, au début de Tété, quand les bateaux partent, par le Grand Canal, pour se rendre dans le Sud chercher du riz, on signale tous les jours des disparitions d'enfants. Ceux-ci sont embarqués dans les jonques et vendus, pendant le voyage ou à l'arri- vée, à des maisons de débauche ou à des particuliers. Les autorités lancent même, à ce moment, des proclama- tions engageant les parents à veiller avec soin sur leurs enfants. * Les jeunes sujets sont à partir de l'âge de cinq ans, en général, soumis à un entraînement physique et intellec- tuel, qui doit lés rendre aptes à jouer leur rôle. Cette préparation est longue, car ce n'est guère que vers treize ou quatorze ans qu'ils sont jugés comme étant à point et mis en circulation. Inutile d'ajouter que, bien longtemps Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUi( LA PÉDÉRASTIE 197 avant cette époque, leur propriétaire n'a pu résister au plaisir de leur enlever leur virginité anale. - On commence par leur faire un massage régulier de la région fessière, pour les rendre callipyges ; puis, peu à peu, on habitue Tanus au passage de dilatateurs, de volume progressivement croissant. Cette dernière opération est toujours pénible, Tenfant s'y prête mal et pour ce fait reçoit des coups. On m'a assuré que certains proxénètes, plus humains que la majorité de leurs congénères, pour éviter les douleurs de ces débuts, faisaient prendre à leurs victimes une drogue, autre que l'opium, qui non seulement facilitait la dilatation des sphincters, mais qui en provo- quait l'anesthésie. Bien que je n'aie jamais été assez heureux pour me procurer cette bienfaisante médecine, celle-ci n'en serait pas moins très connue. L'usage en serait même fréquent chez certains petits mandarins du Trésor, qui en mangeraient et pourraient de la sorte assez facile- ment faire disparaître, dans leur rectum, des lingots d'argent, qui échapperaient ainsi aux investigations les plus minutieuses pratiquées sur eux, à la sortie de leur bureau. Quoique le fait m'ait été certifié par plusieurs Chinois, je ne le consigne que sous toutes réserves, me demandant si cette tolérance du rectum des fonctionnaires susnommés doit être attribuée à la drogue hypothétique ou à la pédérastie, à laquelle beaucoup d'entre eux se prêtent. En même temps qu'on prépare la voie inférieure on ne néglige pas les soins de l'esprit. Les enfants reçoivent une certaine instruction, on leur apprend le chant, la musique, à dire et à faire des vers, le dessin, l'écriture des beaux et anciens caractères. Ils savent par cœur un stock de bons Digitized by CjOOQ IC 198 J.-J. MATIGNON mots, manœuvrent le calembour, ont le talent de servira point quelques maximes de Confucius, ou des adages de la dynastie des Soung. Ce sont là autant de petits agré- ments dont les Chinois sont fort amateurs. * Il est du meilleur genre, pour un riche Chinois qui offre à déjeuner à ses amis, de faire venir ces « jeunes messieurs » au restaurant. Les garçons de l'établissement connaissent un certain nombre de sujets et savent où s'adresser pour procurer à leurs clients des Sian-Kôn qui viendront leur offrir les charmes de leur esprit, et non point toujours de leur corps. Car, avec eux, arrive souvent un « t'cha-kâ-eul » (souteneur) qui s'oppose, en général, à toute consommation sérieuse et trop précipitée. Il faut que les Chinois qui ont bien dîné sachent, pour le moment au moins^ se contenter de ce que nos anciens appelaient les « menus suffrages », caresses, attouchements légers, toutes choses d'ailleurs qui coûtent déjà fort cher, car les riches Chinois, quand ils s'amusent, dépensent aussi princièrement que nos plus élégants clubmen de la haute noce. Le reste ne viendra que tard, fort tard même, après une cour longue et dispendieuse. Car, même avec de Targent, on n'arrive pas d'emblée aux faveurs des « Sian-Kôn » ; j'entends de ceux qui font partie de la catégorie supérieure. C'est qu'ils ont conscience de leur valeur et tiennent la dragée haute aux soupirants qui envoient cadeaux, fruits, gâteaux, argent' se creusent la mémoire pour écrire quelque pensée bien Digitized by CjOOQ IC BBUX MOTS SGR LA PÉDÉRASTIE 199^ ronflante et bien vide, en caractères très vieux : et tout cela souvent pour un résultat négatif. On peut même voir des Célestes se ruiner pour ces « jeunes messieurs » sans pouvoir atteindre le but tant désiré. Beaucoup de ces « horizontaux » de haute marque ont un riche protecteur qui les installe somptueusement « dans leurs meubles », leur paye toutes leurs fantaisies les plus coûteuses. Car ils sont capricieux et fantasques comme les dames dont ils tiennent la place. Le bon genre veut que le protecteur trouve à son « petit ami » une femme et le marie. Le costume de ces « messieurs » est toujours fort luxueux et de préférence doublé de soie rose. Ils vont très rarement à pied et ne sortent guère qu'en voiture. Ils sont très soigneux de leur personne, se débarbouillent, se parfument beaucoup et ont même la délicatesse de se faire épiler la région anale laquelle est naturellement» chez le Chinois, fort peu fournie de poils (1). Ils en arrivent presque à oublier leur sexe et s'identifient tellement avec leur rôle, qu'ils finissent par se prendre pour des femmes dont ils adoptent la démarche, les gestes, l'expression de visage et même la voix. Les noms de ces élégants « Sian-Kôn » sont connus du (( Pékin qui fait la fête » tout comme le sont à Paris ou à Londres ceux de nos demi-mondaines les plus cotées sur le turf de la galanterie. (4) Les organes génitaux externes ne sont pas épilés chez la Chinoise comme chez les femmes arabes. Le système pileux y est fort peu développé. Seules les femmes chinoises mahomctanes s'épilent. Les mahométans sont environ 40 à 45 millions en Chine. Digitized by CjOOQ IC dOO J.-J. HATIGHON Leur gloire est des plus éphémères. Pendant quatre ans, cinq ans au plus, ils tiennent le haut du pavé ; à partir de la vingtième année ils sont déjà moins appréciés. Mais ils trouvent encore de riches protecteurs. Plus tard, ils s'ins- tallent pour leur compte, ou entrent comme commis dans une maison de commerce, faisant là le bonheur du patron, des employés et même de certains clients, trouvant à satisfaire, à des prix modérés, leur vice et leur amour- propre, car il reste toujours une auréole de gloire attachée au nom d'un « Sian-Kôn » jadis connu. Beaucoup d'entre eux continuent ou prennent le métier d'acteur. Ils sont sûrs de trouver au théâtre nombreuse clientèle et de plus, ils reçoivent, pendant un certain temps, une pension ali- mentaire, servie par l'entrepreneur qui les avait autrefois préparés et lancés dans la circulation. Cette catégorie dont je viens de parler est l'infime mino- rité dans la légion des pédérés chinois; c'est l'aristocratie des amours masculines, accessible seulement à un nombre restreint d'élus. Au-dessous de ces « entretenus » de haut vol, je pla- cerai les « petits messieurs en chambre », bien mis^ assez cultivés, mais n'ayant pas, pour des raisons diverses, eu le succès des premiers ; simple question de chance plus que de valeur intrinsèque. Ils sont très accessibles aux cadeaux, aux pâtisseries et aux pièces de vers. C'est dans ce milieu que fréquentent le riche .bourgeois et l'honnête commerçant. Bien au-dessous de ces derniers vient la deuxième caté- gorie des pédérés, celle-ci tout à fait inférieure, dans laquelle se rangent les sujets ramassés dans la rue^ au Digitized by CjOOQ IC DEUX MOr$; SUR LA PÉDÉRASTIE 20i théâtre, venant de partout, enfants pris de force, ayant ou non subi une préparation préalable, mendiants, portefaix, tous gens sales, puants, souvent riches en vermine et éminemment contagieux. Car tandis que la syphilis et la blennorrhagie sont exceptionnelles chez les pédérés de haute marque, elles sont, au contraire, fort répandues dans cette deuxième catégorie de prostitués. Où se rencontrent ces intéressants personnages ? Les uns ne sortent que très peu, vivant dans le luxe le plus complet et fournis de tout, ne reçoivent que quelques rares intimes avec lesquel ils font surtout de la poésie et des mots d'esprit. D'autres, également pourvus d'une installation confortable, sont beaucoup plus accueillants et hospitaliers que les premiers, tout en se montrant encore éclectiques en matière de clients. Ils reçoivent chez eux, figurent aux dîners des gens qui s'amusent, se rendent à domicile. Mais la grande majorité des pédérastes trouve surtout ses sujets dans les maisons publiques connues de tous, chez les proxénètes clandestins, chez les barbiers, et enfin dans la rue, où les professionnels savent se faire connaître à certains gestes, le jour, et à certains coups de sifflet, le soir. La curiosité, purement sociologique, m'a conduit deux fois dans les maisons de prostitution où se trouvent des petits garçons ; de jour, d'abord, de nuit, ensuite, pen- sant que je serais moins dégoûté, et après chaque séance Digitized by CjOOQ IC 202 J.-J. MATIGNON je suis sorti prof ondément écœuré de . ce que j'avais vu, comme avilissement et perversion. Ces établissements se trouvent à Tien-Tsin et les Européens y sont admis sans difficulté, car beaucoup, m'a-t-on affirmé, — chose que j'ai hésité à croire ! — sont des clients assidus de ces bouges, cent fois plus ignobles que les maisons les plus infectes de nos ports de mer. Pékin est également bien pourvu de ces « tang-ming-eul » (maisons publiques) mais il est difficile aux Européens d'y pénétrer. Les éta- blissements mâles se distinguent des maisons de femmes surtout par la forme de la lanterne de la porte qui est en verre et non point en papier et sur laquelle se trouve une inscription allégorique mais compréhensible. Les enfants qu'on y rencontre, au moins ceux que j'ai vus, sont sales, mal tenus. A l'arrivée du client, ils chantent quelque refrain à la mode, d'une voix de fausset, parfai- tement désagréable, vous offrent une pipe de tabac ou d'opium, viennent même s'asseoir sur vos genoux, vous racontent quelques histoires très grossières et attendent que vous vouliez bien faire appel à leur bon vouloir. Dans une maison de Tien-Tsin, sur cinq enfants qui nous furent présentés, deux portaient de superbes plaques muqueuses aux commissures labiales, visibles à distance. Il est possible qu'en soumettant les trois autres à un examen un peu sérieux, j'aurais eu grande chance de trouver sur eux des traces de syphilis. Beaucoup des maisons de prostitution sont mixtes. On y trouve des garçons de dix à douze ans et des petites filles souvent plus jeunes, sur lesquelles les Chinois se livrent à toute sorte d'actes ignobles. L'opinion publi- Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 303 que ne paraît guère s'en émouvoir, et la proximité d'un de ces établissements ne gêne pas les voisins, qui vous donnent volontiers, à leur sujet des indications. Je me rappelle qu'étant parti, dans la journée, avec M. L..., un de mes bons amis, pour visiter un « tang-ming-eul » de Tien-Tsin, sous la conduite d'un officier chinois d'un consulat européen, nous nous trouvâmes hésitants, à un carrefour, sur la bonne route à suivre. Un menuisier; voyant notre embarras, s'approcha poliment et nous dit : <( Ces nobles vieillards cherchent, sans doute, la maison des petits garçons ? Qu'ils prennent la première rue à gauche. » Dans ces établissements les enfants sont bien nourris, mais maltraités, et par le patron et par le client. Les rapports sont souvent douloureux-; le petit garçon essaye de s'y soustraire, à la grande colère du pédéraste, qui le rudoie, le frappe, voulant en avoir pour son argent. Car le prix est assez élevé ; au moins le double de celui qu'on paye dans les maisons de femmes. Celles-ci, à Pékin par exemple, sont, parait-il, tarifées par la police, suivant la catégorie à laquelle elles appartiennent, et les prix varient entre 5 francs, 1 franc et 25 centimes. Les établissements de petits garçons ne payent pas d'impôts. Ils n'existent que par pure tolérance de la police qui ferme les yeux à la condition qu'on lui graisse la patte. Aussi, le client paye-t-il indirectement les pots- de-vin versés par les tenanciers à l'autorité. En entrant dans la maison, il doit débattre son prix avec le patron, et toujours, à catégorie équivalente, il devra donner une somme plus élevée que dans une maison de femmes. Digitized by CjOOQ IC â04 J.-J. MATIGNON La prostitution masculine se pratique beaucoup aussi, d'une façon clandestine, dans des maisons borgnes, tenues par de louches proxénètes. Certains magasins de coiffure s'en sont également fait une spécialité. Un certain nombre d'entre eux sont, ou surtout étaient, très connus à Pékin, m'a dit M. Océan, car, depuis quelque temps la police les surveille très acti- vement. Il m'en a cependant cité un, situé dans un temple très fréquenté, où se font la barbe et l'amour entre hommes. Au théâtre, le « raccrochage » est très pratiqué par les « Sian-Kôn ». Vous êtes à peine installé dans ce qui, là-bas, vous sert de loge, que vous voyez entrer, discrètement, deux, trois petits garçons, qui s'approchent peu à peu, se frottent contre vous, vous tournent quelques compliments et vous lancent des regards à la fois câlins et incendiaires que ne désavoueraient pas nos profession- nelles des Folies-Bergère. Ces enfants sont, en 'général, bien habillés, assez gentils de figure et propres. Leur attitude peut exposer à singulière méprise l'Européen, peu habitué aux coutumes chinoises. Un jour, un vieux monsieur, ministre d'une puissance amie — mais non alliée — se trouvait au théâtre à Tien-Tsiu, fraîchement débarqué dans l'Empire du Milieu. Deux ou trois de ces petits sujets débarquèrent dans sa loge, vinrent s'appuyer contre lui. Le brave homme, jîe pensant point à mal, se mit à les caresser, paternellement, leur tapotant les joues, les prenant par le menton, au grand désespoir de son interprète et à la stupéfaction, plus grande encore, des spectateurs étonnés de voir le cynisme et le sans-gène Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 205 Fig. 30. — Un « gian-Kôn ». Digitized by CjOOQ IC 206 J.-J. MATIGNON avec lesquels ce « diable étranger » affichait, ouverte- ment, son faible pour la pédérastie. L'excellent homme fut très peiné quand, au sortir du théâtre, il apprit l'effet désastreux que son attitude avait produit sur les Chinois qui devaient sûrement, à l'heure présente, tenir ce repré- sentant d'une Majesté européenne pour un parfait pédéraste. Il n'y a point de femmes sur la scène chinoise (1). Leur rôle y est tenu par des hommes, jeunes en général, qui ont un réel talent de mimique et arrivent à les imiter de la façon la plus parfaite dans les moindres gestes et atti- tudes, depuis le balancement du corps en équilibre instable sur les pieds déformés, jusqu'au timbre de la voix. La figure des acteurs, habilement grimée, est souvent assez agréable et la plus jolie tête de femme que j'aie vue en Chine est sûrement celle d'un « Sian-Kôn » qui représentait une élégante et jeune mandarine. Les acteurs, quand ils ne sont pas trop âgés et qu'ils ont du talent, sont bien appréciés des pédérastes. De même qu'une belle femme sur la scène fait faire des réflexions parfois libidineuses au plus austère bourgeois, de même, tout bon Chinois regarde d'un œil concupiscent un jeune histrion. « Oh! les petits acteurs, me disait presque en rougissant un vieux Céleste; c'est bien joli !... Mais c'est bien cher !... » (l) J'engage les personnes désireuses d'avoir quelques indications sur le théâtre chinois et son fonction nement à lire l'intéressant article que mon ami Marcel Monnier lui a consacré dans son Tour d'Asie. Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 207 Nous avons vu le jeune « Sian-Kôn » à la mode, l'acteur coté sur le turf de la galanterie masculine ne tenir le haut du pavé que pendant une période relative- ment fort courte. A partir de vingt ou vingt-deux ans, considérés déjà comme trop âgés, ils tombent dans le domaine vulgaire de la prostitution courante et à bon marché, à moins qu'ils n'entrent comme secrétaires chez quelque riche marchand ou chez un haut fonctionnaire, qui les payeront encore assez grassement pour les services d'ordre divers qu'ils pourront leur rendre. Beaucoup d'entre ces pédérés savent se maintenir très longtemps en place, malgré que leur âge leur ait fait perdre leurs charmes. Leur propriétaire les garde comme on fait ici d'une vieille maîtresse : l'habitude est parfois si puissante I A la mort de leur protecteur, ils sont souvent réduits à la misère, à moins que celui-ci n'ait pourvu à leur avenir. Mais on ne voit jamais le pédéré faire, comme Diane de Poitiers, le bonheur de trois règnes, ou se passer de père en fils comme cela se faisait à Rome, au dire de Martial (1), qui, dans une de ses épigrammes, explique à l'avare Titullus que le soir de sa mort, son fils désolé couchera, cependant, avec son concubin. Qiioque iristis filius, velis noliSy Citm concubino nocte dormiet jtrima. (1) D'après Bcret, La Médecine chez les Romains avant Vère chrétienne {Janus, mai-juin 1897). Digitized by CjOOQ IC 208 J.-J. MATIGNON * La pédérastie a une consécration oflBcielle en Chine. Il ' existe, en effet, des pédérés pour TEmpereur. Tout cela a été depuis longtemps prévu et réglé par le Ministère des Rites. Mais je doute fort que le Fils du Ciel qui est main- tenant sur le trône en fasse un usage fréquent. Quoi qu'il en soit, un palais spécial, le Nan-Fou (le palais du Sud), situé en dehors de la Ville Impériale, est affecté à la rési- dence de ces concubins officiels. Contient-il à l'heure présente beaucoup de fonctionnaires de cette catégorie ? Je n'en sais rien ; mais ce que je puis certifier c'est que les mandarins chargés de la surveillance de cet établis- sement doivent se faire payer comme s'il en renfermait. Ces pédérés, s'ils existent, doivent vraisemblablement être eunuques, comme tous les employés du palais. Leur qualité de castrats leur permet même de réaliser facile- ment une des conditions requises des Chinois, chez tous les bons « Sian-Kôn » : l'absence d'érection au moment du coït anal. Il est, en effet, du meilleur genre chez le passif que le frottement sur la prostate n'amène pas l'érec- tion. Aussi pour la masquer au cas où elle se produirait, le pédéré a-t-il la précaution de fixer sa verge le long de la cuisse, au moyen d'un mouchoir. Les quelques considérations dans lesquelles je suis entré n'ont d'autre but que de constater la fréquence de la pédérastie chez les Chinois. Les Célestes s'y livrent Digitized by CjOOQ IC DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE 209 sur une grande échelle : cela les regarde. Mais ils sont discrets en cette matière ; ils ne font point étalage de leur goût dépravé : il serait à souhaiter que leur modestie à ce sujet fûtobservée parnombre de nos nationaux d'Extrême- Orient. Et s'il me fallait décerner la palme — chose délicate et difficile — aux plus méritants, c'est-à-dire aux moins ignobles, des pédérastes de Chine et d'Europe — car ils sont légion aussi dans nos contrées occidentales — peut-être l'attribuerais-je aux Fils du Ciel. Chez ceux-ci en effet, la pédérastie n'est jamais sortie du domaine mas- culin. Contrairement à beaucoup d'Occidentaux, ils ne la pratiquent jamais sur les femmes, considérait ce dernier mode comme tout à fait dangereux pour eux. u Digitized by CjOOQ IC L Digitized by V^OOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN Administrée d'une façon intelligente et surtout d'une façon honnête, la Chine, étant donné le caractère sobre, économe, laborieux du Céleste, serait un pays d'une richesse inouïe, un petit paradis terrestre, où tous les habitants jouiraient d'un bien-être auquel on ne pourrait trouver rien de comparable même dans les pays les plus policés de notre vieille Europe. Mais cette intelligence, cette honnêteté administratives n'existent pas, le mandarin n'a qu'un rêve : s'enrichir en pressurant, autant qu'il le pourra^ ses administrés. En Chine, tout fonctionnaire vole ou essaye de le faire. Il ne peut en être autrement : les charges ne sont pas rétribuées et les dépenses qu'elles entraînent sont très lourdes. Justice, honneurs, fonctions, tout se vend : jamais la phrase connue : « Payez et vous serez considéré » n'a eu plus de sens. Les familles sont nombreuses, la main-d'œuvre très bon marché ; aussi, les pauvres diables qui vivent de leur travail sont-ils en imminence permanente de misère. Pour Digitized by CjOOQ IC ^19 J.-J. MATIGNON beaucoup, quelques jours de chômage se traduisent par autant de jours de jeûne forcé, ou la mise au mont-de- piété des quelques hardes qu'ils peuvent posséder. Puis, si l'ouvrage continue à manquer, la mendicité s'impose, pour prévenir la mort par inanition. Pour quelques grosses for tunes, que de pauvres diables, je ne dis pas de mendiants, dans un pays qui pourrait être si riche 1 Une grande partie de la population vit au jour le jour, se contentant de peu, en général. Cet état de misère latente s'exagère au moment des grandes calamités publiques, guerre, disette, qui font augmenter le prix des denrées les plus élémentaires. J'ai vu le fait se produire à Pékin, pendant la guerre sino-japonaise. Le riz, le millet étaient hors de prix : les pauvres se nourrissaient avec tout ce qui leur tombait sous la main et j'ai pu de la sorte étudier une très curieuse intoxication, que j'ai cru devoir attribuer à la consommation de pousses d'arroche (1), mangées comme légumes mélangées à un peu de farine. « Qu'une inondation, une sécheresse, un accident quel- conque vienne compromettre la récolte et voilà les deux tiers de la population livrés, immédiatement, à toutes les horreurs de la famine. On voit alors se former de grandes bandes, comme des armées de mendiants, qui s'en vont tous ensemble, hommes, femmes, enfants, chercher dans les villes ou dans les villages de quoi soutenir encore quelque temps leur misérable existence. Plusieurs d'entre eux tombent d'inanition et meurent avant d'arriver au lieu où ils espéraient trouver quelques secours. On voit (1) Matignon. — De !'« Atriplicisme », Académie de Médecine, 5 janvier 1897. Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN ^13 leurs cadavres étendus dans les champs ou le long des sentiers. On passe à côté d'eux sans s'émouvoir, sans même y faire attention tant on est accoutumé à ces horribles spectacles (1). » Le paupérisme parait sans remède dans la classe ouvrière. La vie de celle-ci est éminemment matérielle, pour ne pas dire bestiale. Strugglefor life, chez elle, veut dire : lutte pour la tasse de riz. « Argent et nourriture, dit fort bien Smith, sont les deux foyers de l'ellipse chinoise et c'est autour de ces deux centres que gravite toute la vie sociale du peuple (2). » Cette lutte constante et pénible pour parer au plus impérieux besoin de l'existence, manger, a dû largement contribuer à étouffer dans l'âme du Chinois les sentiments humains de compassion pour le malheur des autres. L'égoïsme est un des traits caractéristiques de la race. Cette absence de sympathie pour les déshérités de la nature, boiteux, sourds, aveugles, pour tous ceux qui ont quelque malformation physique ou intellectuelle, les mettant en état d'infériorité pour la lutte pour la vie, a fait que rien ou presque rien d'identique à nos hospices et asiles n'a été créé. Aussi tous ces malheureux vont-ils augmenter 1 armée de la mendicité. Deux choses frappent, surtout, l'Européen fraîchement débarqué sur la Terre-Fleurie, à son entrée dans une ville (1) Hoc. — L'Empire Chinois. {2) Smith. — Chinese Characteristics. Digitized by CjOOQ IC 214 J.-J. MATIGNON chinoise : la mauvaise odeur — mélange empyreumatique d'ail, d'urine fermentée, de matières fécales librement étalées, de cuisine à Thuile de sésame ou de ricin, d'alcool de grain — qui vous prend à la gorge et une collection de mendiants, comme seule en-renferma, peut-être, la cour des Miracles, qui étalent à vos yeux les plus invraisem- blables et indescriptibles plaies, afflictions, malforma- tions et s'attachent à vos pas, avec une ténacité exaspé- rante. Cette abondance de mendiants est d'autant plus intéressante à signaler que si, en quittant la Chine, vous allez en Corée, pays pourtant pauvre, ou au Japon, vous n'êtes nullement importuné et moins souvent qu'en France vous voyez une main se tendre, pour vous demander l'aumône. Quelle est la raison de ce fait? Nous ne croyons pas que ces pays jouissent de lois spéciales sur la mendicité, et surtout de lois suffisamment efficaces pour faire disparaître cette dernière. Peut-être pour- rait-on expliquer par une question de tempérament cette variation de la mendicité, dans trois pays voisins, présen- tant tellement de points de ressemblance. Le Chinois a le tempérament mendiant, si toutefois celui-ci existe. J'ai, bien souvent, été frappé du fait suivant. Au cours de promenades, soit dans Pékin, soit dans la campagne, j'ai vu des hommes et surtout des enfants, que tout, le costume, l'habitus extérieur, me portait à prendre pour autre chose que des mendiants, s'approcher de moi, faire une génuflexion et me demander la charité. Pendant des voyages que j'ai faits au Japon et en Corée, je n'ai jamais été le témoin de faits semblables ; bien mieux, en Corée, je n'ai pas vu un seul mendiant. Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN 215 Le bouddhisme tient la pauvreté en honneur. Nombreux sont les prêtres qu'on rencontre, couverts de haillonô, aussi sordides que les plus sales mendiants, vivant d'aumônes, en général fort maigres. Mais nous ne pensons Fig, 31. - Un chapelet d'aveugles. pas que la religion ait eu une influence quelconque sur la mendicité en Chine, car celle-ci existait à Tétat d'insti- tution presque officielle, bien des années avant que les principes de Çakiamouni n'y fussent importés (1). {1} Le bouddhisme fut introduit en Chine, l'an 67 de notre ère, sous l'Empereur Ming-Ti, qui ayant, en 61, vu dans un rôve une divinité étrangère, envoya, vers l'ouest, dix-huit émissaires pour trouver le livre et le docteur de la religion de ce dieu et les ramener en Chine. Digitized by CjOOQ IC 216 J.-J. M4TIGN0N * * * Il faut, dans les mendiants, faire une classification, établir des catégories. Dans Tune rentrent ceux que des malheurs, des maladies, des calamités publiques, des malformations congénitales ont rendus incapables de gagner leur vie et qui demandent aide à la société ; dans une autre nous rangerons ceux qui font de la mendicité un métier plus ou moins lucratif, mais, dans tous les cas, moins pénible, sinon plus agréable, que le travail manuel. La profession se transmet de père en fils dans cette société où Ton naît, vit et meurt mendiant. Dans la première nous voyons surtout des boiteux, des amputés d'un ou de deux pieds, par gelures, mais surtout des aveugles. La variole, très fréquente dans le Nord de la Chine, est la cause des neuf dixièmes des cas de cécité. Tous ces infirmes ne semblent pas inspirer beaucoup de compassion aux Chinois. Le moral chez eux doit ressembler au physique et lés Célestes, de même que les anciens Juifs, considèrent ces infortunes comme le châtiment de quelques fautes secrètes. Les aveugles exercent parfois la profession de diseurs de bonne aventure. Au Jupon, ils sont surtout masseurs et signalent, la nuit, leur présence dans la rue en jouaut de la flûte. Cette profession n'est pas connue des aveugles chinois, qui vivent surtout de mendicité. Ils vont parfois seuls, guidés par un bâton, frappant sur un gong léger ou jouant de la flûte. Plus souvent on voit passer, se rendant ou revenant de leur station de mendicité, une théorie Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN 217 d aveugles : deux, trois, quatre, cinq marchant en file, la main gauche appuyée sur Tépaule de celui qui est au- devant de lui ; la droite armée d'un long bambou. Ce triste chapelet de misère marche guidé, en général^ par un enfant qui lui-même ne dispose guère que d'un œil [ficj, 31). Fig. 32. Les mendiants de cette classe seraient, au fond, de tous leurs congénères, les plus dignes de commisération. Mais mélangés aux professionnels de la mendicité ils s'adaptent vite au milieu et ne font point tache dans cette singulière société, véritable dépotoir de misères humaines, dans Digitized by CjOOQ IC 218 J.-J. MATIGNON lequel vient se déverser tout ce que la paresse, le vice, la débauche, la prostitution mâle et femelle ont pu amener de décrépitude physique et morale. Quoi qu'il en soit de ses qualités physiques et morales négatives — et peut-être pour cela même — le mendiant de Pékin n'en reste pas moins un des types sociaux les plus curieux et les plus intéressants de la capitale, non seulement pour le globe-trotter, qui peut rapporter en Europe des silhouettes invraisemblables de mendiants mais aussi et surtout pour l'observateur qui cherche à connaître, un peu plus qu'à la superficie, cette société chinoise, si difficile à pénétrer. Ce n'est pas tout à fait un État dans l'État que forment les mendiants. Mais ils sont une force considérable, avec laquelle comptent les pouvoirs publics. C'est une société constituée, une corporation reconnue, dans la ville du Fils du Ciel, et crainte, sinon considérée. Des mendiants, on en voit partout : dans les rues, sous les ponts, sous les murs de la ville, aux portes des temples, et partout, ils se ressemblent. On dirait qu'ils ont adopté une uniformité de tenue et de physionomie, résultat, sans doute, de la vie en commun d'individus ayant un même état d'âme. Fait singulier, ils inspirent moins un sentiment de commisération qu'un mouvement répulsif de dégoût. Tous ont un air miséreux, humble, de chien battu. De la figure, bien souvent, on ne distingue que vaguement les traits, tant est épaisse la solide carapace Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN 219 qui les recouvre, véritable masque formé par la crasse et la poussière {fig. 32), Deux points blancs, les yeux, se détachent sur ce fond marron gris sale. Une perruque hirsute, vraie « tête de loup », formée de cheveux gros, droits et durs, complète cette physionomie. Fig. 33. — Types d'enfants mendiants. Le peigne et le rasoir sont deux instruments de luxe auxquels les moyens du propriétaire ne permettent que de rares excursions dans cette forêt embroussaillée. Les poux trouvent dans cette chevelure un terrain de culture à nul autre comparable pour une pullulation aussi abon- dante que rapide. Digitized by CjOOQ IC 220 J.-J. MATIGNON Parmi ces mendiants, on n'en voit qu'un nombre très restreint porter la natte dans le dos, à la, mode chinoise. Leur tresse a ordinairement été coupée, par les soins de dame Justice, avec qui ils ont fort souvent affaire. Ils n'ont, en effet, qu'une très vague notion de la différence qui existe entre « le mien et le tien », sont tous des voleurs, piliers de prison, gibier de potence, capables de tous les mauvais coups. Le costume est des plus rudimentaires. En allant du simple au composé, dans la gamme de l'équipement, nous voyons des individus, surtout des enfants, nus comme des vers, ou bien modestement vêtus d'une simple ficelle, passée autour des reins et à laquelle est suspendue une brique ou une vieille savate, cachant les parties génitales. Tantôt, un vieux morceau de natte ou d'étoffe, roulé autour de la ceinture, tient lieu de pagne, tantôt une pièce de toile d'emballage ou une natte, je*ée sur les épaules, tombe au niveau des genoux, en forme de chasuble {fig. 33 et 34). Les jambes sont, le plus souvent, librement exposées à l'air. La tête est presque toujours nue, à moins qu elle ne soit coiffée d'un pot de terre, dans lequel notre mendiant reçoit sa maigre pitance de la maison hospitalière ou de l'assistance publique. Les variations du costume ne suivent pas absolument les oscillations thermométriques, et la tenue d'hiver est presque aussi légère que celle de la belle saison. Je sais bien que les Chinois ont une sensibilité moins développée que la nôtre. Ce qui pourtant n'empêche pas ces men- diants, vêtus d'une façon par trop estivale, de raser les murs, pendant les froids, à l'abri du vent de Mongolie, en Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN 221 quête d'un bienveillant rayon de soleil. Pendant Tété, au contraire, ils ont Tair digne, presque fier quelquefois, surtout ceux qui sont nus. Les bras croisés sur la poi- trine, les mains ramenées en arrière jusqu a la pointe des omoplates, déambulant, ils semblent jouir de la vie. Fig. 34. — Type d'enfant mendiant. Fait singulier à signaler, un mendiant, fût-il encore plus misérablement vêtu, a toujours des chaussures. Le plus souvent, ce n'est qu'un vague vestige de ce qui fut autrefois une paire de savates. Peu lui importe, il ne va pas pieds nus : chacun a son petit amour-propre. Les femmes sont plus vêtues que les hommes. Elles ont Digitized by CjOOQ IC 222 J.-J. MATIGNON presque ; toujours un pantalon et une blouse ou quelque chose qui est destiné à en tenir lieu et place. En présence des costumes bigarrés qu elles portent, il est parfois difficile de soupçonner quelle en fut la teinte primitive, car la première étoffe a peu à peu disparu, laissant la place à des pièces de couleurs et dimensions variées, faisant un véritable habit d'Arlequin. Peut-être la femme est-elle encore plus répugnante que rhomme. On a une certaine peine à supposer que ce que nous qualifions en général de beau sexe puisse en arriver à un aussi abject degré de décrépitude. Et quand la mendiante est vieille, on peut parfois se demander, avec quelque intérêt, quelles sont la race et le sexe de cet être singulier dont la main vous demande la charité {flg. 35). * * Une grosse dose d'insouciance est une des caractéris- tiques du mendiant. Il vit au jour le jour, bien ou mal, mal plutôt, se contentant de peu, souvent de rien, en général peu difficile sur la qualité, pourvu qu'il y ait la quantité. Que de fois j'ai vu ces singuliers personnages fouiller parmi les débris de cuisine jetés à la rue, car à Pékin le « tout à l'égout » est remplacé par l'économique « tout à la rue » — et disputer aux chiens des os, des tripes de poulet ou des restes de légumes. Ils avalent, sans avoir même l'idée de les essuyer un peu, tous ces détritus culinaires souillés de la crotte du chemin. D'eux à la brute, sous ce rapport, il n'y a qu'un pas. Tout leur Digitized by CjOOQiC LE MENDIAIST DB PÉKIN 223 est bon, qui peut garnir leur panse. Un animal crevé, trouvé à la rue, est une excellente aubaine. Récemment j'ai rencontré une femme, suivie d'une ribambelle d'en- fants, portant un chat mort, marchant du pas allègre d'une personne qui va faire bombance. Fig. 35. — Mendiante allant à la distribution (gravure chinoise). Le mendiant mange d'une façon dégoûtante. Il puise à pleine main, dans son récipient, le riz ou le millet qu'on lui a donné. Il s'en emplit la bouche, au maximum, et le trop-plein dégringole sur ses loques. La faim calmée, il ne laisse rien perdre et procède à une cueillette, aussi lente que minutieuse, des grains égarés sur ses vêtements. Quand son ventre est plein il se sent heureux et meilleur, Digitized by CjOOQ IC S24 J.-J. MATIGNON peut-être, si toutefois ce comparatif peut être appliqué à un être aussi dépourvu de qualités morales. Il s'offre alors une douce sieste, couché au soleil, la tête appuyée sur un oreiller fait de son pot à riz ou de ses savates. La grande passion des mendiants — elle est commune à tous les Chinois, d'ailleurs — est le jeu. Les dés et les dominos ont leur préférence. On les voit, par groupes de cinq à six, devant une boutique, surtout sous les portes des temples, se livrer à leur plaisir favori. L'enjeu ne peut être que bien maigre : quelques sapèques, fruit laborieux de la mendicité de la veille, une partie du riz qu'ils recevront demain à l'assistance publique, leurs loques. Puis, quand ils ont tout perdu, ils jouent leur femme — elle est si peu à eux ! — un de leurs doigts, un morceau de leur peau. Certains détails de toilette les occupent tous les jours. Non qu'ils s'amusent à se débarbouiller ou à se peigner : ce sont là deux actes jugés tout à fait superflus et tenus pour du temps perdu. Mais ils font une chasse réglée à leurs nombreux parasites, et aux poux en particulier. Ceux-ci paraissent de rudes compagnons, si on en juge par leur remarquable grosseur et on comprend que leur trop grand nombre en fasse des commensaux parfois un peu gênants. Tous les jours on les décime. Il n'y a qu'à circuler, par les rues de la capitale, pour voir ces parties de chasse, non seulement chez les mendiants, mais chez les. ouvriers. Le parasite pincé trouve, en général, entre les ongles des pouces, une mort aussi prompte que sûre. Mais il n'en est pas toujours ainsi, et plus de cent fois, soit à l'hôpital, soit dans la rue, j'ai été le témoin du fait Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN il25 suivant : le parasite est écrasé entre les dents et avalé. C'est un fait courant et de notoriété publique que les Chinois mangent leurs poux. Quelques-uns d'entre eux, ainsi que je Tai constaté à Thôpital, les plus raflBnés, sans Fifj. 36. doute, ne mangent pas tout : Tinsecte est écrasé entre les dents, la peau rejetée, et Tintérieur seul absorbé. Deux mendiants peuvent, parfois^ se rendre, mutuellement, ce petit service : mais on ne mange pas le produit de la chasse faite dans la chevelure du prochain. On le détruit tout simplement. Digitized by CjOOQ IC 226 J.-J. MATIGNON Le mendiant est d'ordinaire seul quand il exerce son métier. Il arrive à la porte d une boutique et s'y installe, des heures durant, attendant qu'on lui remette l'aumône à laquelle il a droit ou se considère comme ayant droit, ce qui, en l'espèce, revient absolument au même. Tantôt il se tient debout, essayant de passer, furtivement, la tête dans la porte entre-bâillée. Tantôt, appuyé au mur ou au chambranle de la porte, il chante une mélodie accompagnée de coups secs, frappés sur deux lames de bambou faisant Toffice de castagnettes. Plus souvent, il s'assied bien en face de la porte ou sur Tune de ses marches et espère par la gêne qu'il provoque triompher plus rapidement de la patience que de la charité du bou- tiquier. Celui-ci donne, mais ne se presse jamais. Il veut, par une pause prolongée, faire gagner sa sapèque au mendiant. S'il donnait facilement il s'exposerait à voir le quémandeur revenir trop souvent. Pendant l'hiver, le mendiant qui attend son sou prend ses précautions pour ne pas geler sur place. Accroupi, il arrange de son mieux, sur ses épaules, ses loques, qu'il fait arriver jusqu'à terre. Elles forment, ainsi, une sorte de cloche {Jig, 37), Entre ses jambes, il place son écuelle à riz, dans laquelle il fait brûler quelques morceaux de charbon, ramassés parmi les détritus de la rue, ou volés au moment du passage des chameaux qui portent la houille des montagnes voisines de la capitale. La situation ne doit pas être tou- jours enviable, surtout par les gros froids : la quantité de Digitized by CjOOQ IC LE A1ENDIAIST DE PÉKIN 227 chaleur est minime et une simple épaisseur de calicot permet une facile déperdition de calorique. Mais notre homme fait preuve de ténacité : il ne part que lorsqu'il a reçu son aumône . * * Il sait, dans certains cas, comment s'y prendre pour obtenir quand même ce qu'il désire. Voici un mendiant Fig. 37. — A la porte d'une boutique. accroupi depuis des heures à côté de la table du restaura- teur ambulant. Celui-ci ne lui a rien donné et n'a pas l'air décidé à payer son écot. Aussi, le mendiant attend-il qu'un nombre assez considérable de clients soit rassemblé autour de la table pour allonger brusquement le bras, tripoter de ses mains dégoûtantes dans un plat. Personne ne voudra maintenant des victuailles touchées par lui, et force est bien au restaurateur de les lui donner. Digitized by CjOOQ IC 228 J.-J. M4TIGN0N Tant qu'il reste devant la boutique, attendant sa sapèque, eût-il encore plus froid, le mendiant ne parait pas grelotter. Il sait la chose inutile : le boutiquier ne se hâtera pas davantage de donner. Mais, il n'en est plus de même, quand, installé dans la position ci-dessus décrite, il guette le client au coin d'une rue. Là il tremble, et ses cla- quements de dents prennent une intensité particulière^dès qu'il voit arriver un de ses nationaux susceptible de charité et surtout un « diable étranger», c est-à-dire un Européen. C'est que nul mieux que le mendiant ne sait simuler. Il y aurait sans doute à ajouter beaucoup aux articles et monographies de Percy et Laurent (1), Boissau (2), Tourdes (3), Descours (4) si on voulait faire, en matière de simulation, des recherches dans la classe des mendiants de Pékin. Ici, c'est un individu à peu près nu, couché la figure contre le sol, secoué de temps à autre par d'horribles convulsions, poussant des cris lamentables et laissant échapper de sa bouche de la bave mêlée de terre et de sang. Là, un pauvre diable, dont la figure exprime une profonde douleur, exhibe deux moignons de jambes, saignants et gangrenés. Mais les convulsions du premier cessent dès que personne n'est plus là pour le voir et le second, le soir venu, dépose dans un sac ses deux moi- gnons, avec précaution car ils sont en cire et coûtent très cher, et d'un pied léger rentre à son domicile pour y boire, manger et fumer la recette de la journée. (1) Percy et Laurent. — Simulation. Dictionnaire en 60 volumes. (2) BoLssAu. — Les Maladies simulées. (3) TouRDKs. — Simulation. Dictionnaire de Jaccoud. (4) DisscouHs. — La Simulation dans V armée. Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIJÎ 229 Parmi les nombreuses misères et infirmités étalées à nos yeux, une minime partie seulement est simulée. Mais celles qui sont authentiques sont aussi fort utilement exploitées pour toucher le cœur et la bourse des bonnes âmes. Un des mendiants les plus curieux que j'aie vus, en l'espèce, est un vieux qu'on rencontre à l'embarcadère de Takou. Il marche sur ses deux genoux, portant à la main ses deux pieds momifiés qu'il a perdus, par gelures, il y a plus de trente ans. Les mutilations volontaires sont fréquentes. Les parents en provoquent chez leurs enfants, qui deviennent, ainsi, de meilleurs agents de mendicité. Les grandes personnes les pratiquent aussi sur elles-mêmes. Un de mes amis a assisté à l'auto-amputation du pied faite d'une façon pro- gressive, par un individu, au moyen d'une ficelle quo- tidiennement serrée. Quand le membre fut détaché, le oiendiant le montra pour exciter la charité. A côté des mutilations, je placerai les mauvais traite- ments, véritables peines corporelles, que peuvent s'infliger ces intéressants industriels. Je rencontre assez fréquem- ment un de ces mendiants, toujours à peu près nu, qui s'arrête devant les portes, et la main armée d'une brique, se frappe la poitrine à grands coups en poussant des cris déchirants. Je ne crois pas qu'il se fasse mal, et il doit^ pour frapper, employer une ruse identique à celle des forains marchands de vaisselle, qui, pour prouver la bonne qualité de leur marchandise, frappent avec les plats et les assiettes, à grands coups, sur les roues de leur voiture sans détériorer leur faïence. A Pékin, de même qu à Paris, les enfants sont em- Digitized by CjOOQ IC 230 J.-J. MATIGNON ployès avec avantage comme instruments de mendicité. A ce point de vue de 1 exploitation de l'enfance, les Chinois n'ont rien à nous envier. Leurs procédés valent les nôtres. Ici, un homme robuste est flanqué de cinq ou six mioches, qu'il dirige dans leurs opérations et lance sur le « client ». Celui-ci est poursuivi parla jeune meute, qui s'attache à ses pas, lui fait le « koto », le gratifie d' « Excellence », de « Noble vieillard » et finit par re- cueillir quelque menue monnaie. Là, une mégère ayant depuis vingt ans passé l'âge de la ménopause, entourée de bébés de deux ou trois ans, marchant à peine, garde sur ses genoux un enfant de quelques mois qu'elle est censée allaiter. Tous ces jeunes mendiants sont éduqués de bonne heure, entraînés à leur métier et les premiers mots qu'ils balbu- tient sont des appels à la charité. Il se fait un véritable commerce d'enfants qui sont loués à des professionnels de la mendicité. Malheur à l'étranger qui jette quelque monnaie à un mendiant. Aussitôt il est entouré, suivi par une horde sale, puante, insatiable, qui le harcèle, se pend à ses jambes s'il est à cheval, se cramponne aux brancards de sa voiture et rien ne peut len affranchir, sinon quelques vigoureux coups de canne ou de fouet, et encore ce pro- cédé ne suflBt-il pas toujours. Aussi, le mieux est-il de ne jamais esquisser le mouvement de mettre la main dans son gousset. Aux croisements des rues importantes, aux abords des portes de la ville impériale, les mendiants sont spécialement nombreux. Ils abondent surtout dans les faubourgs de la ville tartare, du côté est, au point Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN ^31 terminus dû canal, parce que là se trouvent les magasins de riz impérial et qu'ils peuvent facilement ramasser leur pâture. Fig. 38. — Une salle de Thôpital du Nan-Tang. Ils connaissent, en effet, les bons endroits, comme ils connaissent les jours plus favorables que d'autres à leur métier. La rue des Légations a beaucoup plus de mendiants le dimanche que les jours de semaine. On les Digitized by CjOOQ IC i32 jr.'J. MATIGKON voit stationner de préférence aux abords de la Légation de France, comptant sur la générosité des Européens et des Chinois catholiques qui viennent entendre la messe à notre chapelle. Leur nombre décuple, brusquement, pour le nouvel an. Et presque tous, pour la circonstance, ont appris trois mots d'anglais : Happy neir Year ! * * Les mendiants forment la majeure partie de ma clien- tèle à l'hôpital français du Nan-Tang {/ig. 38) où défilent en moyenne chaque année, soit dans les salles, soit au service de la consultation externe, dix à douze mille patients. Aussi ai -je été à même d'étudier de près, pen- dant les trois ans et demi que j'ai passés à Pékin, les membres de cette société doublement intéressante au point de vue médical et au point de vue psychologique (1). J'ai vu là des maladies de la peau qui auraient peut-être suspendu pendant quelque temps le diagnostic d'Hebra ou de Kapozi. J'ai vu des malformations morales dignes d'être analysées par Lombroso, Ribot, Lacassagne... Le mendiant arrive souvent à l'hôpital dans un costume tellement léger, qu'on lui refuse, momentanément, l'entrée de l'établissement. Les infirmiers de service vont alors signaler aux religieuses la présence d'un client nu ou à peu près. Un vêtement lui est délivré, pour qu'il puisse, d'une façon décente, se présenter aux sœurs et (l) Un des faits qui m'ont paru le plus intéressants a toujours été la fréquence considérable de la fistule à Vanus ci ie me suis demandé s'il n'y aurait pas de relation à établir entre cette afToclion et la pédérastie très répandue parmi les mendiants. Digitized by CjOOQ IC LE MKNDIANT DE PÉKIN ^33 au médecin. Il arrive que notre homme ne se présente pas toujours, car, à peine est-il en possession de ces habits, il prend sa course et file vers un mont-de-piété où il les engage aussitôt. Ordinairement le mendiant qui projette ce mauvais coup ne le fait pas tout de suite. Il entre à l'hôpital, se fait admettre dans une salle. Pendant deux à trois jours, il est nourri, chauffé, réconforté, puis, une belle nuit, il saute le mur de l'établissement^ emportant tout ce qui lui tombe sous la main : ses habits, quelques vieilles savates volées aux voisins de salle, un tesson de bouteille, le loquet de la porte... Pour tous ces gens-là, l'hôpital est le paradis. Ils y sont bien traités, ont des gens qui les servent; aussi, surtout pendant l'hiver, est-il très difficile de les faire partir. Toutes les simulations, toutes les ruses sont employées pour prolonger leur séjour et ils savent spéculer sur les sentiments charitables des religieuses. Si maintenant nous sortons de l'hôpital, nous voyons là encore de nos clients. Celui-ci, nu comme un ver, couché le ventre au soleil, a le corps luisant de graisse : il demande aux rayons caloriques de prêter leur concours à la pommade d'Helmmerich, pour le débarrasser des acares de la gale. Celui-là défait de superbes renversés, habilement roulés autour d'une plaie de la jambe : la bande et la ouate seront vendues une ou deux sapèques et le mal guérira quand il le pourra. Quels sentiments tous ces mendiants peuvent-ils bien professer à l'égard des religieuses et des médecins ? Ils n'ont pas l'ombre de reconnaissance et seront les premiers à susciter des ennuis à leurs bienfaiteurs. Digitized by CjOOQ IC 234 J.-J. MATIGNON Les moyens d'existence des mendiants sont donc fort précaires et le vol vient ordinairement suppléer aux besoins que la charité chinoise n'arrive pas à satisfaire. Leurs ressources sont quelquefois augmentées par des emplois rétribués, pour lesquels on loue leurs services. En temps de troubles, surtout de guerre, beaucoup sont transformés en soldats. Ils sont les premiers à fuir et à se joindre aux pillards. Les colonels, quand le moment d'une inspection approche, s'adressent à la classe des mendiants pour combler momentanément les vides de leurs efiEectifs. Les entrepreneurs de pompes funèbres ou de cérémonies de mariage les emploient constamment. Affublés d'une casaque verte^ coifïés d'un vieux feutre surmonté d'un panache rouge, ils portent, soit les présents de noce, soit les nombreux accessoires qui figurent dans le cortège funèbre du défunt. L'autorité les utilise encore pour l'arrosage des rues, qui se fait avec un liquide, dans lequel il y a un peu d'eau et beaucoup d'autres choses : urine, matières fécales, détritus, puisé dans l'égout à ciel ouvert et répandu sur les chaussées, pour le plus grand désagrément de toute muqueuse olfactive. Ces gens qui vivent de rien deviennent exigeants dès qu'on a recours à leurs services, surtout si on a le malheur de rétribuer un peu grassement leur travail. Ils partent de ce principe que, évidemment, celui qui peut beaucoup Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN 235 peut davantage. Un jour, un accident de cheval m'étant arrivé, sous la muraille de la ville, je confiai ma bête à un mendiant pour qu'il la ramène à la Légation de France, distante de deux kilomètres environ. A son arrivée, je lui remis une pièce de 20 centièmes de dollar, soit à peu près un franc de notre monnaie. Mais notre homme commença à faire la grimace, trouvant la somme bien, minime pour la corvée qu'il avait faite. Il laissait entendre qu'il avait pour ainsi dire perdu son temps. Et toutes ses récriminations ne prirent fin que lorsqu'un véhément coup de pied, appliqué au bas du dos, lui eut fait com- prendre que toute discussion avec moi était inutile. Notez qu'avec ces 20 cents, ce mendiant pouvait vivre comme un nabab pendant quarante-huit heures, s'offrir le théâtre et même des femmes (de mendiants, bien entendu !). Un agent des douanes chinoises fait venir chez lui, pour faire leur photographie, cinq ou six loque- teux. L'opération dure cinq minutes et on remet, au groupe, un dollar — soit un franc par tête — comme salaire. Mais voilà que ces messieurs se mettent à faire du bruit, refusent de sortir, crient qu'on abuse d'eux, qu'on les vole et qu'il est vraiment scandaleux de faire, de la sorte, perdre leur temps aux gens pour ne pas mieux les rétribuer. Quelques bons coups de canne auraient, comme par enchantement, fait taire toutes les récrimi- nations. Mais ces arguments étant interdit aux agents des douanes, il fallut recourir à la ruse, à l'insinuation pour se débarrasser de ces intéressants personnages. Digitized by CjOOQ IC 236 J.-J. MATIGNON * * * La mendicité est considérée, par les Chinois, comme une plaie sociale plus ou moins dure à supporter, suivant les années. Les disettes, famines, inondations augmentent considérablement le nombre des mendiants. C'est une institution reconnue, pour ne pas dire protégée par l'auto- rité. Celle-ci, dans tous les cas, ne fait rien pour lutter contre elle et se tient prudemment en dehors de ses affaires. Les mendiants forment une agglomération, une force imposante. Leur nombre serait, parait-il, de 100.000, soit 1/6 de la population ; mais ce chiffre me paraît exagéré et bien que confirmé par plusieurs renseignements je ne l'accepte qu'avec réserves. Ils sont une société orga- nisée. Peut-être verrons-nous, sous peu, la même chose en France. N'avons-nous pas déjà à Paris, dans le XIII® arrondissement, le Syndicat des indigents f Cette Société a un chef, le Roi des mendiants, frère éloigné des Clopin-Trouillefou et des ducs d'Egypte de la cour des Miracles. L'autorité du monarque est reconnue de tous ses sujets sur lesquels, véritable autocrate, il a droit de vie ou de mort ou tout au moins s'arroge ce droit, ce qui revient au même, puisque la police n'intervient pas dans les différends entre le roi et ses administrés. Ce chef est élu par le suffrage universel et les mendiants de Pékin seraient, paraît-il, les seuls dans l'Empire autorisés à voter (1). Il se montre rarement à ses sujets : sa gran- (1) HoLCOMBK. — The Real Chinaman. Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN ^37 deur ne le lui permet pas . La reine est beaucoup plus accessible. L'autorité est en rapport fréquent avec ce prince de la misère. Elle ne traite pas en général directement avec lui mais par l'intermédiaire du protecteur de la confédé- ration. Ce protecteur est maintenant un des sept princes de la Couronne de Fer (1). Le quartier général des mendiants se trouve dans la ville chinoise au voisinage de l'une des portes par laquelle, seul, le Fils du Ciel a le droit de passer. Un pont de marbre, à trois voies, se trouve en face et il est constam- ment occupé par une légion de loqueteux. On l'appelle d'ailleurs le pont des Mendiants. Pékin est, au point de vue de la mendicité, partagé en un certain nombre de circonscriptions. Chacune d'elles est le terrain à exploiter d'un groupe de mendiants ; celui-ci prend telle rue, et celui-là telle autre et entre eux ils se conduisent en vrais gentilshommes. Il est très mal vu d'empiéter sur la zone de mendicité d'un collègue. Le fait arrive parfois, et la discussion qui en résulte dégé- nère rapidement en pugilat. Mais ordinairement de tels actes d'indélicatesse ne sont point commis par des mem- bres du syndicat, mais par de « faux frères », des indépendants, qui n'ont pas voulu entrer dans la corpo- ration, ne reconnaissent pas l'autorité du roi et ne versent rien dans la caisse de la société. Aussi sont-ils impitoya- blement traqués par les « purs » qui leur distribuent (1) Les Princes de la « Couronne de Fer » sont les descendants de sept chefs tartares noandchoux qui aidèrent Ghoun-Tche à établir la dynastie actuelle sur le trône de Chine. Digitized by CjOOQ IC 238 J.-J. MATIGNON les horions avec une libéralité qui n'a d égale que la profondeur du mépris qu'ils leur prodiguent. Rien n'est nouveau sous le soleil. Les théories sociale- collectivo-communistes, qui sont encore à peine à Tétat embryonnaire chez nous, fleurissent depuis des siècles au pays des mendiants et nos leaders des nouvelles idées pourraient peut-être faire à Pékin un voyage des plus instructifs et des plus profitables. Les revenus quotidiens sont versés dans la caisse commune et répartis ensuite entre tous les membres. Nous avons vu, plus haut, le mendiants'installer devant une boutique, et attendre l'aumône à laquelle il a droit. Les maisons sont, en effet, tarifées. Celle-ci doit faire la charité d'une sapèque et celle-là de deux : le taux est fonction de l'importance commerciale de l'établissement. Si par hasard le mendiant ne reçoit pas exactement la somme à laquelle il a droit, il se considère comme frustré et le lendemain, il revient, flanqué de deux ou trois col- lègues, pour manifester son mécontentement. Un bouti- quier prudent ne manquera pas de donner à chacun d^eux ce qu'il doit donner, sans quoi il s'expose à voir le jour suivant arriver dix ou quinze individus arrogants, ne se contentant plus de quelques sous, mais demandant une somme vingt, trente fois supérieure à celle qu'ils atten- daient hier, car les exigences suivent une progression plus que géométrique, en raison des jours d'attente et du nombre des collègues mobilisés. Les mendiants ont toujours le dessus. Lorsqu'un mendiant qui a reçu une aumône qu'il juge insuffisante refuse de partir, le boutiquier se garde bien Digitized by CjOOQ IC LB MKNDIANT DE PÉKIN 239 d'avoir recours à la violence pour se débarrasser de cet intrus. Le procédé aurait, sans doute, une efficacité dou- teuse, momentanément, pour le départ du mendiant^ mais, positive quelques jours plus tard, sous le rapport de rincendie du magasin. A moins que le mendiant ne fasse au boutiquier le mauvais tour de venir se pendre à sa porte, pour lui susciter des ennuis (1). Pour se débarrasser d'un mendiant^ le mieux est donc de payer. S'adresser à la police est un moyen tout à fait inutile et auquel on ne songe même pas, car, en la matière, la réponse de l'autorité est bien connue : « Donnez et le quémandeur s'en ira ! » Beaucoup de marchands, pour ne pas avoir, sans cesse, un mendiant à leur porte et s'exposer à toute sorte d'ennuis, font un arrangement, avec le roi des mendiants, qui exige une certaine somme, équivalente ou un peu inférieure à la valeur annuelle des aumônes. On traite à forfait en matière de mendicité. La somme versée, le roi remet, comme reçu, une feuille de papier jaune, qui se colle devant la devanture du magasin et qui porte, en général, la mention suivante: les frères sont priés de ne pas ennuyer cette maison. Cela suffit pour vous protéger des mendiants. Ce simple bout de papier, sur lequel un chef de loqueteux a apposé son sceau, a autrement d'effica- cité que les superbes plaques en fonte que nous voyons sans cesse sur nos grandes routes nationales : « La men- dicité est interdite dans le département de... Arrêté préfectoral du... » Si par hasard, malgré l'affiche de la (I) Voir plus haut à l'article Suicide re qu'il est dit à co sujet. Digitized by CjOOQ IC 240 J.-J. MATIGNON porte, un mendiant s'obstine à demander l'aumône, le boutiquier, cette fois, n'hésitera pas à recourir à la violence pour le faire filer. Il est sûr de n'avoir rien à craindre du syndicat. Mais, d'ordinaire, il se contente de porter une plainte au comité directeur de la corporation. Le coupable reçoit pour son manque de délicatesse à l'égard d'un abonné une sévère admonestation, souvent suivie d'une correction tellement énergique qu'il en meurt. Mais la police a le bon goût de fermer les yeux sur ces petits drames de famille. Les mendiants vont rarement frapper à la porte des domiciles particuliers. Ils s'adressent surtout aux éta- blissements de commerce, dont la porte donne directe- ment sur la rue. Il est pourtant des circonstances où la charité demandée aux domiciles particuliers peut être lucrative: les jours de mariage ou d'enterrement. Les mendiants alors aflBiuent. Aussi pour que la présence de tous ces misérables ne vienne pas troubler la gaieté de la fête — nuptiale ou funèbre — le chef de la famille s'entend avec le roi des mendiants. Celui-ci fixe une somme en harmonie avec la fortune et la condition sociale de celui-là et lui remet la petite affiche avec la mention « prière de ne pas ennuyer ce monsieur ». L'affiche est collée, sur la porte, mais peut ne pas toujours être vue facilement, tant est considérable le nombre des accessoires utilisés à un mariage ou à un enterrement. Aussi pour empêcher les « frères » d'aller quêter, par erreur, le roi des mendiants poste-t-il aux abords de la maison un ou deux de ses sujets, destinés à faire la garde et écarter tous ceux des syndiqués qui, ne soupçon- Digitized by CjOOQ IC LE MEM^IANT DE PÉKIN 241 nant pas la présence de Taffiche, pourraient venir tendre la main. Comme tous les syndicats bien organisés, celui des mendiants de Pékin sait tenir la dragée haute à ceux qui ont affaire à lui et le chantage est pratiqué sur une vaste échelle, surtout en matière de funérailles. Un jour heureux pour l'inhumation ayant été choisi par l'astrologue, il est de toute nécessité que cette céré- monie s'accomplisse à date et môme à heure fixes, sous peine de voir le « fong-choué » déchaîner toute sorte de malheurs, sur la famille du défunt. Or, il arrive que les mendiants, informés du jour de l'enterrement, font savoir aux intéressés que si une certaine somme ne leur est pas versée, ils se verront forcés d'aller faire du bruit au cimetière et de troubler les obsèques. Et il faut, en général, en passer par leurs exigences. Deux fois par an, au printemps et à l'automne, on voit se produire ce qu'on pourrait appeler le jour des men- diants. En effet, durant douze heures, du lever au coucher du soleil, les mendiants ont le droit de prendre une poignée de riz ou de millet, dans les sacs et les paniers exposés devant les maisons de commerce. Les marchands exposent le moins possible leur marchandise, mais tous, bon gré, et surtout mal gré, se soumettent à cet impôt forcé pour ne pas s'exposer à de gros ennuis. Deux jours de pillage officiel paraissent, sans doute, bien peu, pour toute cette armée de mendiants qui ne ifi Digitized by CjOOQ IC i42 J.-J. MATIGNON demandent qu'à voler et pour qui toutes les occasions sont bonnes de méconnaître la distance qui sépare le mien et le tien. Crainte de l'autorité en temps calme, elle est sa terreur pendant les périodes de trouble. En 1860, quand nos troupes se portèrent sur Pékin, les mendiants commencèrent à s'agiter. Fort heureusement pour le pouvoir central, le roi des mendiants voulut bien marcher d'accord avec lui et une quarantaine d'exécutions cal- mèrent les émeu tiers. Mais beaucoup arrivèrent en même temps que nos soldats au Palais d'Été et le général de Montauban fut obligé de le faire défendre contre une horde de pillards qui commencèrent l'incendie et firent plus de dégâts que le corps franco-anglais. En 1895, au mois de novembre, la nouvelle se répandit que Tarmée japonaise s'avançait sur Pékin. L'émoi fut grand. Les mendiants en profitèrent pour piller de nombreuses maisons de riz et de grains. L'entrée des Japonais dans la capitale du Fils du Ciel était moins redoutée des Chinois que les scènes de vol et d'incendie dont elle permettrait la production. Certains mandarins étaient même tellement effrayés à cette idée, qu'ils demandèrent à des ministres européens s'ils ne pourraient pas venir se mettre à l'abri du danger, derrière les murs de leur Légation et surtout derrière les kropatcheks de leurs escortes de marins. Les mendiants font parfois des incursions aux environs de la capitale et tombent dans les villages comme des nuées de sauterelles dévastatrices. « Il faudrait, dit le P. Hue (1). (1) Hue. — L'Empire Chinois. Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN -243 le pinceau de Callot pour peindre l'allure burlesque, cynique et désordonnée de cette armée de pauvres, .marchant jBèrement à la conquête de quelque village. Pendant qu'ils se répandent de toute part, comme une nuée d'insectes, et qu'ils cherchent, par leur insolence, à intimider tout le monde, le Roi convoque les chefs de la contrée et leur propose de les délivrer, moyennant certaine s omme, de tous ces hideux garnisaires. Après de longues contestations on finit par s'arranger. Le village paye sa rançon et les mendiants décampent pour aller se précipiter ailleurs comme une avalanche. (( Ces hordes de gueux recueillent, quelquefois, dans leurs expéditions d'assez abondantes récoltes. Tout va d'abord dans les mains du Roi. Il en fait ensuite la répartition entre tous ses sujets, qui, du reste, paraissant très avancés dans les principes du communisme, voire même du fouriérisme, sans avoir pourtant lu une seule ligne des théories de Cabet ou de Victor Considérant. On prétend, en Europe, au monopole des idées grandes et neuves. Bien des gens se sentiront, sans doute, humiliés, en voyant que des Asiatiques, des Chinois, savent depuis longtemps mettre en pratique certaines opinions écloses d'hier dans les puissants cerveaux des philosophes d'Occident. » Les mendiants se logent comme ils le peuvent. Un certain nombre n'ont point de domicile. La nuit, ils se retirent dans des maisons abandonnées, à peu près en Digitized by CjOOQ IC 244 J.-J. MATIGNON ruine, dans lesquelles ils font quelques aménagements rudimentaires. Quelques-uns se construisent, de préfé- rence sous les murailles de la ville, des huttes en nattes, parfois recouvertes d'un peu de terre {fig. 39), Ce sont de vraies tanières, ou plusieurs personnes, hommes, femmes, enfants, vivent entassées, dans une promiscuité lamen- table. La pédérastie s'y pratique sur une grande échelle, ainsi que la polyandrie. Les femmes sont la propriété de tous, et ce changement de mâles ne doit pas peu contribuer à la reproduction de l'espèce : la grossesse est, en efïet, l'état habituel de la mendiante. Il existe, également, des hôtels pour la nuit où, moyen- nant un demi-centime, on peut dormir et se chauffer. Les hommes et les femmes y occupent des chambres séparées. L'un d'eux, dit la Maison des Plumes, situé dans le nord de la ville tartare, a été décrit d'une façon tout à fait charmante, par la plume alerté et un tantinet gasconne du P. Hue. Mais sa description, au dire d'un de mes amis qui a visité l'établissement, est véridique. « Il existe à Pékin un phalanstère qui surpasse en excentricité tout ce qu'a pu rêver la féconde imagination de Fourier. On l'appelle Ki-Mao-fan, c'est-à-dire, « la Maison aux plumes de poules. » A force de pousser les lois du progrès, les Chinois en sont venus jusqu'à pouvoir fournir aux pauvres une chaude couche en duvet, moyennant la modique rétribution d'un demi-centime par nuit. Ce merveilleux établissement phalanstérien est uniquement composé d'une salle grandiose, remplie dans toute son étendue d'une épaisse couche de plumes de poules. Les mendiants et les vagabonds qui n'ont pas de domicile Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DK PÉKIN 245 vont passer la nuit dans cet immense dortoir. Hommes, femmes, enfants, jeunes ou vieux, tout le monde y est admis. C'est du communisme dans toute la force et la rigueur de l'expression. Chacun se fait son nid, s'arrange comme il l'entend, dans cet océan de plumes, et y dort comme il peut. Quand paraît le jour il faut déguerpir et Fig. 39. — Habitations sous la muraille. un des commis de Tentreprise perçoit à la porte la sapèque fixée par le tarif. Pour rendre hommage, sans doute, au principe d'égalité, on n'admet pas le système des demi-places et les enfants sont obligés de payer autant que les grandes personnes. « Dans les premiers temps de la fondation de cette œuvre éminemment philanthropique et morale, ladmi- nistration de la Maison des Plumes de poules fournissait Digitized by CjOOQ IC 246 J.-J. MATIGNON à chacun de ses hôtes une petite couverture ; mais on ne tarda pas à modifier ce point de règlement. Les commu- nistes de rétablissement ayant contracté l'habitude d'emporter les couvertures pour les vendre ou en faire un vêtement supplémentaire durant les froids rigoureux de l'hiver, les actionnaires s'aperçurent qu'ils marchaient à une ruine complète et inévitable. Supprimer toutes les couvertures eût été trop cruel et peu décent. Il fallut donc chercher un moyen capable de concilier les intérêts de l'établissement et la bonne tenue des dormeurs. Voici de quelle manière on est parvenu à la solution de ce problème social . On a fabriqué une immense couverture en feutre, d'une dimension tellement prodigieuse qu'elle peut abriter le dortoir tout entier. Pendant le jour elle est suspendue au plafond comme un baldaquin gigan- tesque. Quand tout le monde s'est couché et bien aligné dans la plume, on la fait descendre au moyen de plusieurs poulies. Il est bon de remarquer qu'on a eu soin d'y pratiquer une infinité de trous, par où les dormeurs puissent passer la tête et ne pas s'asphyxier. Aussitôt que le jour paraît, on hisse la couverture phalanstérienne, mais auparavant on a la précaution de donner un signal à coups de tam-tam pour réveiller ceux qui dorment trop profondément, et les inviter à cacher leur tête, d^ns la plume, de peur d'être pris comme au carcan et enlevés en l'air avec la couverture. On voit alors cette immense nichée de mendiants grouiller et patauger au milieu des flots de ce duvet immonde, s'afïubler promptement de leurs misérables haillons et se répandre, ensuite, par nombreuses bandes dans les quartiers de la ville, pour y Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN S47 chercher, d'une façon plus ou moins licite, leurs moyens d'existence. » L'établissement prend des pensionnaires au mois et à Tannée. Des Chinois aimant jouir d un certain confort et surtout être servis, à peu de frais, y louent une chambre. Le prix en est de quelques sous par jour. Ils sont tenus, par la clientèle ordinaire de la maison, pour des nababs et jouissent de la considération et du respect. Et à ceux-ci mieux qu'à personne on peut appliquer le vers fameux : La popularité, c'est la gloire en gros sous. Parmi les habitués de la maison des plumes ils trouvent des domestiques, à la journée, dans les prix les plus doux. Les mendiants se sont constitués en soctété, ont pensé à eux, car l'État, la Ville n'y pensent guère. Je sais bien que 999 sur 1.000 sont peu dignes de commisération. Il existe pourtant un semblant de charité officielle, mais qui donne et ne peut donner que des résultats insi- gnifiants. Tous les ans la préfecture de Pékin adresse un rapport à l'Empereur pour demander des secours pour les pauvres (1). (1) Voici, d'après la Gazette de Pékin, un décret impérial dont la tra- duction est due à l'obligeance de M. Blanchet, de la Légation de France : « La préfecture de Pékin nous a adressé un rapport demandant que des Digitized by CjOOQ IC 248 J.-J. MATIGNON Le souverain alloue une certaine somme en argent, fait distribuer du riz et surtout du millet, et des vêtements. Dès les premiers froids, presque tous les mendiants se montrent avec des habits neufs, de couleur abricot — jaune impérial, s'il vous plaît ! — Ces vêtements sont ouatés et, par une sage et inutile précaution, portent à Tintérieur une marque faite au composteur, expliquant que ces habits étant des gratifications impériales ne peuvent pas être vendus. Une semaine après leur distri- bution, les 8/10 de ces vêtements sont déjà aux monts-de- piété et les mendiants se promènent, de nouveau, dans une tenue qui peut paraître un peu légère vu la rigueur de la saison. Les générosités du Fils du Ciel sont la goutte d'eau dans Tocéan. Elles ne peuvent apporter qu'une améliora- tion insignifiante au sort des mendiants. Mais elles sont un exemple suivi, volontairement et surtout par ordre, par beaucoup de mandarins. Ceux-ci se voient, en efifet, poliment invités à combler le déficit annuel des établisse- secours en riz soient accordés aux deux établissements de la « Charité Universelle » et de la « Grande Humanité ». « Actuellement, la saison devient froide et les difficultés de l'existence augmentent tous les jours, pour les malheureux de la capitale. « Nous ordonnons en conséquence que l'établissement de « Charité Universelle » reçoive, en plus des 300 piculs de millet qui sont alloués, 500 piculs; quant à rétablissement de la « Grande Humanité », il recevra 300 piculs. « Dans un rapport annexe la préfecture de Pékin demande également des secours pour l'asile de nuit Tse-tchang-tang, et pour le Sou-tchang (maison où deux fois par jour on distribue de la bouillie de riz et de millet). « En considération de cette demande, nous ordonnons que chacun de ces établissements reçoive 300 piculs de millet. « Ceci afin de montrer notre pitié pour les malheureux. » Digitized by CjOOQ IC LE MENDIANT DE PÉKIN 249 ments de charité. placés sous leur juridiction. Ils ne s'en acquittent, d'ailleurs, que d'une façon tout à fait relative. Il existe dans Pékin, dans plusieurs quartiers de la ville, des sortes de bureau de l'assistance publique où on distribue gratuitement, une fois par jour, de la nourri- ture à toutes les personnes qui se présentent. Les habi- Fig. 40, — Au voisinage d'un bureau La médecine chinoise contient souvent des choses singulièrement drôles qui parfois ont Tair de revêtir un cachet hautement scientifique ; on verra tout à Theure comment, par les mathématiques, les Célestes prétendent arriver à reconnaître le sexe de l'enfant^ avant sa naissance. Certains caractères extérieurs, tirés de la forme du ventre, de la teinte de la peau, de la coloration du bout du sein permettent aux commères et sages-femmes, « ouan-pou », — qui, soit dit en passant, ont, dans TEmpire du Milieu, une habileté toute spéciale pour provoquer les avortements précoces — d'affirmer que Tenfant sera mâle ou femelle. La mère, de son côté, dès l'instant que les mouvements du fœtus sont perçus par elle, conclut, d'après le genre des mouvements, d'après les points où le fœtus s'agite^ que le produit de la conception sera de tel ou tel sexe. (1) Extrait des Avchices de Tocologie et de Gynécologie (frvrier 181)5). 20 Digitized by CjOOQ IC 306 J.-J. MATIGNON Nous avons aussi en France encore un certain nombre de préjugés de cette nature et on va voir que quelques- uns sont communs aux paysans de nos campagnes et aux habitants du Céleste-Empire. Prenons d'abord les indications données par les signes extérieurs. Un ventre gros, très bombé, globuleux, très lourd, « difficile à porter », nécessitant une cambrure exagérée, fait à bon droit supposer une fille. Au contraire, s'il s'agit d'un mâle, le ventre delà mère est beaucoup moins bombé ; il est plus allongé dans le sens de la hauteur. La marche et les occupations cou- rantes sont peu gênées ; la femme vaque à ses travaux « car le corps d'un garçon est bien moins lourd à porter que celui d'une fille ». La peau de la figure reste fraîche, les traits sont peu tirés, le bout du sein se fonce très légèrement, s'il s'agit d une fille. Mais si l'aréole devient très noire, si les éphé- lides de la face se montrent de bonne heure et abondent spécialement sous les yeux, si la figure est tirée, la peau ridée, sèche, presque parcheminée, il y a beaucoup de chances pour que l'enfant soit du sexe masculin. Quant aux signes tirés des mouvements du fœtus, par la mère, voici en quoi ils consistent : Si l'enfant donne des coups de pied et de poing, il s'agit d'une fille : le sexe faible a même en Chine la réputation d'avoir très mauvais caractère dès la plus tendre enfance. Un garçon remue, s'agite, saute même dans le ventre de sa mère : mais ne donne jamais de coups de poing et de pied. Digitized by CjOOQ IC DIAGNOSTIC INTRA-UTÉRIN DU SEXE DU FOETUS 307 Si après le 7** mois, la main droite — je ne sais, par exemple^ par quel artifice la mère peut arriver à recon- naître Tune de l'autre les mains du fœtus et de plus à les distinguer des pieds ! — remue dans le côté gauche du sein maternel, nous avons affaire à un garçon. Si, après le S"" mois, c'est la main gauche qui s'agite dans le flanc droit de la mère, ce sera une fille. Voici maintenant un des nombreu.x calculs auxquels se livrent les parents pour savoir quel, sera le sexe de leur rejeton. Il m'a été enseigné par un Chinois chrétien qui le considère comme excellent. Il prétend être, en ce qui concerne sa femme, tombé juste 3 fois sur 4 et encore pour la 4* fois, n'avait-il pu exactement préciser le début de la grossesse, sans quoi, dit-il., il n'aurait pas fait d'erreur. Trois facteurs entrent en jeu : l'âge de la femme, le moment de la conception et la lune. En Chine, on ne compte pas par mois, mais par lunes. Il faut que le dernier chiffre de l'âge de la femme et celui de la lune où doit être rapporté le moment probable de la conception soient tous deux ou pairs ou impairs^ pour que l'enfant soit mâle ; si l'un est pair et l'autre impair on aura une fille. Une femme de 22 ans aura été mise enceinte à la 4^ lune, elle aura un garçon ; elle aura également un garçon si, âgée de 23 ans, le début de sa grossesse remonte à la 3'' ou à la 5® lune. Mais si, âgée de 22 ans par exemple, sa grossesse commence à la T*' lune, le dernier chiffre de son âge, 2, et celui de la lune, 7, étant l'un pair, l'autre impair, elle ne peut avoir qu'une fille. S'il s'agit d'une femme primipare, on compte par les Digitized by CjOOQ IC 308 J.-J. MATIGNON lunes écoulées depuis son mariage et non par les lunes de Tannée, et il faut comme dans le cas précédent, qu'il y ait harmonie entre le dernier chiffre de son âge et celui de la lune, qu'ils soient tous deux ou pairs ou impairs, pour qu'elle ait un garçon. Les savants chinois eux-mêmes n'ont pas dédaigné de s'occuper de cette intéressante question du diagnostic intra-utérin du sexe du fœtus. Voici un problème tiré d'un vieux traité général de mathématique, le Jouan-fa- fong-tsong, publié par Fchoueng-Fa'ouei en 1593. J'en dois la traduction à M . Vissière, premier interprète de la légation de France et sinologue éminent. PROCÉDÉ POUR CALCULER LE SEXE DE L'ENFANT d'après la conception (Règle en vers à chanter) Au nombre 49 ajoutez le mois (1) de la conception. Retranchez ensuite sans vous tromper Tâge (de la femme) Puis, successivement, déduisez de 1 à 9 et vous aurez un reste : Si celui-ci est pair, vous aurez une fille ; s'il est impair, un garçon. Problème : Une femme enceinte a 28 ans (2). Elle a conçu pen- dant la 8^ lune. On demande si son enfant sera garçon ou fille ? Réponse : elle donnera naissance à un garçon. (1) La lune. (2) 27 suivant la manière de compter européenne. Digitized by CjOOQ IC DIAGNOSTIC INTRA-UTÉRIN DU SBXB DU FOETUS 309 Solution : Posez 49. Ajoutez-y le mois de la conception qui est 8. Total : 57. Retranchez Tâge 28. Reste : 29. Diminuez des déductions : 1 pour le ciel ; 2 pour la terre; 3 pour l'homme; 4 pour les saisons ; 5 pour les éléments ; 6 pour les accords musicaux; 7 pour les planètes; et si le nombre n'est pas épuisé, un reste impair indiquera un garçon et un reste pair une fille. Dans le cas où le chiffre serait plus élevé, on diminuerait de 8 pour les huit rumbs de vent. Dans l'exemple précédent on voit que toutes les déduc- tions pour le ciel, la terre, Thomme, les saisons^ les éléments, les accords musicaux, les planètes, il reste 1 : l'enfant ne pouvait donc être que mâle ! Je connais à Pékin un Européen très digne de foi qui, à deux reprises, a fait le fameux calcul de Fchoueng- Fa'ouei. Il a chaque fois obtenu un nombre impair... et chaque fois aussi il a eu une fille. Il est vrai qu'il ne faut pas oublier que, en Europe, tout se passe, à peu près, au contraire de la Chine, et que par conséquent, ce qui est vrai pour un Céleste peut ne pas l'être pour un habitant des pays d'Occident. Digitized by CjOOQ IC MO J.-J. MATIGNON * Quelquefois, la femme enceinte se rend dans le temple où se trouvent les images de la déesse de la maternité et de ses 36 assistantes. Là elle commence à totaliser les chiffres suivants : nombre de ses années, des mois et des jours écoulés depuis que sa dernière année est révolue. Elle y ajoute le quantième du jour où elle se trouve et riieure du moment. Puis elle compte l'une après l'autre les 36 assistantes. Si le total est supérieur à 36 elle recommence à compter les idoles, en partant de celle par laquelle elle a débuté et continue ainsi jusqu'à épuisement de la somme des années, mois, jours et heures. Le total s'épuise enfin sur une idole, tenant dans ses bras un enfant; aussitôt la mère en regarde le sexe. Car son enfant doit être du même sexe que ce dernier. Digitized by CjOOQ IC A PROPOS D'UN PIED DE CHINOISE (*) Voir un pied de Chinoise n'est pas toujours facile. En avoir un, à soi, qu'on' peut examiner, disséquer est une véritable chance. Cette chance, je l'ai eue, grâce à l'obli- geance des sœurs de l'hôpital français de Pékin. Le pied provenait d'une jeune fille de vingt ans, morte de tuberculose. C'était une fille du peuple, voilà pourquoi son « petit pied » était un peu grand. Il avait, en effet, 17 centimètres de longueur, alors que celui d'une femme du high-life peut ne pas dépasser 13 à 14 centimètres. Son poids, avec 6 centimètres de jambe, était de 480 grammes. La face externe du pied a la forme d'un triangle rectan- gle. Le bord supérieur, légèrement convexe au niveau du scaphoïde, en est l'hypothénuse. Le bord inférieur, à peu près horizontal^ présente, à l'union de son tiers postérieur (1) Avant de paraître dans les Archives d'Anthropologie criminelle du 15 juillet 1898, cet article avait été publié, mais très résumé, dans le nu- méro du 14 octobre 1897 du journal La Nature sous le titre : le Pied de la Chinoise. Digitized by CjOOQ IC 312 J.-J. MATIGKON et de ses deux tiers antérieurs, une encoche profonde regardant en bas et en arrière. Le bord postérieur est perpendiculaire. Même disposition pour la face interne. Toutefois, son bord inférieur est moins nettement dessiné ; il a vague- ment la forme d'un large accent circonflexe, sur la partie antérieure duquel se voient les faces dorsales des orteils repliés sur eux-mêmes. La face plantaire, ellipsoïdale, est plus large dans sa partie postérieure que dans Tantérieure. Une dépression profonde d'un centimètre partage la plante en deux régions distinctes : celle du talon, en forme de fer à cheval ; celle des orteils, vaguement triangulaire. Les quatre derniers orteils sont, par un mouvement de flexion, ramenés totalement sous la plante et reposent, sur le sol, par leur face dorsale. Chacun d'eux porte un cor à ce niveau. Les orteils ont subi non seulement ce mouvement de flexion, mais aussi un mouvement de rota- tion sur leur axe, car ils sont plies de dehors en dedans et d'arrière en avant. L'orteil est aplati et, sur une coupe perpendiculaire, paraît triangulaire. Le tassement des orteils et la défor- mation consécutive sont surtout marqués sur le second. Les ongles sont modifiés dans leur aspect et atrophiés. Aux troisderniers doigts, ilssont petits, minces, renversés. Celui du deuxième a la forme d'une griffe. L'axe du gros orteil, prolongé en arrière, passerait au milieu du talon. C'est autour de cet axe que se produit le mouvement hélicoïdal, destiné à amener la flexion et le tassement des autres doigts. Digitized by CjOOQ IC A PROPOS d'un pied DE CHINOISE 313 Les quatre derniers orteils ont perdu a peu près toute* mobilité spontanée et on ne peut pas provoquer, un écar- tement de la voûte plantaire supérieur à un centimètre et demi. Les mouvements qu'on peut faire exécuter aux articu- lations médio-tarsiennes sont insignifiants. La peau, sur les faces dorsale et latérale, est nor- male/ mais porte de nombreuses rides. A la face plan- taire, elle forme des callosités au niveau du talon et du gros orteil; ailleurs elle est fine, blanche, comme macérée. Le pied est très cambré. La malléole externe est à 7 centimètres ; l'interne à 8 centimètres du sol. Une dissection rapide nous a donné les renseignements suivants : . Le tissu cellulo-graisseux forme un matelas très épais, maintenu par de nombreuses cloisons fibreuses, partant de la couche profonde du derme pour s'insérer sur le périoste, au niveau du calcanéum. L'aponévrose plantaire est faible et s'attache à la tube- rosité interne du calcanéum par deux chefs. Le premier, volumineux et assez large, s'étend en éventail et se termine sur la tête des derniers métatarsiens. Le deuxième, plus interne, envoie un petit faisceau de fibres obliques, en éventail, qui va se perdre sur le bord externe du cinquième métatarsien. Les trois loges formées par l'aponévrose n'existent pas, deux seulement sont bien marquées, l'interne et la moyenne. Je n'ai pu trouver trace de la cloison séparant la loge moyenne de Texterne. Digitized by CjOOQ IC 3i4 J.-J. MATIGNON Les muscles de la région plantaire se rencontrent à peu près tous, mais sont remarquables par leur état d'atrophie ou plutôt de nanisme. * Voici comment dans son intéressant travail, Pékin et ses habitants, M. le médecin-inspecteur Morache décrit les manœuvres qui doivent amener la production de cette déformation. On commence à masser le pied, à fléchir plus ou moins les derniers orteils, à les maintenir dans cette position, par un bandage en 8 de chiffre. Ce bandage que j'ai vu exécuter plusieurs fois, devant moi, se fait avec une bande de coton ou de soie, de 5 à 6 centimètres et plus de large, de 1 mètre à 1 m. 50 de long. On applique le chef initial de la bande sur le bord interne du pied, au niveau de l'articulation tarsienne du premier métatarsien. On porte la bande sur les quatre derniers orteils, laissant le pouce libre, puis sous la plante du pied. On la relève sur le cou- de-pied pour former une anse derrière le calcanéum, en ayant soin de Fappliquer sur la tête de Tos, non au-dessus ; on revient au point de départ. En un mot on fait un 8 de chiffre dont Tentre-croisement se trouve sur le bord interne du pied. Au-dessus de cette première bande, on en place une seconde, destinée surtout à la maintenir et on l'arrête par quelques points de couture. Le mode d'application du bandage ne varie pas pendant toute la période des manœuvres. Digitized by CjOOQ IC A PROPOS d'un pied de CHINOISE 315 En étudiant son effet, on constate qu'il produit deux résultats : 1° flexion des quatre derniers orteils et torsion, sous la plante du pied, des métatarsiens correspondants; 2° tassement antéro-postérieur du pied par son, point d'appui sur le calcanéum. Peut-être, déjà, à un faible degré, exagération de la concavité plantaire. Pendant les premiers temps, le bandage est médiocre- ment serré. Peu à peu, on augmente la tension. A chaque nouvelle application, qui se renouvelle au moins tous les jours, on laisse quelques instants le pied à nu, on le lave et on le frictionne avec Talcobl de sorgho. L'oubli de cette précaution contribue puissamment à faire naître des ulcérations. A cette époque la chaussure de l'enfant consiste en une bottine dont l'extrémité se rétrécit peu à peu et arrive, enfin, à être complètement pointue. L'étoffe remonte assez haut et se réunit en avant par un lacet. La semelle est plate, sans talon, comme celle d'une pantoufle. Par ces seuls moyens on arrive à produire le pied vulgaire que nous avons décrit plus haut, comme le plus commun dans le Nord, le plus usité par les classes pauvres. Mais il faut en continuer l'usage, sous peine de perdre le fruit . des premiers efforts. La jeune fille, la femme s'appliquent leurs bandages avec régularité. Là, ainsi qu'en beaucoup d'autres choses, si on n'acquiert pas, on perd. La chaussure reste toujours la même comme forme, elle varie seulement de dimensions avec la croissance du pied; car il n'y a pas arrêt absolu de développement de ce membre, mais seulement perversion. Si la mère veut donner à sa fille un pied encore plus Digitized by CjOOQ IC 31 G J.-J. MATIGNON élégant, elle a recours à d'autres procédés. Lorsque le premier degré est bien établi, que la flexion des orteils est permanente, on commence à exercer un massage éner- gique, puis on place, sous la face plantaire, un morceau de métal de forme cylindrique et d'un volume propor- tionné à celui du pied. On applique le bandage en 8 par-dessus le tout, en le maintenant fortement et en portant les entre-croisements non plus sur le bord interne du pied, mais sous la face plantaire. Le rôle de ce corps, placé et maintenu en ce point, est facile à comprendre : le point d'appui doit être considéré comme pris sur le demi-cylindre métallique et sur la masse osseuse centrale du pied. Les points mobiles sont, d'une part, le calcanéum, de l'autre les orteils, qui ten- dent à se rapprocher en tournant autour du centre. Si l'on veut, on peut encore considérer les orteils, les méta- tarsiens et le demi-cylindre comme point d'appui fixe. La partie postérieure du calcanéum sera le point mobile. Dans tous les cas, cet os sera sollicité à changer de direc- tion et à devenir plus ou moins vertical, d'horizontal qu'il était normalement. Lorsqu'un certain résultat a été obtenu, on n'a qu'à porter les tours de bande sur le calcanéum lui-même, par- dessus l'insertion du triceps jambier, et Ion augmente ainsi l'action du bandage. Enfin pour s'opposer à la con- traction de ce muscle qui agirait en sens inverse, on entoure quelquefois la jambe de plusieurs tours de bande assez serrés. Un puissant moyen, pour arriver au résultat cherché, se trouve encore dans le massage. Digitized by CjOOQ IC A PROPOS D^UN PIED DR CHINOISB 317 La mère, appuyant son genou sur la face inférieure du demi-cylindre de métal, saisit d'une main le. calcanéum, de l'autre la partie antérieure du pied de l'enfant et s'efforce de le plier. On dit que dans ses efforts elle produit quelquefois une fracture (une luxation ?) des os du tarse, que si elle n'y parvient pas elle frappe avec un caillou sur la face dorsale jusqu'à ce que la lésion se produise. Enfin, dans certaines provinces, il serait d'usage d'enlever un os, probablement le scaphoïde, lorsque celui-ci faisant saillie Ftg. 5i, — Aspect de la chaussure, Fig. 52. revêtue d'une sorte de guêtre. Soulier de femme chinoise. après des manœuvres nombreuses^ sans doute fracturé déjà, rend possible une opération que jamais les Chinois ne pratiqueraient sans cela (1). Dès le début de cette seconde période, on a substitué à la chaussure à semelle plate une bottine dont la semelle est fortement convexe. Cette bottine aide d'abord^ puis maintient chez les adultes la concavité de la face plan- taire. En résumé, de même que je crois devoir admettre (1) Pendant l'hiver de 1895, on me présenta, à l'hôpital de Nan-Tang, une petite fille portant une assez large ulcération sur la face dorsale du pied. La suppuration y était établie depuis longtemps. Le scaphoïde avait été brisé et je dus enlever la partie supérieure de l'os nécrosé. Digitized by CjOOQ IC 318 J.-J. MATIGNON deux degrés de déformation, je reconnais deux degrés de manœuvres. Dans le premier degré, flexion des quatre orteils, sous la plante du pied, tassement d'avant en arrière, obtenu par les bandages. Dans le second degré (supposant le succès du premier) bascule du calcanéum, diminution énorme de la longueur du membr*e, exagéra- tion de la voûte plantaire obtenue par le bandage aidé du demi-cylindre de métal, le massage et les efforts exercés aux extrémités du pied. Toutes ces manœuvres produisent une flexion forcée du pied, dans le sens antéro-postérieur, avec torsion des orteils autour du premier métatarsien. Tout le poids du corps repose sur le calcanéum. Les orteils ne jouent qu'un rôle insignifiant. Du reste, la gravure de la chaussure, ci-jointe, montre que seul le talon peut avoir un rôle de soutien sérieux. Mais ce point d'appui est assez insuffisant. Aussi, les femmes, dès qu'elles sont un peu âgées, doivent-elles avoir recours à un bâton. Les jeunes marchent les bras légèrement écartés, comme des balan- ciers, le thorax en avant, le bassin en arrière, semblant poursuivre leur centre de gravité. Les talons réunis, elles sont en équilibre tout à fait instable et rien n'est plus facile que de les faire tomber à la renverse, La chose m'est arrivée, un jour, à l'hôpital. Une femme de quarante ans environ était venue me voir pour ses dents. A un moment donné, ayant voulu lui faire incliner la tète un peu en arrière, j'exerçai une pression avec mon pouce, dans le sens vertical, contre l'arcade dentaire supérieure. La pression avait été légère, mais suffisante pourtant pour renverser ma cliente. Digitized by CjOOQ IC A PROPOS d'un pied DE CHINOISE 3i9 * Pourquoi cette coutume ? depuis quand est-elle établie en Chine? c'est un mystère qui jusqu'ici n'a pu être encore éclairci. Les opinions les plus singulières ont été émises à ce sujet. Pour certains auteurs, cette pratique se perdrait dans la nuit des temps. Un historien chinois prétend que cette mode fut établie en 1100 avant Jésus-Christ. Une certaine impératrice Ta-Ki avait un pied bot : elle persuada à son mari — vraisemblablement homme faible — de décréter obligatoire la compression des pieds des petites filles, pour les rendre semblables à celui de leur Souveraine^ donné comme modèle de beauté et d'élégance. Peut-être cette version a-t-elle un fond de vérité ; le pied déformé est légèrement varus équin. D'autres auteurs prétendent qu'un monarque fantai- siste, Gang-ti, 600 ans après Jésus-Christ, avait forcé une de ses concubines à se comprimer les pieds. Il avait fait imprimer sous la semelle une fleur de lotus, qui, à chaque pas de la favorite, laissait son empreinte sur le sol : de là le nom de lis d!oi\ encore employé pour dési- gner le pied de la Chinoise. Une autre tradition prétend que cette habitude remonte à Tempereur Li-Yo qui tenait sa cour à Pékin en 916 après Jésus-Christ ; le souverain s'avisa de faire tordre le pied d'une de ses femmes pour lui donner une vague ressem- blance avec le croissant de la lune. Les courtisans se pâmè- rent aussitôt d'admiration et la chose devint de mode. Digitized by CjOOQ IC 3£0 J.-J. MATIGNON D autres prétendent que cette habitude de déformer le pied n'a d'autre but que d'empêcher la femme de courir et de donner la sécurité aux Chinois très jaloux. Si tel est le but poursuivi, le résultat est négatif, car les petits pieds n'empêchent guère la femme de marcher, de courir, de danser, jouer au volant ou faire des acrobaties, à cheval ou sur la corde. * Quelle qu'en soit l'origine, cette habitude est fort répandue. La beauté chinoise réside en grande partie dans le pied. « Un pied non déformé est un déshonneur », dit un poète. Pour le mari le pied est plus intéressant que la figure. Seul le mari peut voirie pied de sa femme nu. Une Chinoise ne montre pas plus facilement son pied à un homme, qu'une femme d'Europe ses seins. Il m est arrivé souvent de donner mes soins à des femmes chinoises, à pied ridiculement petit, pour plaies, excoriations surve- nues du fait du bandage trop serré. Elles avaient des pudi- bonderies de pensionnaires, rougissaient, faisaient mille manières pour se laisser examiner, me tournaient le dos pour défaire les bandes et dissimulaient, ensuite, leur pied dans un linge, ne laissant à découvert que la partie malade. La pudeur est une question de convention : les Chinoises l'ont pour les pieds. La déformation des pieds n'est pas également répandue dans toutes les provinces. Elle est plus fréquente à la ville qu'à la campagne. Au nord de Pékin et dans les anciens territoires mongols maintenant occupés par les Célestes, Digitized by CjOOQ IC A PROPOS D UN PIED DE CHINOISE 321 j'ai pu remarquer que toutes les femmes avaient les pieds déformés. Seules les chrétiennes les avaient normaux. Les missionnaires ont pu obtenir de leurs ouailles de Fig, 53. — Pied de Gliinoise. renoncer à cette pratique de coquetterie. Il n'en est pas partout ainsi, car dans certaines provinces du Sud, les religieuses qui dirigent les orphelinats sont obligées de 21 Digitized by CjOOQ IC 322 J.-J. MATIGNON déformer les pieds de leurs petites filles, sans quoi elles ne trouveraient pas à les marier. Les femmes tartares-mandchoues ont les pieds remar- quablement fins, mais non déformés. Après la conquête et l'établissement sur le trône des Ming de la dynastie actuelle, les femmes des vainqueurs voulurent adopter la mode chinoise : des édits impériaux s'y opposèrent sous peine de mort. Les Tartares obéirent à regret, mais cepen- dant, essayèrent de copier, de loin, la forme de la chaus- sure chinoise et mirent à la leur un énorme talon au milieu de la semelle. On a prétendu que cette déformation des pieds avait pour résultat d'amener un développement plus considé- rable des cuisses, du mont de Vénus. M. Morache a depuis longtemps démontré que cette hypothèse n'avait rien de très fondé. Les recherches, les mensurations faites par moi-môme à ce sujet ne font que confirmer l'opinion de mon éminent chef. Mais il est un point sur lequel personne n a encore insisté et qui, à l'heure présente, me paraît particuliè- rement intéressant ; je veux parler du rôle du pied comme excitant du sens génésique chez le Chinois. Mon attention a été attirée sur ce point par un grand nombre de gravures pornographiques, particulièrement dégoû- tantes, dont les Chinois sont très friands. Je regrette que leur caractère de trop haute obscénité ne me permette pas de reproduire dans ce travail quelques-uns de ces spéci- Digitized by CjOOQ IC A PROPOS d'un pied DE CHINOISE 3^3 mens. Dans toutes ces scènes lubriques, on voit le mâle tripoter voluptueusement le pied de la femme. Le pied, surtout quand il est très petit, pris dans la main d'un Céleste (1), lui produit un effet identique à celui que provoque, à un Européen, la palpation d'un sein jeune et ferme, pure question de sentiment... et de sensation. J'ai pris, pour me confirmer dans l'opinion que j'avance, beau- coup de renseignements auprès des Chinois. Tous les Fig. 54. — Souliers de femme tartare. Célestes interrogés ont été univoques: « Oh ! le petit pied! Vous, Européens, ne pouvez pas comprendre tout ce qu'il a d'exquis, de suave, d'excitant ! » L'attouchement des organes génitaux par le petit pied provoque chez le mâle des frissons d'une volupté indescriptible. Et les grandes amoureuses savent que, pour réveiller l'ardeur par trop refroidie de leurs vieux clients, prendre la verge entre leurs deux pieds vaut mieux que tous les aphrodisiaques de la pharmacopée et de la cuisine chinoises, y compris le « ginsen » et les nids d'hirondelles (2). (1) Je dois faire remarquer que le pied, quand il est amoureusement pris dans la main du Chinois, n*est jamais nu, mais toujours enveloppé d'une bande d'étoffe plus ou moins fine. (2) Toutes ces scènes lubriques sont admirablement représentées en terre cuite; j'en ai vu souvent, soit à Tien-Tsin, soit à Pékin, chez des marchands do gravures et de photographies qui voulaient bien me montrer les « trésors arlistiques » de leur arrière-boutique. Digitized by CjOOQ IC 3 24 J.-J. MATIGNON Le Chinois croisant dans la rue un joli pied^ fait des réflexions aimablement libidineuses, tout comme la vue d'un corsage bien garni et d'une jolie taille parle aux sens d'un Européen. Il n'est pas rare de voir les chrétiens chinois s'accuser à la confession d'avoir « pensé à mal » en regardant un pied de femme. * » * Plusieurs sociétés chinoises ont essayé, mais en vain de lutter contre cette habitude de bander les pieds. Les missionnaires catholiques ont réussi dans certains points à faire cesser cette coutume. Les missionnaires amé- ricains ont, il y a.quelque temps, tenté de frapper un grand coup. Ils ont rédigé un placet dans lequel ils demandaient à l'Empereur de Chine de donner des ordres pour faire cesser cette « pratique barbare » et ont chargé le ministre des États-Unis à Pékin de remettre cette supplique, contenue dans une superbe boîte en argent, au Tsoung-li-Yamen, pour que ce ministère la fit parvenir au Fils du Ciel. Le Tsoung-li-Yamen répondit que l'Empe- reur laissait à ses sujets le droit de faire ce qui leur plaisait, que la requête des missionnaires ne pourrait lui être transmise, mais que la boîte d'argent, ayant un cachet artistique et de la valeur, serait conservée dans les archives. Nous trouvons cette déformation des pieds ridicule, mais elle fait plaisir aux Chinois. Que dirions-nous en Europe, si une société de Célestes venait faire campagne Digitized by CjOOQ IC A PROPOS d'un PIKD DE CHINOISE 325 contre le corset? Déformation pour déformation, quelle est la plus ridicule : celle qui a comme résultat de pro- duire une certaine difficulté de la marche ou celle qui comprimant Testomac, luxant le rein, écrasant le foie, gênant le cœur, empêche souvent les femmes de faire de beaux enfants ? Digitized by CjOOQ IC Digitized by CjOOQ IC LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES CHINOIS <^) Les Chinois s'approprient la découverte de la musique, qu'ils attribuent à l'Empereur Fou-Si (2851 av.J.-C). Il est peu probable que la musique ait eu un seul inven- teur. Elle a été le résultat de l'observation et de l'imita- tion de la nature par l'homme. Et zsphiri cava per calamoriim sihila primum; Agrestes docuere cavas inflare cicutas (2). Les envahisseurs de la Chine durent porter avec eux les éléments musicaux qui se mêlèrent à ceux de la race autochtone. Ce ne fut que vers 2697 (av. J.-C.) que les principes de la musique furent fixés. Les notes reçurent des noms : l'une d'elles fut prisé comme base. La musique dès lors, considérée comme lessence de l'harmonie exis- (1) Cet article a d'abord été publié dans le numéro du 11 octobre 4895 de La Nature. (2) Lucrèce. — De Natura Rerum, liv. V. Digitized by CjOOQ IC 328 J.-J. MATIGNON tant entre la terre, le ciel et Thomme, devient un adjuvant de tout bon gouvernement. Les Empereurs la cultivent et le grand Soùn (2255 av. J.-C.) composa le fameux hymne Ta-Shao, lequel par sa puissante beauté, seize cents ans plus tard, impressionna à ce point Confu- cius que, pendant trois mois, le philosophe ne trouva plus de goût aux aliments. Tous les philosophes regrettent qu'il ne reste plus trace de cette musique. Les instruments et documents furent, en effet, tous détruits (246 av. J.-C), par ordre de Seu- houang-ti. Quelques fragments seuls échappèrent et furent découverts de nombreuses années plus tard. Malgré les efforts faits par les- dynasties qui suivirent pour donner à la musique son ancien lustre, elle est restée particulièrement criarde et pénible pour notre oreille. Les Chinois s'en délectent et nous considèrent comme gens très inférieurs puisque nous ne savons en goûter les charmes (1). Les principes fondamentaux de la musique chinoise sont donnés par une série de douze instruments, lils, formés de tubes de bambou ou de jade, de même calibre, mais de longueur différente. Leur invention se perd dans la nuit des temps et a quelque chose de fabuleux. Les théories les plus nombreuses ont été émises à ce sujet. La plus vraisemblable est la suivante. Les Chinois recher- chent les analogies et concordances qui peuvent exister entre les choses de la nature. Entre le ciel et la terre, il y a, pour eux, harmonie parfaite. Or, 3 est Temblème du (I) La même opinion, relativement à la musique, est professée par les Japonais à notre sujet. Digitized by CjOOQ IC LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES CHINOIS 3*29 ciel, 2 celui de la terre ; deux sons qui seront entre eux comme 3 et 2 seront en harmonie. Le premier lu avait 9 pouces de longueur. Le deuxième en avait les 2/3 et donnait la quinte. Le troisième aurait dû avoir les 2/3 du second. Mais le. son eût été trop haut par rapport au son fondamental. Il eût été la quinte deuxième. Au lieu des 2/3 de la longueur du deuxième tube on lui donna 4/5 comme dimensions. Il produisait de la sorte Toctave au-dessous. Les autres tubes furent taillés sur le môme principe : 2/3 et 4/5 du précédent. Le son émis parle premier /w^ « koung », fut la tonique d'une gamme de douze demi-tons. Quelque chose d'iden- tique à notre gamme chromatique, mais non tempérée. Au début les lus ne donnaient que cinq notes, produites par les cinq premiers tubes. 1300 ans avant Jésus-Christ deux demi- tons furent ajoutés. La gamme devint alors heptatonique, avec cinq tons et deux demi-tons. Mais le premier demi-ton était placé entre la quatrième et la cinquième note, tandis que, chez nous, il se trouve soit entre là deuxième et la troisième, soit entre la troisième et la quatrième, suivant que le ton est mineur ou majeur. Plus tard, les deux demi-tons furent supprimés. La musique chinoise s'écrit de haut en bas, de droite à gauclie, avec les caractères de récriture. Quelquefois des signes spéciaux placés à la droite du caractère indiquent la hauteur de la note. Cependant, rarement le ton peut être soupçonné à simple lecture. Il faut qu'un musicien joue le morceau pour savoir la valeur qu'il devra accorder aux notes. Quelques signes arbitraires renseignent sur la qualité de la note, la mesure, les pauses. Dans la musique Digitized by CjOOQ IC 330 J.-J. MATIGNON religieuse un caractère, placé en haut et à droite du mor- ceau, indique en quel lu le morceau doit être joué. Un caractère plus gros que les autres veut dire « appuyez sur la note ». Un espace laissé entre deux caractères équivaut à une pause. De petits points placés à la droite du caractère peuvent, par leur nombre, indiquer le plus ou moins de valeur de la note, I = noire, I. = blanche, I.. = ronde. Les pauses sont encore marquées N ou X. La musique chinoise n'excède pas quatorze sons et ce chiffre restreint est suffisant pour donner pleine satis- faction aux oreilles des Célestes. Elle est généralement à quatre temps et le quatrième temps est indiqué par O placé à la droite du caractère. Mais cette indication n'existe pas toujours. Aussi, quand le ton, la mesure, la valeur de la note ne sont pas mentionnés, Texéculion, livrée à ïà fantaisie de l'artiste, doit rarement répondre à ridée du compositeur. Il n'y a ni ton majeur, ni ton mineur, mais un mélange des deux. Dièzes et bémols sont également inconnus. ^ Les instruments de musique se rangent en huit caté- gories: pierre, métal, soie (cordes), bambou, bois, peau, calebasses, terre. Instruments en pierre, — Employés pour les cérémo-^ nies religieuses. Ils sont en jade ou en pierre noire très facile à travailler. Le To-k'ing slIs, forme d'une grosse équerre, suspendue par son angle dans un cadre de bois. Le Pien-k'ing est une batterie de seize petites équerres de même longueur mais d'épaisseur différente. Le Jou-ti et le Jou-siao sont des flûtes en jade. Digitized by CjOOQ IC LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES CHINOIS 331 Fig. 55 — Instruments de musique des Chinois (Extrait de la Nature) i . Cloche. — 2, 3. Gongs. — 4. Cymbales. — 5. Hào-toung. — G. Lapa. — 7, T. Tchin «'t Tseng. — 8. Pi-pà. — 9. Soang-kin. — JO. San-hien. — 11. Yu<^- kin. — 12,12', 12". Hou-kin. — 13. Eul-hicn. — 14. Yan-k'in.— 15. Siao.— 15'. Ti-tzou. — K». So-na. — 17. Paï-pan. — IH.Mouyu. — 19. Pan-kou. — 20. Tsàa. — 21 . Shèng. Digitized by CjOOÇ iC 332 J.-J. MATIGNON Instruments en métal, — Les cloches (fig. 1) de toutes formes, employées seules ou montées en batteries, rendent des sons de différente hauteur. Elles n'ont pas de battants. On frappe dessus avec un morceau de bois. Les gongs, les cymbales sont variés à l'infini {fig. 1, 2^ 3 et 4), Les instruments métalliques sont: le Haô-toung (fig. 5), sorte de trombone à coulisse, formé d'un tube de cuivre glissant dans un énorme cylindre de laiton ou de bois mince. Il figure aux enterrements. Le son en est particu- lièrement lugubre, et, à côté, celui de Tophicléide sem- blerait d'une gaieté délirante. Le La-pa (fig, 6), est aussi une variété de trombone à coulisse. Le pavilloii est droit ou recourbé. On le trouve dans l'armée et surtout entre les mains des aiguiseurs de couteaux, qui circulent par les rues. Instruments à cordes. — Le plus ancien est le Tchin. Il a cinq cordes correspondant aux cinq éléments (fig. 7). Le dessus, bombé, représente le ciel. Le dessous, plat, est Timage de la terre. La plus grosse corde, qui figure l'Empereur, est composée de 240 fils. Les deuxième et quatrième en ont 206 ; les troisième et cinquième, 171. L'ancienne forme a été conservée. Mais le nombre des cordes a été porté à sept et chacune d'elles ne contient plus le nombre de fils précité. Le Sèh, construit sur le même principe, avait primitivement cinquante cordes. Le nombre a été réduit à vingt-cinq, qui, disposées par groupes de cinq, correspondent aux cinq couleurs. Elles reposent toutes sur un même chevalet mobile; Le Tseng (fig, 7) est un Sèhk quatorze cordes, groupées par Digitized by CjOOQ IC LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES CHINOIS 333 deux, passant chacune dans un chevalet. Les divers chevalets ne sont pas fixés à la même hauteur sur la caisse, mais décrivent un mouvement hélicoïdal. La Pi'pâ [fig, 8) est une guitare à quatre cordes. Sur le long col de rinstrument sont disposés dix à douze morceaux de bois pour guider les doigts. Les notes sont do, fa, sol, do. Il faut, pour en jouer, une grande souplesse de doigt : musique à mouvement rapide avec trémolo perpétuel qui s'obtient en passant alternativement Tongle ou un style en avant et en arrière de la corde .La Souang^k^in (Jig, 9) €ist une guitare octogonale à long manche dont les quatre cordes sont accordées deux à deux et Tintervalle entre les paires de cordes est une quinte. Peu employée à cause de son prix. Le San-hien (Jig, 10) est une guitare à trois cordes. Le corps est recouvert d'une peau de serpent. Les notes sont do, fa, do ou do, ré, la. C'est un instrument très populaire, joué avec l'ongle bu un style. Le Yué- k'in [fig, li) est une guitare ronde ou octogonale. Les quatre cordes sont accordées par paires, séparées par une quinte. Les cordes sont quelquefois en cuivre. Il sert avec la Pi'pâ et le San-hien pour accompagner les chanteurs. Le Hou-kin {Jig, 12, 12\ 12") est un violon à deux ou quatre cordes. Le corps est un tube de bambou ou de bronze recouvert dune peau de serpent. Quand il y a deux cordes elles donnent le mi et le sol. Quand il y en a quatre^ la première et la deuxième donnent le mi ; la troisième et la quatrième le sol. L'archet passe entre les cordes et cette disposition nécessite une grande dextérité de la part de l'exécutant pour ne pas toucher toutes les cordes à la fois. U Eid-hien {Jig. 13) est fait sur le même Digitized by CjOOQ IC 334 J.-J. MATIGNON principe. L'intervalle entre les deux cordes est une quinte. Le corps est formé d'une noix de coco recouverte d'une mince lame de bois. Très goûté du peuple, mais horri- blement criard. Le Yanfj-k'in est une cithare de forme trapézoïde (^fifi- H) h cordes métalliques^ groupées par deux ou trois et formant seize séries de longueur progres- sivement décroissante. Deux chevalets munis de trous servent à tendre les cordes, mais celles-ci passent alterna- tivement sur les chevalets ou dans les trous ménagés dans le corps de ces derniers. Ainsi la première série de cordes passera sur le chevalet de droite et dans l'un des trous du chevalet de gauche, et inversement la deuxième série passera sur le chevalet de gauche et au travers d'un orifice du chevalet de droite. Instruments en bambou. — Le Siao (fig, 15) est une flûte de 70 à 80 centimètres de longueur. L'extrémité supérieure est fermée, mais porte un petit orifice, latéral à parois taillées en biseau par où Ton souffle. Elle a cinq trous sur sa face antérieure et trois en arrière. Le Ti-t^eu {fig, 15') est la flûte ordinaire. Elle a dix trous irrégulière- ment disposés. Un sert à souffler. Six. trous sur la face supérieure sont obturés avec les doigts.. Un septième, situé près du trou de soufflerie, est oblitéré par une membrane de mirliton. Il y a deux trous à la face infé- rieure. Le So-na {fig.' 16), le plus désagréable de tous ces instruments, est une petite clarinette, ayant une embouchure en roseau, qui s'adapte sur un entonnoir métallique. Longueur 20 centimètres. Elle a sept trous. Digitized by CjOOQ IC LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES CHINOIS 335 Instruments en bois, — Ce sont des instruments reli- gieux. Le Tchou est une sorte de panier, sur lequel on frappe. Le Yu a la forme d'un tigre placé sur une caisse, sur le dos de lanimal se trouve une scie à vingt-sept dents. Il sert à accompagner le chant religieux. A la fin de chaque strophe un bonze frappe trois fois sur la tête de l'animal, puis passe, rapidement, par trois fois un morceau de bois sur la scie. Les Paï-pan [fig, 17) sont des sortes de castagnettes. Le Mou-yu est un gros grelot ayant parfois la forme d'un crâne, sur lequel les bonzes frappent avec une baguette de tambour {fig, 18k Instruments en peau, — Nous y trouvons toute une collection de tambours, présentant cette particularité que la peau ne peut être tendue suivant les besoins, car elle est clouée sur la caisse. Le Pan-kou {fig, 19) se voit assez souvent dans les orchestres populaires, ainsi que le Tsâa{fig, 20), sorte de tambour de basque. Instruments faits avec une calebasse, — Ils sont d'une origine très ancienne, et représentent les herbes et les plantes. Le Shèng [fig, 21) symbolise le phénix. Le corps est formé par une calebasse (ou un morceau de bois creux) sur laquelle sont adaptés des tubes de bambou de longueur différente, disposés en forme de queue d'oiseau. Il y a dix- sept tubes. La partie supérieure est en bambou. La partie inférieure, qui est logée dans la calebasse, est en bois très dur et porte une anche de laiton. Chaque tube porte un trou latéral qui peut être oblitéré au doigt. Treize tubes seulement sont sonores, quatre sont placés uniquement Digitized by CjOOQ IC 3'i6 J.-J. aATIG505 pour la .symétrie et poar donner â rinstmment la forme d'un oiseau. On souffle en s'introduisant dans la bouche le bec de l'instrument, qui a tantôt la forme d'une tête d'oiseau, tantôt celle d'un bec de théière. Instruments en terre. — Le Siûan est un ocarina inventé vingt-sept ans avant Jésus-Christ. C'est un cône de porcelaine ou d'argile, oriié de dessins en couleur, portant trois trous sur sa face postérieure. On souffle par en haut. Les notes sont : la, do, ré, mi, fa, sol il). (1) Une étude tirs eompléle de la musique chinoise, due à M. Van Aalst. a «ilé publiée dans les Impérial maritime ctutoms reports (Shang- liai, 1884). Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT (a propos dk l'ib^mouilisme dk la ciiïne) Un diplomate ou un journaliste, je ne sais lequel des deux, lança un jour ce mot prestigieux : « le péril jaUne ». Ce fut une trouvaille aussi heureuse qu'élégante. L'ex- pression fit fortune et la série d'articles de journaux, de revues auxquels elle servit de thème, avec considérations à perte de vue et d'haleine sur l'évolution de la Chine, ne se peut compter. . Ce fameux « péril jaune » est encore loin de nous, et de nombreux lustres se passeront avant qu'une « nouvelle Chine », telle que reritrevoiênt certains utopistes, certains missionnaires, ne surgisse, menaçante pour notre vieille Europe, armée de toutes pièces pour la lutte industrielle et la concurrence économique. Les enthousiastes crient : progrès, transformation^ évolution parce que la Chine a des télégraphes; des bateaux de guerre à vapeur, des canons Krupp et queK ques kilomètres de chemin de fer. Mais ils oublient ou ne 22 Digitized by CjOOQ IC 338 J.-J. MATIGNON savent pas que tout cela a été imposé au vieil empire vermoulu par TEurope et que si demain les « barbares des mers d'Occident » — que nous sommes toujours et resterons longtemps encore aux yeux des Célestes — venaient à quitter la Terre-Fleurie, tous les procédés modernes seraient rapidement délaissés et la Chine revien- drait aux vieux systèmes abandonnés à contre-cœur. Beaucoup de voyageurs qui n'ont vu de la Chine que ses ports ouverts ont écrit des récits véridiques, sans doute, mais locaux. Ils ont eu le tort d'étendre ce qu'ils ont observé dans un point particulier à tout le vaste Empire, de généraliser des exceptions. Ils ont pu rencontrer à Canton, à Shang-Haï, à Tien- Tsin des Chinois, commerçants, compradores, à l'esprit relativement ouvert aux idées européennes. Or, ils devraient faire observer que ces Célestes non seulement vivent depuis des années en notre contact, mais aussi qu'ils ont hérité de cellules cérébrales relativement adaptées à nos idées par deux ou trois générations de parents qui ont trafiqué avec l'Europe. D'éminents auteurs, sinologues habiles, qui ont fouillé les archives et parcouru tous les classiques de la Chine, nous ont eux-mêmes présenté le Céleste-Empire sous un jour trop beau. Ils ont peut-être vu ce qui était dans les livres plus que ce qui était autour d eux. Ils ont pris pour la réalité les aspirations des anciens écrivains, de ceux qui, il y a des siècles, avaient pensé pour la Chine d'aujourd'hui, car celle-ci ne pense plus. C'est un ana- chronisme psychologique. La Chine présente est aussi primitive que celle du temps de Confucius. Elle n'a pas Digitized by CjOOQ IC . «. .^. I, mW LES MORTS QUI GOUVERNENT 33(9 SU bénéficier de renseignement du grand pliilosoplie. Elte aussi peut dire : Nous attendons* autant ; nous avons plus perdu î Le a péril jaune » n'est donc point à craindre. La Chine qui depuis plus de cinquante siècles vit sur les mêmes lois, pensant seulement ce qu'ont pensé «es ancêtres, offrant un spécimen unique de paléontologie sociale, ne se transformera pas ainsi en quelques années. Même au prix d une série de révolutions, on ne parviendra pas à la faire renoncer brusquement aux traditions, smx idées reçues et pieusement conservées, à la sainte routine. Il faudra plusieurs générations et une éducation cons- tante, pour arracher à leur léthargie les cellules cérébrales des Chinois et les adapter à des vibrations nouvelles. « La constitution politique, les relations sociales, les cérémonies sont autant de formes et de coutumes anciennes, cristallisées et parvenues jusqu'à nos jours et qui synthétisent la parfaite sagesse. La mort d'un Empereur est annoncée dans les termes employés par les Yao, contemporains d'Abraham. Les mandarins qui envoient des lettres de controverse appuient leurs argu- ments sur la maxime de Confucius. Si un homme écrit à un ami, pour le féliciter de la naissance d'une fille, il a recours à la phraséologie des vieilles odes qui furent chantées au temps d'Homère (1). » La Chine est le paradis de la routine et les facteurs qui la maintiennent dans son « immobilisme » sont nombreux. J'ai déjà eu l'occasion de parler ailleurs du plus puissant (Ij Robcrt-K. Douglas. — Society in China. Digitized by CjOOQ IC 340 J.-J. MATIGNON d'entre eux, la superstition. Il en est un autre également capital, le culte des ancêtres, qu'il me paraît plus exact de dénommer la Crainte des morts. * La question du culte des ancêtres mit, au siècle dernier aux prises les jésuites et les dominicains. Les premiers, en prêtres habiles et pratiques, voulaient le respecter, car ils savaient combien étaient puissantes ses racines dans le cœur des Chinois. Les seconds, défenseurs peut- être trop farouches de TEglise, et surtout théologiens pas assez psychologues, en appelèrent au pape pour trancher le différend et condamner leurs adversaires. Je ne veux point rechercher qui eut tort ou raison. Je crains pourtant que, dans cette fameuse querelle dogmatique, la. question théologique pure n'ait joué un rôle moindre que la jalousie des deux ordres rivaux, luttant pour leur prépon- dérance réciproque sur la Chine. On se fait encore volontiers, en Europe, des idées fausses sur ce culte des ancêtres. On en parle avec enthou- siasme et vénération, et au fond on ne sait guère ni comment il est compris par les Chinois, ni comment il faut le comprendre. C'est à mon sens une erreur que de le comparer au respectueux souvenir que nous gardons de nos morts, véritable culte qui nous fait, à certaines dates, accomplir un pieux pèlerinage à leur tombe, pour y déposer qui des fleurs, qui une pensée, qui une prière. En Chine, il n'en est pas de même : on s'inquiète des morts sans cesse, parce qu'on les craint, parce qu'on redoute que Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT 34l leur esprit irrité ne vienne contrecarrer les desseins des vivants ou leur porter préjudice. Le mobile de l'acte est donc tout à fait différent: ici, affaire commerciale, calcul, intérêt; là-bas, affection, pieux souvenir. Le culte des ancêtres englobe la piété filiale, encore une de ces nombreuses illusions sur les qualités morales de l'a Chine, qui crèvent en bulles de savon dès qu'on les examine. La piété filiale telle que Tavait enseignée Confu- cius n'était autre que ledévouement aux parents, le respect à ses supérieurs, par Tâge ou le rang social. Mais quelle distance de l'enseignement du grand moraliste à l'inter- prétation qu en ont faite les Célestes et à la déformation présente du principe! Du respect du fils pour le père, il n'en faut point parler; lenfant est volontiers grossier, insolent même, les insultes de la conversation courante en Chine sont inconnues, môme des bas-fonds de notre société. La piété filiale aujourd'hui n'est plus guère que la déification des parents,., quand ils sont morts, alors on les vénère parce qu'on redoute leurs ombres et la piété filiale se traduit par des offrandes, des prosternations devant l'autel ancestral, des « kôtô » devant les tombes. On enseigne partout que la Chine a trois religions, le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme, ce dernier étant moins une religion qu'une simple éthique. Les Chinois ont même fait des trois un singulier amalgame — Trois en un comme ils le disent — dans lequel il peut être difficile de retrouver les élémentsprimordiaux constitutifs. Je crois que le culte des ancêtres pourrait être considéré comme une quatrième religion. Elle est commune à toutes les classes de la société. Confucius la préconise; le Digitized by CjOOQ IC 3li J.-J. MATIGNON bouddhisme et le taoïsme lui prêtent leur concours ; leurs prières n'ont d'autre but que de gagner le bon vouloir des esprits des défunts et les faire travailler au bonheur de leurs descendants. Ces deux religions, le taoïsme surtout, enseignent aux Chinois que tous les malheurs physiques ou sociaux sont sous la dépendance des esprits négligés. Et le Céleste croit. D'ailleurs, comment ne croiraît-il pas? Son ignorance en matière de phénomènes de la nature est profonde: chez nous, le domaine du surnaturel s'est rétréci tous les jours grâce aux progrès de la science qui marche lentement, mais sûrement, chaque pas appuyé sur un nouveau fait d'observation exacte, positive; vérité et enchaînement, ces deux mots personnifient notre esprit scientifique. La spéculation pure ne fait pas avancer la science et Copernic et Newton n'auraient jamais décou- vert les grandes lois des révolutions sidérales et de la gravitation universelle, s'ils s'étaient contentés de tirer au hasard des théories de leur cerveau, sans les appuyer sur des phénomènes précis. Or, chez le Chinois, la fan- taisie la plus invraisemblable tient lieu de science posi- tive; celle-ci est delà plus pure spéculation, incohérente, cocasse et naïve. Et son interprétation des phénomènes naturels, même simples, serait risible s'il n'était lamen- table de voir toute une nation asservie à pareille croyance à l'invisible, aux forces occultes, à tous les esprits les plus extravagants, formant tout un système cosmogo- nique que synthétise le fong-choué, le grand gouverneur du monde physique et moral. La Chine entière tremble devant tous ces esprits, émanations certaines des générations défuntes, et cette Digitized by CjOOQ IC LUS MORTS QUI GOUVEKNEM terreur a dû contribuer à T unification du Oélésté^Empire^ par Tesclavage commun des vivante aux morts. On a écrit avec raison que la Terre-Fleurie vit les pieds dans le présent et la tête dans le passé; son regard au lieu d'aller en avant et en haut, se porte constamment en arrière et? en bas. C'est donc la marche à reculons, ou tout au moins le piétinement sur place. On peut même dire que depuis Gonfucius, la Chine a rétrogradé. Car le réseau de^ superstitions qui enveloppe et étouffe Tintelligence chinoise a singulièrement augmenté depuis vingt siècles. L'enseignement du philosophe, s'il eût été entendu, aurait pu en affranchir son pays et lui aurait permis de briser facilement la trame, légère alors, devenue aujour- d'hui une indestructible carapace. ■ ^ Il faut avoir passé quelques années au milieu de ce singulier peuple et pénétré un peu sa vie intime pour se rendre compte du rôle capital que jouent ceux qui ne sont plus. En prenant pour titre de ce travail : les Morts qui gouvernent, j ai voulu essayer de donner au lecteur une idée de l'influence que ce puissant facteur, la crainte de ceux qui sont dans l'autre monde, joue dans l'exis- tence courante du Chinois, quel que soit son âge ou son rang social, jeune académicien de la Forêt des Pinceaux (Académie des Han-Lin) ou yieux mendiant^ portefaix ou Fils du Ciel lui-même. Le culte des ancêtres intervient en matière de succes- sion au trône. Les lois de l'Empire veulent que tout soû- Digitized by CjOOQ IC 3i4 J.- . ■ATlG!n«'s de l'iMifer d'apivs uno «iiaviiro chinoise. Digitized by CjOOQIC LES MORTS QLl GOUVERNENT 354 OÙ se trouve sa tablette ; sur la tombe et aussi devant le Cheng-Ouang, c'est-à-dire la divinité du district habité par le défunt. Cette divinité n'est au fond que Tâme d'une série de sous-préfets de la contrée et comme les Célestes assimilent l'autre monde au nôtre pour son organisation sociale, il est tout naturel qu'on traite l'esprit des autorités mortes comme on traite les fonctionnaires, c'est-à-dire par l'emploi du pot-de-vin. Les offrandes n'ont d'autre but que de les bien disposer en faveur des mânes de ceux auxquels on s'intéresse. L'imagination chinoise fait jouer un rôle à chaque esprit, voit dans toute âme de mort un agent plus ou moins puis- sant, rarement bon, mais presque toujours dangereux. La Chine me parait donc éminemment polythéiste. « On pour- rait dire que tous les dieux de la Chine, sont des hommes décédés et par suite du culte des ancêtres affirmer que tous les miorts sont des dieux. Des temples sont sans cesse élevés avec approbation de l'empereur à des gens qui pen- dant leur vie se sont diversement distingués. On ne sait pas si dans la lente évolution des années ces hommes n'arriveront pas aux plus hauts grades des divinités natio- nales (1). » Beaucoup de saints révérés maintenant par la Chine à l'égal des dieux ne furent leur vie durant que de pauvres hères. Mais, favorisés par des circonstances heu- reuses après leur mort, le hasard voulut que l'Empereur et aussi l'imagination populaire les portassent aux plus hauts rangs de la divinité. Si-Houa, la célèbre vierge de Taé-Choue, était la fille d'un petit roitelet des temps pré- (1) Smith. — Chineae Characteristica. Digitized by CjOOQ IC 352 J.-J. MATIGNON historiques, qui, renonçant au mariage et à la maternité s'enfonça dans la prière et la méditation. Kouan-ti {fg.58),\e dieu delà guerre, la plus populaire peut-être parmi les divinités de cette nation particulièrement pacifique, était un brave général mort dans une embus- cade en 219 de notre ère. Des Européens eux-mêmes ont été promus au rang des dieux. Dans une province du centre de Tempire, le père Fabre. un missionnaire, est vénéré et a sa statue, dans la région qu'il débarrassa^ paraît-il, des tigres. Dans la pagode des cinq cents génies à Canton, ne voit-on pas Marco-Polo? Enfin, Yersin faillit de son vivant entrer dans l'immortalité, les Chinois, après les premières inoculations antipesteuses à Canton et à Amody, ne parlaient de rien moins que de le placer dans ce temple des génies. Tous ces esprits qui entourent la pauvre humanité peuvent parfois lui être utiles. Mais les Chinois les con- sidèrent surtout comme puissants pour le mal et les sacri- fices qu'ils leur font ont moins comme eflfet de recon- naître leurs bons offices que de prévenir leurs mauvais coups. Les Chinois les savent, tout comme les humiains, accessibles à la flatterie, aux bons traitements. Leurs façons d'agir ont une tournure d'affaires commerciales"; on donne aux esprits, mais ilfaut qu'ils vous paient de retour. On essaie même de les tromper ; « rouler » un esprit est évidemment un comble et il n'y plus à douter du savoir-faire commercial des Célestes. « Un Chinois, dit Smith, dans ses excellents Ckinese Characteristicè, qui fait une affaire est désireux de tirer avantage de son acheteur. De même un Chinois qui prie entend tirer avan- Digitijzed by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT 353 tage de la divinité. Il essaie même delà « mettre dedans >', car s'il donne 250 sapèques pour la réparation d'un temple il s'inscrit pour 1.000, sur la liste de souscription, con- Fig 58. — Kouan-Ti. vaincu que la divinité n'y verra que du feu et lui accor- dera faveurs et avantages, non point pour 250, mais pour 1.000 sapèques. 23 Digitized by CjOOQ IC 354 J.-J. MATIGNON La croyance des Chinois à hi puissance des esprits est telle qu'on peut voir à Hon-Kong, d'après Edkins(l), des Chinois en pourparlers d'affaires av«c des Européens se rendre dans Happy Valley (cimetière européen) et brûler des bâtonnets, faire des prosternations devant les tombes des « barbares aux poils roux » pour bien disposer ceux-ci en leur faveur et les faire peser sur leurs nationaux pour les amener à composition. Ce monde des esprits, ai-je dit, est la reproduction de celui des vivants. Tout s'y retrouve, la hiérarchie sociale et administrative. Chaque province a donc un Olympe de fonctionnaires, des temples sedressentàlasous-préfecture, à la préfecture, à la capitale pour abriter des idoles, représentation de quantité de sous-préfets, de préfets ou gouverneurs décédés. Et au sommet de cette hiérarchie, Shan-Ti, l'Empereur, le suprême magistrat de ce monde. Les règles du protocole sont les mêmes. Un préfet croirait déchoir — il « perdrait la face » pour se servir de l'expression chinoise — s'il allait faire des sacrifices dans le temple élevé à l'âme d'un sous-préfet de son dépar- tement. L'avancement posthume existe et un fonctionnaire mort depuis des lustres peut être promu à un rang supé- rieur par décision impériale pour les services rendus par son bienfaisant esprit. En voici un exemple entre mille pris dans la Galette de Pékin (2) qui est « l'Officiel » de l'Empire. Il) Rev. Edkins. — The Feng-Shai, a rudiment ofnatural science, (2) N»du 26 juin 1883. Digitized by CjOOQ IC . ^M>*i. ■■>*'«*— «^-*'.^. ■TUJ. ,îfl-:ieM LES MORTS QUI GOUVERNENT 355 « Un rapport de Yn~po-tchouan, commissaire de sur- veillance du fleuve Jaune, et du gouverneur de Chan- Toung, prie Sa Majesté d'accorder un titre à certaines Fig. 59. — Los quatre gardiens des temples. divinités dont Tinfluence au temps des menaces d'inon- dation a été bien marquée. « Les rapporteurs ont reçu des rapports d'officiers employés à surveiller la digue à Ching-Ho-Cheng, cons- Digitized by CjOOQ IC 356 J.-J. MATIGNON tatant que de grands dignitaires décédés et canonisés comme saints du fleuve Jaune se sont montrés sous des formes différentes à la surface des eaux au moment où la situation devenait fort critique, du fait de la crue du fleuve et que leur influence a été des plus heureuses. Pendant qu'on réparait la brèche de Ching-Ho-Cheng, le défunt canonisé sous le nom de saint Paé-Ma était cons- tamment présent. Le jour avant la terminaison du travail de réparation de la digue, une violente tempête de vent et de pluie survint qui fit aussitôt augmenter le fleuve d'une façon prodigieuse. Les digues allaient céder quand Paé-Ma apparut à la surface. Les eaux se calmèrent aussitôt et les ouvriers purent réparer les quelques dégâts produits de ce chef, à la grande joie d'un peuple immense. « Le rapporteur demande qu'un titre plus honorable soit accordé à cet esprit pour ses services éminents. — Renvoyé au ministère des cérémonies. » Ces autorités spirituelles se trouvent dans l'autre monde avec toute leur suite de palefreniers, de porteurs de chaise et de pipe, de cuisiniers et d'employés divers. Bien mieux, ces divinités se donnent du bon temps, quittent leur Olympe, en vacance, et tous les ans, à l'occasion de la première lune, s'offrent un mois de repos. Leurs temples se ferment et ils n'acceptent plus les sacrifices. Ainsi se fait sur cette terre et, à l'occasion de la nouvelle année, tout s'arrête. A Pékin, par exemple, le ministère des affaires étrangères ferme ses bureaux et pendant trois semaines les diplomates ne peuvent traiter avec les minis- tres de l'empereur. Ces dieux sont pourvus d'un logement, soit par le Digitized by CjOOQ IC LB8 MORTS QUI GOUVERNENT 357 souverain, soit par la charité publique. Ce sont des temples, plus ou moins somptueux, ordinairement fort délabrés et minables. Ils sont censés rester dans leur habitation, tandis que les officiers de leur état-major vaquent aux diverses affaires qui ressortissent à leur compétence. Les uns — sous forme de statue ou de pierres portant une inscription — sont postés dans tel point de la ville ou de la campagne, qu'ils doivent protéger contre les mauvaises influences; d'autres sont sur les ponts ; d'autres entourent le maître. Les portiers sont ordinairement représentés par de monumentales et grimaçantes statues (%.59). Quand dans notre jeune Europe l'un des nôtres tombe gravement malade, nous avons, en général, recours aux lumières d'un médecin, confiants que nous sommes en son art. Les Chinois procèdent différemment, et ceci, parce que, peut-être, ils doutent à bon droit de la capacité de leurs Esculapes. Mais aussi, parce que la traditionnelle superstition veut qu'on fasse autrement. Un médecin peut être utile pour un bobo, mais quand la situation empire, que le cas prend une tournure déses- pérée, à quoi bon recourir aux procédés naturels? Le surnaturel est là, tout-puissant, efficace. L'expérience des nombreuses générations a appris aux Célestes que seuls de malins esprits peuvent être la cause de ces Mala- dies qui résistent aux plus savantes thérapeutiques médicales. Aussi, le premier soin de la famille est-il de Digitized by CjOOQ IC 358 J.-J. MATIGNON se prosterner devant l'autel des ancêtres, présentant des offrandes faisant des « kôtô » à chaque tablette. Il pour- rait se faire, en effet, (jue quehjue parent décédé ait envoyé cette maladie pour témoigner de sa colère ou de son mécontentement. Si l'amélioration souhaitée n'arrive pas^ on a recours à un médecin — une femme le plus souvent — qui fera un diagnostic. Celui-ci est ordinairement limité à deux chefs : le mal est sous la dépendance de l'esprit de quelque ancêtre ; il est causé par un esprit mendiant. La théra- peutique est alors simple : il faut envoyer à l'esprit de quoi se suffire dans l'autre monde et à cet effet, on brûle des monnaies de papier devant l'autel ancestral, pour un parent ; devant la porte, pour un étranger. Ces monnaies en papier ont la forme de petits bateaux et sont la repro- duction du tael d'argent : on les fait très volumineux pour tromper l'esprit et on les recouvre de faux argent ou de similor. Plus il en sera brûlé et plus grande sera la satisfaction de l'esprit irrité et partant, plus la chance de guérison sera sérieuse. La combustion est le seul mode de transmission ^ux esprits des choses qui leur sont néces- saires; car invisibles eux-mêmes, ils ne peuvent se nourrir et se servir que de choses impalpables. Ce procédé des offrandes peut ne pas toujours avoir un résultat thérapeutique suffisant. Alors, on mande des prêtres, bouddhistes ou taoïstes, peu importe leur religion. Ce qui importe, c'est le prix qu'ils demanderont pour leur travail et on s'adresse aux moins exigeants. Le bonze tente l'exorcisme, avec le succès que l'on peut soup- çonner. -, Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT 359 Le refroidissement des extrémités est l'indice que Tune des trois âmes a déjà quitté le corps. On peut tenter de la faire revenir et pour ce, un membre de la famille, muni d'une lanterne s'il fait nuit, se poste devant la porte, appelant de son nom le parent qui agonise, par des cris Fig^ 60, — Justiciers de l'autre monde, hauts-reliefs d'un temple. longs et plaintifs. Ces cris, la lumière indiquant la maison peuvent suffire pour mettre dans la bonne direction l'àme errante et égarée et l'engager à regagner son domicile. L'anxiété des parents, vive pendant que l'un des leurs râlait, cesse dès qu'il a rendu le dernier soupir. La façon d'agir est maintenant des plus simples, et tout le monde sait comment il faut procéder. Le mort, à son arrivée dans Digitized by CjOOQ IC 300 J,-J. MATIGNON l'autre monde, va être traité comme on le ferait d'un prisonnier sur cette terre : d'où la nécessité de lui permet- tre de se présenter avantageusement devant les autorités spirituelles. Dès que le dernier soupir est rendu, on place devant la porte de la maison une tasse contenant de l'eau froide ? sans doute pour le coup de l'étrier de l'âme avant son départ pour le grand voyage ! Puis, on brûle un vêtement complet et en bon état, qui habillera correctement le défunt dans le monde des ténèbres. Ainsi à son arrivée devant les autorités pourra-t-il faire honnête figure, car ces fonctionnaires du pays des ombres [fig, 60) sont comme ceux d'ici-bas ; pleins de déférence pour les gens bien mis, ils rudoient volontiers les pauvres diables en guenilles. En même temps que des habits, on fait flamber une forte somme en monnaies de papier : celles-ci seront un excellent viatique qui permettra à l'âme d'acheter ses gardiens et même de se soustraire à la comparution devant les juges. Le procédé est courant sur notre terre : un indi- vidu est conduit en prison; s'il a le gousset garni, toutes les facilités lui sont offertes de prendre la poudre d'escam- pette. Et ses gardes viendront déclarer aux autorités compétentes que, malgré leur attentive vigilance, leur prisonnier s'est sauvé ou que, en dépit de leurs minu- tieuses investigations, ils n'ont pu mettre la main sur lui. Leur négligence est punie de quelques coups de bambou, mais ils ont empoché un bon pourboire. Les parents doivent également, s'inquiéter de l'exis- tence du défunt dans l'autre monde. A cet effet, sa literie, des habits, des chaussures, de l'argent (en papier) sont Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI G0UVBRNENT 361 Digitized by CjOOQ IC 362 J.-J. MATIGNON encore brûlés. La famille, les amis, les voisins concourent à la dépense moins par sympathie pour le mort que pour ne pas se le rendre hostile. Le défunt est mis en bière vêtu de ses plus beaux atours, sans oublier les bottes de satin et le chapeau de cérémonie. Le cercueil doit être aussi somptueux et monumental que faire se peut et pour ce luxe posthume beaucoup de pau- vres diables n'hésitent pas à s'endetter. Les gens économes amassent, des années, sou par sou, la somme nécessaire à l'acquisition d'un cercueil confortable. Un « fils pieux » offre à ses parents, pour un anniversaire, une bière, qui sera gardée dans la maison, admirée par les amis et rever- nie de temps en temps. J'ai vu venir à l'hôpital de Nan- Tang de Pékin, comme pensionnaire de Thospice, une vieille femme qui s'était fait suivre d'un gros cercueil car elle savait qu'à sa mort les sœurs ne lui en fourniraient pas un aussi imposant. Quand Li-Houng-Tchang fit son voyage d'Europe et d'Amérique, il avait dans ses bagages un monumental cercueil fait d'un bois fort rare en Chine, d'une valeur de plus de 10.000 francs. Le rôle du cercueil dans la vie et dans la mort d'un Chinois est des plus importants. Un Céleste qui regarde passer un bel enter- rement a toujours un coup d'œil concupiscent pour le somptueux catafalque {fig. 61) et c'est en promettant quelques centaines de francs et un enterrement de première classe que les mandarins coupables du massacre de nos nationaux à Tien-Tsin, en 1870, trouvèrent de pauvres diables qui consentirent à être exécutés à leur place. Tou^ les sept jours, pendant les sept premières semaines Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT 363 de deuil, les femmes des familles se réunissent pour pleu- rer, évoquant dans leurs lamentations, les qualités du défunt, iappelant son âme. Les Chinois supposent que ces cris doivent avoir le même effet que ceux que viennent pousser devant la porte d'un tribunal les parents d'un individu en cours de jugement ; le juge, plus ou moins intimidé ou ému, atténue souvent la peine. Dans l'autre monde, l'esprit sera d'autant mieux traité, lors de sa mise en jugement, que les lamentations seront plus intenses et les familles riches essaient d'atteindre ce but en louant des pleureuses. Celles-ci, le jour de l'enterrement, suivent de loin le corbillard, en charrettes recouvertes de toile blanche, la larme aux yeux et la pipé aux dents. Une ou deux semaines après la mort, l'esprit du défunt revient dans sa famille, accompagné d'une troupe d'esprits — des relations de l'autre monde. Il s'agit de bien le recevoir et de ne le point contrarier. Pour faire correctement les choses on s'assure le concours de quelques prêtres, de l'un ou l'autre culte, qui accomplissent la céré- monie du Koung-Tt : celle-ci a comme but de remercier le défunt, d'effrayer les autres esprits et partant de sauvegarder la famille des fâcheuses influences. Le ban et Tarrière-ban des parents sont invités à la fête. La maison est décorée, les murs tendus d'étoffes, de broderies aux inscriptions allégoriques, expliquant aux esprits qu'ils n'ont qu'à se bien tenir et qu'on n'a pas peur d'eux — alors que tout le monde tremble. La tablette du défunt est mise bien en évidence au milieu de la chambre sur une table. Tout le monde vient faire des génuflexions^ s'accusant de négligence, mais promettant d'être pleifa Digitized by CjOOQ IC 364 J.-J. MATIGNON d'attention à Tavenir. Pendant ce temps, les prêtres déambulent par la pièce, récitant des litanies et chantant à tue-tôte, pendant que le maître des cérémonies frappe sur un gong ou agite une cloche. La fête dure deux à trois jours. C'est le maître des cérémonies qui, par des incantations et des gestes dé son bâton, invite les esprits à pénétrer dans la salle du festin. La famille se tient à l'écart. Après deux ou trois heures, quand on suppose que ces invités sont suffisamment repus, le maître des cérémonies, en véritable trouble-fête, fait irruption dans la salle à manger, brandissant furieusement un sabre qu'il dirige vers les quatre points cardinaux, il intime aux esprits l'ordre d'avoir, sur l'heure, à vider les lieux et de ne plus revenir dans la maison. La vue du sabre est, paraît-il, des plus effrayantes et son efîet est considéré comme certain. La cérémonie est terminée, la famille peut être mainte- nant tranquille. Elle paye la note au chef des religieux qui se porté sur facture, garant de l'innocuité parfaite des esprits pour l'avenir. Les parents rassurés pourront, quand ils le voudront, enterrer leur mort. Car l'enterrement ne se fait pas, en Chine, du jour au lendemain. On attend des semaines et des mois; le dernier Empereur resta six mois en bière avant d'aller rejoindre sa dernière demeure. A Séou, où les mœurs et les rites sont calqués sur ceux du Céleste-Empire, les cendres de la reine de Corée, assassinée puis brûlée par les Japonais, furent conservées dix-huit mois dans le palais avant d'être enterrées. Digitized by CjOOQ IC LES mORTS QUI GOUVERNENT 365 Le cercueil ne peut être placé n'importe où. Nombreux sont les facteurs qui interviennent au moment de Tinhu- mation. L'endroit sera-t-il propice? Le défunt aura-t-il à sa droite et à sa gauche les deux courants terrestres favo- rables du tigre et du dragon ? Les montagnes du voisi- nage ou quelque butte de terre ne projetteront-elles pas une ombre funeste sur la tombe? Telle ou telle étoile ne se trouvera-t-elle pas exactement au zénith? Quelle orientation donner à la fosse pour que l'esprit du mort ait un bon fong-choué et que la famille soit favorisée par sa bienfaisante et posthume influence? Les Chinois ont remarqué qu'à rapproche de l'hiver qui vient du nord, la vie s'arrête chez les plantes et aussi un peu chez les animaux. A l'approche du printemps, la vie semble prendre un nouvel essor : « Un souffle de vie et de joie vient du sud. » Ce qui se produit chez les plantes et les animaux doit a fortiori, se passer chez l'homme, être supérieur. Aussi, est-il nécessaire que le décédé soit placé dans des conditions lui permettant de recevoir les précieux et vivifiants effluves du midi. Un astrologue est consulté pour le choix de l'emplacement de la tombe; il vient, muni d'un compas, d'une boussole, d'une glace à main, examiner les lieux. Il se livre à des supputations et calculs auxquels son entourage et lui-même ne com- prennent rien, mais tout le monde y croit. Plus ou moins rapidement, selon la fortune de la famille, il finit par décider de l'endroit qui lui parait offrir les meilleures garanties, au point de vue de la tranquillité du défunt, et surtout d€is parents. Digitized by CjOOQ IC 366 J.-J. MATIGNON Le mort enterré, le culte que lui rendra sa famille consistera surtout en l'envoi dans Tautre monde de nourriture, d'argent, d'habits en papier, en quelques génuflexions devant sa tombe et devant sa tablette. Les offrandes aux morts ne doivent être faites que par un mâle. C'est à l'alné de la famille qu'est dévolue cette charge et pour cela, dans les partages entre frères, ce dernier est particulièrement avantagé. Un Chinois qui n'a pas de descendance mâle et qui désespère d'en avoir choisit un héritier parmi ses proches, un neveu, un cousin ; s'il n'en peut trouver dans sa parenté immédiate, il adopte le fils d'un voisin, et ce garçon prendra son nom et jouira de toutes les préroga- tives d'un enfant légitime. Si un Céleste sans enfant meurt avant d'avoir pris des dispositions relativement à son héritier, sa famille lui en désigne un d'ofl5ce. Ce peut être un enfant encore au berceau, il n'en sera pas moins le véritable président de toutes les cérémonies qui s'effectueront en l'honneur du défunt. Ceci nous permet de comprendre le rôle important joué par les enfants mâles dans la société chinoise ; la fille n'y compte pas. Tous les ans, la Chine accomplit une promenade aux tombes de ses morts : c'est le Tching-Ming. La période des cérémonies dure deux à trois semaines et commence en général cent cinq jours après le solstice d'hiver, c'est- à-dire dans les premiers jours d'avril. Les environs de Pékin sont alors fort curieux, à cause de l'affluence de population rencontrée dans la campagne, aux abords des temples : les costumes les plus beaux ont été revêtus pour la circonstance, les femmes ont appliqué Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT 367 sur leur figure une double couche de fard carminé et augmenté le nombre des fleurs de leur coiffure. Il n'est pas jusqu'aux vieilles Chinoises qui ne se soient mises en frais d'élégance, ornant leur chignon d'énormes roses en papier, de couleur rouge, verte ou jaune. Des voitures passent chargées de monnaies de papier; on dirait des gens se rendant à une fête. La plus parfaite gaieté règne parmi tous ceux qui vont pour quelques instants se mettre en communion dé souvenir avec leurs morts. Les premiers jours de la cérémonie du Tching-Ming sont consacrés aux pauvres diables sans famille, aux Célestes morts loin de leur pays d'origine ; les amis, les membres de là même société viennent leur faire de modestes offrandes. Pour honorer ses morts, une famille au complet se rend au cimetière. On fait le tour des lombes; on les examine soigneusement — ou on fait semblant — pour montrer aux esprits qu'on ne les néglige pas. Pendant ce temps, le chef de famille et maître des cérémonies prépare lui- même le festin : des victuailles, des fruits, du vin sont déposés devant les tombes. Des chandelles sont allumées^ car les esprits étant dans les ténèbres ont besoin de lumière pour leur repas. Indépendamment de la nourri- ture, il sera offert aux morts tout ce dont ils peuvent avoir besoin dans l'autre monde : voitures, bateaux, chevaux, domestiques, argent, chaise à porteur. Tous ces objets en papier seront arrosés d'eau-de-vie et brûlés. Pendant la combustion, le maître des cérémonies et la famille font neuf « kôtô )^ devant les tombes. Le Tching-Ming est pratiqué par tous les Chinois. On Digitized by CjOOQIC' 368 J.-J. MATIGNON dit môme que les voleurs qui tiennent la campagne reviennent dans leur village pour y accomplir cette céré- monie. Un mandarin en train de traiter une importante affaire d'État n'hésite pas à en arrêter le cours pour pra- tiquer le Tching-Miruj et pour cette interruption il ne sera nullement blâmé. On verra en lui un observateur fidèle et zélé des vieux rites chinois et sa considération en haut lieu ne pourra qu'y gagner. Beaucoup de missionnaires croient que leurs chrétiens sont mal vus des Célestes du fait de leur Dieu. Le Chinois est l'être le plus tolérant qui existe en matière religieuse et certes, polythéiste comme il lest, un dieu de plus ou de moins ne l'eût point gêné. Il eût même peut-être accepté la religion de ce Dieu, dont il apprécie parfaite- ment certains côtés de sa morale, si l'enseignement des prêtres n'était venu battre en brèche la croyance la plus enracinée au cœur des Célestes. Les chrétiens ne pratiquent pas le culte des morts, et il faut vraiment aux néophytes un grand courage ou une grande insouciance pour faire table rase des idées reçues par la nation. Aux yeux des Chinois tous les chrétiens sont des fils impies, qui négligent et méprisent leurs morts. Mais ils sont aussi des êtres dangereux : car en laissant sans soins les âmes de leurs ancêtres, ils exposent leurs compatriotes à toute sorte de malheurs et cala- mités. Les jésuites avaient parfaitement compris au siècle dernier tout ce qu'on pourrait tirer pour la conversion de la Chine de la conservation de ce culte, tout en le faisant peu à peu évoluer vers une tournure chrétienne. Si le Chinois tremble devant ses morts, il craint aussi Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT 369 que, lorsqu'il aura lui-même quitté cette terre, son esprit n'ait à souffrir, dans l'autre monde, des tortures de la misère etde l'abandon. De là son ardent désir d'avoir une descendance mâle. Aussi, là naissance d'un garçon est-elle, à la fois, une joie et un soulagement pour son père : il est tranquille sur l'avenir. C'est également une grande satisfaction pour la mère : celle ci- en effet, jusqu'au moment où elle met au jour un mâle, ne compte pas dans la famille et porte 1^ titre de mademoiselle (1). Ce désir d'avoir uiie descendance contribue pour une large part à la polygamie. La cérémonie du Tching-Ming se fait sans le concours des prêtres. Mais ce culte des ancêtres, tout de famille en apparence, est pourtant placé sous la dépendance des religieux qui savent, quand ils le jugent nécessaire à leur prestige et surtout à leur bourse, en devenir les auxiliaires indispensables. Les Chinois attribuent à ces prêtres, qu'ils méprisent en général, le pouvoir de les renseigner sur la situation présente de l'esprit de l'un des leurs. Aussi est-il facile de concevoir quelle source inépuisable de chantage va devenir cette aveugle confiance en voyants aussi peu doués de scruputes. Quelquefois une famille — toujours une famille riche — apprend par de faux bruits, habilement lancés par les bonzes, que l'âme de l'un des siens, récemment décédé, se .(1) Pour le rôle joué par la jeune femme dans la famille, on trouvera d'amples détails aux chapitres Suicide, Avortement et Infanticide. 24 Digitized by CjOOQ IC 370 . .J.-J.. MATIGNON trouve malgré les précautions prisés, les dépenses faites, le luxe de l'enterrement, en très mauvaise posture dans l'autre monde. Elle a affaire à la justice : elle est même en prison et les geôliers ne lui ménagent pas les mauvais trai- tements. Cette nouvelle provoque chez les parents et aussi chez les voisins, à qui on en fait un peu part, une anxiété profonde : tous les malheurs sont maintenant possibles ! On demande en hâte des prêtres. On les prie de faire sur le champ une enquête. Celle-ci donne le résultat prévu : situation pitoyable de l'esprit, tortures horribles, quesais-je? Et, en même temps que le diagnostic, les bonzes donnent le traitement : trois séances au moins de cérémonie du Koung-ti. Mais ce sont là choses fort dis- pendieuses et on débat le prix. Les prêtres demandent d'abord une somme énorme, 1.500 taels par exemple. La famille pousse les hauts cris et offre la moitié de la somme : les prêtres tiennent bon et finissent par transiger à 1.000 taels avec l'intention bien arrêtée pourtant de toucher toute la somme demandée et même davantage. Le prix arrêté, aussitôt on met tout en œuvre pour la cérémonie. Un appartement est préparé ; la tablette du défunt est mise bien en évidence; les parents et les voisins sont convoqués. Un cortège de bonzes, bien mis, arrive^ chantant des litanies et battant du gong. . Après vingt-quatre heures de vacarme, le supérieur des religieux déclare qu'aucune amélioration ne paraît se produire dans la situation de l'esprit et que d'ailleurs rien n'est à espérer, tant que nouvelle somme de 400 à 500 taels n'aura pas été versée. La famille se récrie. Mais Digitized by CjOOQ IC LES MORTS QUI GOUVERNENT 371 que faire pourtant, si ce n'est payer ? Le lendemain îl" y à toujours une détente manifeste, un mieux sensible, déjà l'esprit est arrivé à la porte de sa prison. Le troisième jour, le supérieur explique qu'il n'y a plus qu'à graisser la patte aux portiers, pour qu'ils laissent sortir leur client. C est une petite affaire, 2 ou 300 taels au plus. Mais il faut se hâter et si on ne donne pas, tout est perdu. La famille se voit acculée à une cruelle impasse : ou perdre tout ce qu'elle a versé déjà et rester comme elle l'était il y a deux jours, exposée aux pires malheurs, ou faire un dernier sacrifice pour avoir la tran- quillité. Alors, on engage les bijoux, les habits au mont- de-piété : il faut se procurer rapidement de l'argent car les portiers s'impatientent. Quand le bonze est sûr d'avoir extorqué tout ce qu'il peut à la famille, il annonce pompeusement que^ grâce à lui, l'esprit dii défunt est enfin rendu à la liberté. L'en- tourage est doublement soulagé de son anxiété et aussi d'une partie de sa bourse. Si le prêtre a eu la chance de tomber sur une famille au porte-monnaie facile, il y a tout lieu de supposer que cet esprit libéré ne tardera pas à commettre quelque nouvelle faute qui le ramènera en prison. Il faudra recommencer le Koung-ii. Et le bonze explique que la libération obtenue par lui est tout à fait temporaire. Nombreux sont, j'en suis sûr, les Chinois sceptiques qui disent en parlant de leurs bonzes : Notre crédulité fait toute leur science ! Mais bien rares sont ceux qui oseront se passer d'eux et renoncer à une séance de Koung-ti, car chez les plus incré- Digitized by CjOOQ IC 37S J.-J. MATIGNON dules, il reste encore un levain de croyance aveugle aux vieilles superstitions des générations défuntes. Les esprits des Célestes décédés on ne sait où, de ceux qui n'ont plus de parents, de ceux dont les familles trop pauvres ne peuvent subvenir à leurs besoins, sont à la charge de la charité publique/ charité non désinté- ressée^ mais uniquement inspirée par la crainte des morts. Il y a des jours d'offrandes publiques. J'ai déjà parlé de celles qui se font au début du Tching-Ming^ mais le quinzième jour de la septième lune et le premier de la dixième leur sont également Consacrés. Ces esprits men- diants sont d'ailleurs beaucoup mieux traités que les indigents sur terre ; le Chinois est plus généreux pour les morts que pour les vivants. On emploie à leur égard les procédés dont on use, dans les villes, pour se débar- rasser des troupes de mendiants obséquieux, qui viendraient tendre quotidiennement la main aux portes des boutiques si on ne prenait un abonnement annuel avec eux (1). L'importance des fêtes pour les esprits abandonnés et misérables varie suivant la ville ; la capitale de province fait plus luxueusement les choses que la préfecture et le chef-lieu de district mieux que le village. Les divinités locales sont promenées en pompe, suivies d'un cortège identique à celui qui accompagne un fonctionnaire de leur rang quand il sort officiellement. Derrière marchent des pénitents, les cheveux épars, ployant sous d'énormes fardeaux, les chairs traversées de crochets auxquels sont (1) Voir à ce sujet le chapitre intitulé : Le Mendiant de Pékin: Digitized by CjOOQ IC LKS MORTS QUI GOUVKUNENT 373 suspendus des poids • Ils espèrent par cet acte de contri- tion bien disposer les esprits en leur faveur, obtenir un soulagement à quelque peine. Le soir, lé cortège défile par les rues, des torches s'allument pour montrer leur route aux esprits et les conduire aux endroits où se font les offrandes d'argent, de nourriture, d- habits. Chaque famille contribue, proportionnellement à ses revenus, à la dépense commune, et Yates, dans son intéressant article sur le culte des morts, estime à 500 millions les sommes annuellement dépensées par la Chine. Indépendamment de ces cérémonies régulières, un certain nombre d'autres peuvent, dans des circonstances graves, être célébrées. En 1895, le choléra fit rage à Pékin. Les Chinois en furent très effrayés. Pour arrêter l'épi- démie, on fit des offrandes publiques, tout le monde donna. Des autels en nattes se dressèrent sur les ponts, au coin des rues. Le gong battait d'une façon continue et des monceaux d'argent de papier furent brûlés. Tous ceux qui avaient souscrit recevaient un papier contenant la mention : « Ce monsieur a donné de l'argent pour honorer l'esprit de l'épidémie ». Ils le collaient sur leur porte espérant, de ce chef, arrêter la maladie sur le seuil de leur maison. L'esprit courroucé des morts entoure et terrifie laChine. En voici un dernier exemple, par lequel je terminerai. Que pendant la nuit une porte claque, qu'une fenêtre gémisse sous le vent, et aussitôt la fantaisiste imagination Digitized by CjOOQ IC 374 J.-J. MATIGNON chinoise de recourir, pour rexplication d'un phénomène simple, à Tintervention du surnaturel. Un esprit est là, mécontent, furieux, et vite pour le calmer on brûle quelques monnaies devant la porte. C'est au culte des ancêtres, à cet esclavage de toute une nation vivante aux générations disparues que la Chine doit d'avoir survécu et de se présenter à nous aujourd'hui identique à ce qu'était le Céleste-Empire que nous décrivent les livres vieux de cinquante siècles. Pékin, 23 mai 1900. Digitized by CjOOQ IC TABLE DES MATIERES Pages Introduction vu Préface ix De quelques superstitions 1 Le suicide 67 L'auto-crémation des prêtres bouddhistes 143 Infanticide et avortement 457 Deux mots sur la pédérastie 187 Le mendiant do Pékin, . , 211 Les eunuques du Palais impérial de Pékin 453 Note sur la médecine des Mongols 275 Les instruments de chirurgie 289 Sur rage moyen de la nubilité chez la Pékinoise .... 301 Diagnostic intra-utérin du sexe du fœtus 305 A propos d'un pied de Chinoise 311 Les instruments de musique des Chinois 327 Les morts qui gouvernent 337 Imp. A. STORCK & €«•. — Lyon. Digitized by CjOOQ IC Digitized by VjOO âo 'teo Digitized by CjOOQ IC Digitized by CjOOQ IC Digitized by CjOOQ IC Digitized by CjOOQ IC Digitized by CjOOQ IC